Le Verger (Dablon)/15

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Le Messager canadien (p. 187-196).


Chapitre XV

LES MOTS DIFFICILES


Jacques feignit de ne pas la voir…

À mesure qu’elle approchait du jeune homme penché sur les livres, elle découvrait un visage qu’elle ne connaissait pas. Elle tendit sa main gantée ; il sourit et son âme d’autrefois reprit possession de son front et de ses yeux noirs. Il ne dissimulait pas, c’était sûr, l’admiration pour la fraîche toilette de Louise, et le plaisir de retrouver la jeune fille après plus de sept mois. Mais elle n’osait espérer.

— Je suis un peu en retard, n’est-ce pas ? Y a-t-il des livres intéressants ? (Quelle sotte question !)

— Je savais que tu viendrais, Louise. J’avais à te parler.

Il lui semblait qu’en attaquant l’entretien sans tarder, il coupait les issues à la retraite. Elle baissa la tête et partit devant lui. Dans son embarras, elle regarda l’horloge de l’hôtel de ville, puis sa montre.

Et Jacques dit :

— Ne sois pas inquiète, si tu es pressée ; j’ai laissé la voiture de maman devant la basilique.

— Je suis libre, cher ; je suis venue pour toi.

Elle disait ces paroles en pleurant presque.

Comme Jacques avait imaginé autrement cette rencontre qui menaçait de tourner à rien ! Les mots préparés depuis des semaines, il ne pourrait pas les prononcer ; il en fallait trouver d’autres, plus délicats. Il avait dressé des plans, écrit une lettre pour ne plus reculer ; et depuis quelques jours, il abandonnait un à un les articles de son programme. Les expressions échappées à sa critique et recordées cinq minutes auparavant, s’étaient évanouies au seul contact de la main gantée. Le voilà de nouveau à lanterner ; depuis qu’il a rabroué le petit, il a perdu le pouvoir de tourmenter qui que ce soit.

Ils marchaient sans trop savoir où ils allaient. Ils suivirent la rue Buade et se dirigèrent vers les Remparts. Des enfants couraient dans le parc Montmorency et, derrière le mur du Séminaire, on entendait les pas des grands séminaristes déambulant sous les préaux. Était-ce la négation de la vie que l’austérité devinée à la résonance des pas, aux voix couvertes des jeunes clercs ? Louise n’avait jamais aimé à longer le mur du Séminaire ; un prêtre, un séminariste, lui étaient un monde de mystère, et aujourd’hui une menace. Une balle roula vers les jeunes gens, et Jacques, aux acclamations des gamins, la lança au-dessus des fils télégraphiques, en plein ciel. Ah ! que la joie était bonne quand on en était digne !

Les grands troncs défeuillés se dérobèrent et l’horizon se hissa au niveau du parapet. On ne pouvait résister à l’appel des paysages orientés vers ce point des Remparts comme vers le centre de leur stabilité ; de cet observatoire pas un plan de couleur, pas un détail du décor ne se dérobait. Comme une intaille dont le connaisseur se repaît les yeux dans le plein jour d’une baie, la vallée s’expliquait dans la lumière crue de l’après-midi. Les Laurentides, qui dévalaient des hauts pays, fendaient les tentures bleues du ciel comme un flot compact, soulevaient à gros paquets l’écume des nuages, et refoulaient les guérets jusqu’à plonger là-bas, en plein Saint-Laurent, où elles s’engouffraient, les gueules abruptes de leurs promontoires. En face, les forts de Lévis chevauchaient les taudis charbonneux des chantiers maritimes, et les augets trapus des criques et des bassins de radoub où des navires en carénage reposaient leurs cheminées éteintes.

