Le Verglas du 23 janvier

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Revue des Deux Mondes tome 31, 1879
J. Jamin

Le verglas du 23 janvier


LE VERGLAS DU 23 JANVIER

Je venais de publier dans la Revue[1] une étude sur la rosée, lorsqu’un correspondant inconnu et dont la signature n’est pas lisible m’écrivit pour me demander l’explication d’un phénomène désastreux qui s’est produit dans la nuit du 23 janvier dernier. C’était, disait-il, un verglas extraordinaire, qui avait couvert les arbres d’un si lourd vêtement de glace que beaucoup s’étaient rompus sous le poids. La peinture qu’il traçait de ce sinistre était tellement navrante que je crus d’abord à de l’exagération ; mais ayant eu, quelques jours après, l’occasion de traverser la forêt qui s’étend entre Reims et Épernay, je reconnus qu’en effet les dégâts étaient considérables.

Il faut croire que ce phénomène se produit rarement avec un pareil degré d’intensité, car il n’en est point fait mention dans les traités, et s’il y est question du verglas, c’est en passant, pour en donner une explication rapide, comme s’il méritait à peine l’attention, comme s’il était une conséquence simple et claire de causes évidentes. Il n’en est rien. L’événement vient de prouver que le verglas peut atteindre à des proportions désastreuses, que les anciennes explications sont insuffisantes, et que l’étude de ce météore est à recommencer.

C’est quand elle est éveillée par un accident que l’attention, se porte sur des sujets qu’elle avait tout d’abord négligés. Avertis par la récente gravité des faits, plusieurs observateurs en ont envoyé la relation à l’Académie des sciences. M. Piebourg, capitaine du génie, a mesuré l’épaisseur et le poids de la couche de glace, dessiné sa distribution sur les branches et photographié l’aspect de la forêt de Fontainebleau. Deux professeurs, l’un du collège d’Épernay, M. Masse, l’autre, M. Godefroy, du petit séminaire de Saint-Mesmin, dans le Loiret, ont donné tous deux une explication plausible du phénomène ; enfin j’ai eu le bonheur de rencontrer parmi mes amis un témoin oculaire, le général Riffault, ancien commandant de l’École polytechnique ; il eut la bonne fortune de voyager en pleine forêt pendant l’événement et le désagrément d’assister aux avaries de sa propriété. Personne assurément n’était plus intéressé à les regarder ni plus compétent pour en bien apprécier les conditions scientifiques. C’est à l’aide de ces documens que j’ai pu reconstituer le phénomène et en discuter les causes.


I

On doit se souvenir que les premiers jours du mois avaient été signalés par la chute de quantités considérables de neige, non-seulement à Paris et en France, mais sur toute la partie moyenne de notre hémisphère, et comme le principal effet de la neige est de balayer l’atmosphère en tombant, on peut être assuré qu’elle avait entraîné toutes les poussières, tous les germes, tous les sels que les vents apportent ordinairement avec eux. L’air avait donc été remarquablement purifié, et il est probable que cette circonstance n’a pas été sans influence sur l’événement qui se préparait et qui survint le 22 janvier.

Rien n’en faisait d’abord prévoir la gravité. Vers le milieu du jour, on vit tomber silencieusement, par un temps calme, une pluie fine, continue, peu abondante et très froide. A l’estime, le général Riffault admettait que la température était au moins égale, peut-être même inférieure à zéro. A Épernay, M. Masse s’empressa de mesurer cette température, qu’il trouva comprise entre 4 et 6 degrés au-dessous de zéro. Les observations de M. Godefroy confirment ces nombres. Enfin le capitaine Piebourg, à Fontainebleau, affirma que pendant toute sa durée la pluie s’est maintenue à — 3 ou — 4 degrés. On ne peut donc élever aucun doute sur ce point. Il faut bien remarquer que c’était une vraie plaie, constituée par des gouttes réellement liquides, sans aucun mélange de cristaux de glace ; et, puisque l’eau se congèle ordinairement à zéro, la température basse qu’elle prit et garda sans interruption pendant deux jours est tellement anormale qu’on se refuserait à y croire, si elle n’était aussi formellement attestée par les observateurs. On verra que c’est précisément cette condition singulière que nous invoquerons quand nous voudrons expliquer les événemens de la nuit et du jour suivant. Mais si elle était liquide dans l’air au moment de sa chute, la pluie cessait de l’être dès qu’elle avait rencontré le sol. Elle s’y prenait aussitôt en une couche solide, brillante et polie comme un vernis, et tellement glissante que les animaux et les hommes avaient peine à se tenir debout. Si les choses en étaient restées là, ce n’eût été qu’un verglas ordinaire comme on en voit tous les ans. Ce qui fait le caractère particulier de celui-ci, c’est qu’il se déposait sur les arbres, les rameaux et les feuilles, sur les fils télégraphiques, sur les parapluies, sur les vêtemens, sur les glaces des voitures, non en dedans, mais en dehors, sur tous les objets, même sur ceux qui étaient chauds. La pluie persista pendant la journée du 22, pendant la nuit tout entière et une partie du jour suivant. A mesure qu’elle tombait, la couche glacée continuait de s’accroître ; elle atteignit des proportions inouïes.