Ce pays membru, qui portait sans fléchir un immense bouclier granitique évidé de rivières et de lacs et la harde des monts velus alourdis par les ans, s’effondrait en son milieu sous le faix du Saint-Laurent. Rejetant l’étreinte des falaises et des quais, le fleuve étalait, au delà de la Pointe-à-Carcy, des nappes d’eau promises à la mer ; la mer, on la devinait à peine devant ces perspectives définies ; l’île, ancrée par ses deux pointes dans le va-et-vient de la marée, la proue vers le goulet de l’estuaire, berçait ses bords verdâtres de péniche embossée et chargée de légende ; les débâcles avaient respecté cette aïeule. Là-bas, dans les lointains du fleuve et de l’après-midi, le cap Tourmente bleuissait comme une tour d’aquarelle à l’entrée d’un vieux port.

À la frontière du quartier ancien où ils avaient autrefois, en toute ignorance, posé les jalons d’une voie aujourd’hui à son terme, Louise et Jacques contemplaient les royaumes de leur jeune passé ; deux petits mondes à eux confiés pour la confrontation de leur liberté et de leur destin. Au confluent de leurs bonheurs, ils perçoivent, comme ils ne l’ont jamais fait jusqu’ici, le sens des courants et des remous, et les parfums de pays hâtivement visités.

Jacques n’a que rétrogradé depuis le début de l’entrevue, tel un navire désemparé dans le jusant.

— Vois-tu là-bas, derrière l’église (la façade dressait son clocher comme un grand mât), le coteau où aboutit notre première promenade ? Estelle ne prisait pas mon lyrisme, te souviens-tu, Louise ?

Pourquoi Jacques s’engage-t-il dans un chemin d’où ils ne sortiront pas sans douleur ? Louise est avertie mais elle ne balance pas un instant. Même si elle doit en souffrir davantage, rien ne remplacera ces lambeaux de phrase arrachés au malheur. Ils mêlent jusqu’à la confusion les souvenirs, les gestes, les mots de leur enfance, et les gestes, et les mots répétés dans la ferveur de leur jeunesse sur la pointe de l’île.

Jacques avait perdu pied. Il ne dirait pas ce que, depuis une semaine, il avait arrêté d’avouer, et peut-être que, de remise en remise, il ne le dirait jamais. Ah ! qu’il saisissait bien une fois de plus l’inanité de ses enthousiasmes cérébraux, fatras d’idées livresques, reliées entre elles, croyait-il, pour le mener à l’action, et qui n’avaient d’autre efficace que de blesser les autres et lui-même. Voilà que devant une petite main tendue vers les pays aimés, les sentiments renoncés bousculaient tout devant eux et rentraient triomphalement dans son cœur.

Louise n’était pas dupe d’elle-même ; Jacques s’en apercevait au ton de sa voix et à la couleur que les choses prenaient dans son imagination apeurée. L’idée lui vint de ranimer l’espérance à-demi éteinte et il n’y parvint pas, tant Louise mettait d’énergie dans son refus d’un bonheur trop facile. Ils l’avaient compris tous deux : ils goûtaient les fruits amers d’un arbre qui ne fleurirait plus.

La façade gris clair, dressée dans le bleu sur les bois et la terre brune, insistait comme une idée tenace.

Comment n’y avait-elle pas songé auparavant ?

Jacques avait promis un soir de venir chercher Estelle et Louise, en auto, pour les conduire à la messe. En arrivant à la Saulaie avec Monique et Maurice, pas d’autre bruit que le froissement du cailloutis sous les pneus ; Jacques avait lancé de petits graviers dans les volets rouges de l’étage, au nord. Estelle était descendue ; Louise ne venait pas, elle dormait. Estelle l’avait éveillée à deux reprises ; il n’y avait rien à faire quand Louise ne voulait pas entendre. Au retour Estelle avait dit à Louise : « Jacques Richard, tu devrais le voir à l’église ; ce garçon-là fera un prêtre ; tu n’as jamais songé à cela ? Maurice m’a avoué que ce n’était pas impossible ». Louise avait oublié cette scène. Elle avait cru l’oublier, puisque la scène renaissait dans tous ses détails et si pleine de sens maintenant, lourde comme les pressentiments qui avaient presque submergé Louise tout à l’heure. À parler franc, elle avait posé cette éventualité comme un possible, comme un possible qui ne se réaliserait pas ; Jacques avait déjà parlé de ses projets à Maurice, des projets concrets et temporels. Un amour qui vivait d’un passé commun et qui ennoblissait le présent et les visions d’avenir, était une vocation aussi, et qui pouvait s’y soustraire ? La lettre du jeune homme, quelques jours auparavant, faisait allusion à Pierre Morand, le moinillon bénédictin revenu à Québec, mais Louise avait rejeté la pensée que la lettre suggérait. À supposer que Jacques eût brusquement opté pour une voie nouvelle, rien n’exigeait qu’il s’en ouvrît tout de suite ; il attendrait juin.