Il y en avait une telle quantité sur le sol, à Fontainebleau, que les marches inférieures d’un escalier de pierre avaient rejoint celles de dessus. On voyait un manchon de 4 centimètres sur les fils télégraphiques et une couche de 2 centimètres sur une feuille dont l’épaisseur normale atteignait à peine un millimètre. Les arbres verts surtout, qui offraient plus de surface à la pluie, étaient plus particulièrement chargés ; les assises annuelles des épicéas, considérablement affaissées, s’appuyaient et s’étageaient l’une sur l’autre depuis le sol jusqu’à la flèche, et le tout avait l’apparence d’un cône revêtu d’un cornet de glace.

Ces dépôts ne ressemblaient en rien à ceux du givre ou de la gelée blanche, qui sont formés de petites aiguilles blanches sans dureté ; ils étaient constitués par une glace dure, à contours arrondis, si transparente qu’on voyait nettement à l’intérieur le brin d’herbe ou le rameau sur lequel elle était déposée. Cette glace différait aussi de celle que fait la gelée ordinaire. Elle était humide et mouillée de gouttes d’eau qui tombaient. Il semblait qu’une portion seulement de la pluie prenait l’état solide pendant que le reste demeurait liquide ; c’était tout à la fois une formation continue de glace et les apparences du dégel. Nous reviendrons bientôt sur cette particularité.

Je tiens du général Riffault un détail que les dessins du capitaine Piebourg confirment en partie. Chaque branche, chaque rameau était enveloppé d’un manchon glacé qui n’avait pas la même épaisseur dans tous les sens. Il y avait plus de glace vers le ciel d’où venait la pluie, il y en avait moins vers la terre ; ce qui prouve que l’eau se congelait instantanément aussitôt qu’elle touchait la branche, sans prendre le temps de la contourner en s’écoulant vers le bas par l’effet de la pesanteur. Si maintenant on considère le poids de la glace accumulée, on trouve que les fils télégraphiques étaient devenus quinze fois plus lourds, qu’une branche de rhododendron de 13 grammes portait 360 grammes de glace, c’est-à-dire trente fois son poids. On comprend aussitôt que, surchargés d’une pareille masse, les fils télégraphiques aient été rompus et qu’au milieu des forêts les arbres aient cédé. Dans les coupes récentes, tous les baliveaux fléchissaient, et, ne trouvant aucun appui dans le voisinage, ils se rompaient au milieu de la tige. Un chêne de 2 mètres 20 de circonférence a été brisé à 4 mètres du sol, d’autres arbres, venus dans des terrains sablonneux, ont été déracinés. Le désastre n’a respecté ni les tilleuls des promenades ni les arbres fruitiers. Souvent les rameaux supérieurs, plus chargés parce qu’ils étaient plus exposés à la pluie, entraînaient dans leur chute les branches inférieures, et l’arbre se trouvait dépouillé d’un seul coup. Tout cela se faisait brusquement ; les forêts retentissaient pendant le calme de la nuit d’éclats subits partant de tous les côtés et quelquefois tout près des voyageurs. Il y avait de quoi les effrayer et rappeler les explosions d’obus que les Parisiens n’ont pas oubliées.

Le dégel commença le 25 janvier et apporta de nouveaux alimens à la curiosité. Comme les manchons étaient transparens, la chaleur pénétrait jusqu’aux rameaux qui en formaient l’âme, elle les échauffait, faisait fondre la glace intérieurement et la transformait en tuyaux plus épais vers le haut, plus minces en bas. La pesanteur les retournait, et les progrès de la fusion détachaient les débris : Ce fut un autre danger. Le sol en fut bientôt couvert sur une épaisseur de 10 ou 12 centimètres ; ils se brisaient sous les sabots des paysans avec le bruit de coquilles de noix qu’on aurait écrasées.