Ces pensées qui l’avaient d’abord apaisée, ébranlaient son assurance ; Louise ne cédait pas néanmoins. Son orgueil n’accepterait jamais qu’elle n’eût été qu’une comparse entre le jeune homme et Dieu. Jacques dit avec précaution :

— Je ne sais pas si nous reverrons ces lieux comme nous les avons vus l’an passé.

Elle tressaillit et le regarda.

— L’été prochain ?

— L’été prochain, je voyagerai avec Maurice et Noël…

Il allait ajouter : « Je me détacherai d’un monde qui s’est montré débonnaire à mon endroit » ; les mots s’emmêlèrent dans un balbutiement. Jacques sentit qu’il était perdu.

Le traversier de Lévis, en plein baissant, décrivait un arc vers l’île ; les hauts pays se vidaient de leurs eaux. Un cargo, l’hélice immobilisée pour l’échange des pilotes, entraînait sans tracer de sillage, le canot-automobile agriffé à l’échelle de coupée. Louise le voyait dériver comme dans un cauchemar. La vie pour les gens du commun n’était pas une montée continue, mais une série d’élans et de ressacs. Garder quelques instants dans sa main un reste de bonheur que l’amertume menaçait d’emporter, elle n’en demandait pas plus.

Ils revinrent par la rue Hébert. Ils atteignaient la basilique par la côte de la Fabrique, lorsque Jacques proposa :

— Nous prendrons une tasse de thé chez Kerhulu, si tu veux.

Et il poussa la porte devant la jeune fille.

Louise était pâle et tenait les dents serrées ; elle ressemblait à Estelle, et ses yeux étaient durs. La serveuse leur présenta une carte qu’ils refusèrent. Ils burent leur thé sans mot dire, comme des écoliers avant de réintégrer le pensionnat. Louise éprouvait le besoin de rompre le silence et de couper court à l’acrimonie qui brouillait déjà ses résolutions :

— Jacques, tu voulais me parler…

Elle hésitait. Mais le sursis était expiré, et il ne servait à rien de s’illusionner plus longuement. Elle poursuivit :

— Tu vas te faire prêtre… C’est cela que tu voulais me dire ?

Il baissa la tête.

Alors la colère se déchaîna, que depuis deux jours Louise accumulait sans le savoir. Encore incertain de son avenir, il n’avait pas résisté au désir de se faire aimer. Il avait cueilli un fruit, et il le rejetait pour un autre qu’il ne rejetterait pas ; moins d’un an avait suffi à ce dilettante qui mésusait de ses amis et de la vie comme des livres. Vraiment l’égoïsme des hommes, elle ne croyait pas en faire une expérience si hâtive !

L’ironie froide est la seule réponse dont Louise soit capable. Pour avoir eu le dessous bien des fois avec Estelle, Louise sait que l’arme demande une main sûre. Elle se tait donc et attend l’accalmie. À mesure que la violence se retire de ses yeux, elle découvre un nouveau Jacques, un grand enfant, le front sur sa tasse, tournant la cuillère à thé entre ses doigts blêmes, et qui articule péniblement :

— Je te demande pardon, Louise, je te demande pardon…

Elle ne céderait pas à la pitié quoiqu’elle eût été injuste envers lui ; impuissant certes, maladroit, mais sincère, comme en ce moment, tel avait été Jacques. Jacques faisait la moue d’un mioche au seuil des larmes et, dans sa détresse, il n’osait pas lever les cils. Ne l’aiderait-elle pas au lieu de se hérisser, comme si elle pouvait changer le cours de la grâce ? Il tenait les yeux au fond de la tasse qu’il n’achevait plus de vider. Il n’avait pas besoin de violence et encore moins d’amertume ; il attendait la douceur d’une main posée sur son bras, en signe de sympathie et d’affection. Il ne palliait pas ses torts, et le pli amer de sa lèvre disait assez qu’il en savait autant que Louise sur ses propres mécomptes.

La tendresse purifiait le cœur de Louise. Au recul de l’esprit mauvais, la jeune fille comprit que son amour ne mourrait pas. Elle avait été sincère elle aussi, et bien plus qu’elle pensait, quand elle avait rencontré les couventines, rue du Parloir, et qu’elle avait défié l’épreuve. Qu’était cet amour que la souffrance enrichissait ? Moins un amour neuf qu’un nouveau visage de l’amour ; elle en percevait les traits apaisés, un reflet du visage de sa mère penchée sur elle en une nuit de fièvre. Elle s’était demandé tout à l’heure, à la suite de Jacques, jusqu’où devait aller l’amour de Dieu. Elle l’ignorait ; mais elle savait jusqu’où il devait aller aujourd’hui. Après, on verrait. Et ce jeune homme devant elle, l’âme indécise, recevrait-il la réponse qu’il avait cessé d’espérer ? Serait-elle, comme elle le lui avait promis un soir de septembre, où les noirs oiseaux d’automne s’ébattaient sur la grève avant le départ, capable, malgré tout, de la joie ? Dieu se servait de toute créature pour sa joie à Lui, et sans doute n’existait-il qu’une joie comme il n’existe qu’un amour ; le tout était de saisir le lien. Et peut-être que sa vie à elle n’était pas inutile.

Elle ne voyait plus très bien Jacques de ses yeux brouillés, et elle était à cent lieues de la chambre où elle murerait son déboire. Elle se leva. Jacques se disposait à la suivre :

— Je vais te conduire.

Il avait retrouvé ses gestes dégagés, une courtoisie innée qui le rendait charmant. De la tête elle fit signe que non. Comment parlerait-elle sans libérer le sanglot qui l’oppressait ?

— Nous nous reverrons. Je voudrais te parler… Je serai plus brave une autre fois… avant que tu regagnes le collège…

Elle était partie.

La serveuse s’activait devant le jeune homme affalé. Jacques avait allumé une cigarette qu’il écrasait sur le bord de la soucoupe, les yeux rivés stupidement à l’addition. Il n’aurait jamais, méprisable comme il était, le courage de faire pleurer sa mère. Le vieux péché, réveillé, étirait en baillant une patte qui montrait des griffes, et tout pouvait être remis en question. Pour le moment c’était une défaite. L’affection, qu’il pensait apaiser par l’aveu brusqué de sa décision, avait trouvé un dangereux excitant dans la bravoure sans parade de Louise. Il cherchait la main qu’il avait abandonnée. Il était seul avec la honte qui lui tordait la figure. Et pourquoi ne pas mettre les choses au pire ? La serveuse, qui l’observait dans la glace, le regardait comme il avait fait l’oncle Paul au retour des funérailles. Ils avaient le même air désabusé qui signifiait : C’est tout. Je me croyais fort, j’ai perdu.

L’Angélus du soir tombait sur la rue Buade comme un glas.

Louise retournait chez elle par les petites rues.

Les fillettes dansaient à la corde et traçaient de grands chiffres sur les trottoirs ; elle passait au milieu d’un bonheur qui ne l’offusquait pas. Elle fut soulagée de trouver désert le vestibule, et se précipita dans sa chambre. Estelle l’avait entendue entrer. Elle ouvrit la porte que Louise avait poussée sur elle. Le chapeau, les gants, la bourse, gisaient sur une chaise, et Louise étendue sur le lit, le visage dans un oreiller. La demi-obscurité de la pièce empêchait Estelle de voir les soubresauts des épaules. Elle se pencha vers Louise et sa joue toucha une joue que les larmes dévoraient.