Les animaux n’ont pas été plus épargnés que les plantes : des alouettes ont été fixées au sol, rivées dans le verglas par les pattes ou par la queue. Dans la Champagne, on trouva des perdreaux gelés, debout dans un linceul de glace, et l’on ne peut s’empêcher de comparer cet ensevelissement glaciaire à celui qui, aux époques géologiques, a surpris les mastodontes qu’on retrouve aujourd’hui sur les bords de la Lena. Eux aussi se présentent debout, le nez en l’air, serrés dans un vêtement de glace, non de neige, comme s’ils avaient été surpris par un immense verglas. Cette hypothèse est aussi plausible que celle du tourbillon glacé qu’on a imaginé pour expliquer leur ensevelissement.

Aujourd’hui rien n’est demeuré de toute la glace accumulée pendant les journées du 22 et du 23 janvier. De cette imposante et silencieuse manifestation des forces physiques il ne reste que des branches cassées et le souvenir d’un événement qu’on n’oubliera de longtemps. Il ne nous appartient point d’évaluer ce sinistre, ni d’y remédier, notre seul rôle est d’en rechercher les causes, ce sera une faible consolation pour d’aussi grandes pertes[2]


II

On sait que l’eau se congèle de façons très différentes : elle prend dans l’air la forme de neige, de grésil ou de grêle ; sur les lacs, elle s’étend en longues lames cristallisées ; elle se façonné en stalactites dans les torrens et s’accumule en masses profondes dans les glaciers. Une fois solidifiée, elle supporte les froids les plus rigoureux, mais on ne peut la réchauffer au-delà d’une limite donnée sans qu’elle commence à fondre. Cette limite est la même pour toutes les variétés de glace : elle ne change pas avec les circonstances extérieures ; elle est absolument fixe, c’est la température marquée zéro sur le thermomètre. Mais il ne suffit point de l’avoir amenée à ce degré pour que la glace fonde entièrement et tout à coup ; elle demeurerait indéfiniment solide, si on ne continuait à lui fournir de la chaleur. C’est à cette condition seule que la fusion s’achève peu à peu, lentement dans l’air, plus rapidement sur un foyer. Tant qu’elle n’est point complète, la température demeure invariablement la même, invariablement égale à zéro.

Cette nécessité de fournir à la glace, pour la fondre, une quantité de chaleur considérable, qui disparaît sans augmenter la température, a beaucoup embarrassé les physiciens qui en ont fait la découverte. Sans l’expliquer, ils l’ont caractérisée d’un mot, en disant que la chaleur devient latente. Ils ont mesuré cette chaleur avec soin ; ils ont prouvé que, pour fondre 1 kilogramme de glace, il en faut autant que pour échauffer de 80 degrés 1 kilogramme d’eau, plus simplement qu’il faut 80 calories. Aujourd’hui le fait n’embarrasse plus les physiciens ; fondre la glace, c’est séparer les molécules qui adhéraient entre elles, c’est faire un travail mécanique qui exige une dépense de force ou de chaleur. Toute celle que le foyer fournit est employée à accomplir ce travail, à opérer cette fusion. Entre l’eau solide ou liquide, il n’y a d’autre différence que l’absorption ou la restitution de la chaleur latente. A zéro, elle prend indifféremment les deux états : donnez à la glace 80 calories, vous en faites un liquide ; reprenez -les à l’eau, vous avez de la glace.

Ce raisonnement nous conduit logiquement aux lois de la solidification, qui est l’inverse de la fusion. Soumettons à l’action d’un mélange réfrigérant 1 kilogramme d’eau prise à la température de zéro. Elle abandonnera progressivement, de la chaleur. Elle peut le faire de deux manières très différentes, entre lesquelles elle a pour ainsi dire le choix.

Supposons d’abord que c’est la chaleur latente qu’elle perd : alors elle conservera la même température, mais se congèlera peu à peu. Si par chaque minute on soustrait à l’eau une calorie, qui est la quatre-vingtième partie de sa chaleur latente, on verra se congeler la quatre-vingtième partie de la masse totale, c’est-à-dire 12gr,5. Au bout de quatre-vingts minutes, toute la chaleur latente aura été perdue, et tout sera congelé.

Mais les. choses peuvent se passer autrement. Rien ne dit que l’eau mise dans le mélange réfrigérant doive abandonner tout d’abord et uniquement sa chaleur latente ; elle peut au contraire la conserver entière, demeurer liquide et prendre des températures décroissantes. Perdant une calorie et se refroidissant de 1 degré pendant chaque minute, elle arrivera peu à peu à — 1°, à — 2°, à ; — 3°, etc., et finalement à — 80 degrés. Il y a donc deux modes évidemment possibles : ou bien le maintien de la température à zéro avec congélation lente, ou bien la conservation de l’état liquide avec un refroidissement progressif. Eh bien, ces deux modes, si différens, si également prévus, se réalisent tous deux ; les circonstances extérieures seules déterminent l’un ou l’autre.

C’est le premier mode qu’on observe habituellement dans l’air. Il est trop connu pour que j’y insiste. Les couches supérieures de l’eau, ce sont les plus froides, atteignent la température de zéro et s’y maintiennent. On voit bientôt apparaître en un point, le plus souvent au bord du vase, une petite aiguille solide ; elle attire à elle les molécules voisines qui se soudent à son noyau, non point confusément, mais avec ordre. C’est un cristal qui se forme, avec son ordonnance géométrique, ses rangées d’assises qui se superposent parallèlement comme un édifice qui monte et se complète avec le temps. On a cru pendant longtemps que ce mode était le seul. On admettait que l’eau doit toujours se solidifier à zéro, que le point de congélation offre la fixité immuable qu’on a reconnue au point de liquéfaction, et qu’en général les corps commencent invariablement à se solidifier à la température où ils commencent à fondre : c’était prendre un cas spécial pour une loi nécessaire. Le raisonnement vient de nous montrer que l’eau peut suivre une autre route pour se refroidir et arriver à l’état solide, route aussi naturelle et aussi praticable, quoique plus rarement suivie. Or c’est précisément ce deuxième mode de congélation qui fut réalisé dans le verglas du 23 janvier et qui en a déterminé la formation ; c’est pour cela qu’il se recommande à notre attention et que je vais y insister tout spécialement.

Fahrenheit a découvert par hasard que l’eau peut être abaissée à une température inférieure à zéro sans se prendre en glace. Peu de temps après, Blagden reprit et confirma l’expérience de Fahrenheit. Voici comment il opérait : dans une fiole de verre à long col bien nettoyée, il mettait de l’eau distillée, soigneusement purgée d’air, et il plongeait le vase dans un mélange réfrigérant formé de sel et de neige. Il évitait toute agitation extérieure, et, par un thermomètre placé dans la fiole, il suivait l’abaissement de la température de l’eau. Il la voyait d’abord arriver à zéro ; à ce moment elle aurait dû commencer à se solidifier ; mais elle ne le faisait point ; elle continuait à baisser et arrivait jusqu’à 6 degrés au-dessous de zéro sans aucun changement apparent. Venait-on à donner à la fiole une brusque agitation ou à jeter dans son intérieur une parcelle de glace déjà formée, un mouvement soudain se produisait, et des cristaux de glace remplissaient tout à coup l’appareil. Dans cette expérience, il y avait un retard de solidification, une persistance anormale de l’état liquide ; c’était un phénomène inexpliqué, c’était comme une deuxième espèce de fusion de l’eau à des températures où généralement elle est solide. On donna un nom à cette singulière exception, on l’appela surfusion.

En vue d’expliquer un fait si peu attendu, beaucoup de physiciens répétèrent en la variant l’expérience de Blagden. Avant de refroidir l’eau, Gay-Lussac imagina de la couvrir d’une couche d’huile pour la préserver du contact et des agitations de l’air ; cette précaution lui permit de la conserver liquide jusqu’à 14 degrés au-dessous de zéro. Il ne put aller au-delà, car alors les moindres agi-talions, les plus faibles trépidations du sol, le contact d’un solide ou de la plus mince poussière, quelquefois même des circonstances inaperçues, produisaient une soudaine et presque complète solidification de l’eau. Despretz réussit à reculer encore là limité où s’était arrêté Gay-Lussac. En enfermant de l’eau dans des tubes thermométriques, il la pouvait maintenir liquide jusqu’à — 20 degrés, après quoi elle se congelait tout à coup et cassait le tube parce qu’elle augmente de volume au moment qu’elle se gèle. Aujourd’hui c’est une expérience classique : on la fait avec de petits vases de verre disposés exprès, vides d’air, avec un thermomètre au centre et contenant de l’eau bien pure. On peut la refroidir jusqu’à 14 à 15 degrés au-dessous de zéro ; on peut retourner le vase, faire couler le liquide ; mais on ne peut lui imprimer un choc brusque sans le solidifier.

On remarquera qu’il faut des précautions pour obtenir ce retard, et qu’il est d’autant plus grand qu’on en prend davantage, mais que la solidification finit toujours par arriver. Elle ne se fait pas comme dans le premier mode, elle n’est pas lente, elle est brusque, et tout aussitôt la température, qui était très basse, remonte à zéro. Tout cela s’explique aisément : dans le premier mode, en effet, le kilogramme d’eau dont nous avons précédemment parlé a cédé progressivement 10 calories en 10 minutes ; elles ont été progressivement perdues par 125 grammes d’eau liquide, lesquels, dépouillés de toute leur chaleur latente, ont été progressivement congelés sans changer de température. L’échange s’est fait entre ces 125 grammes et le mélange réfrigérant ; le reste de l’eau n’y a pris aucune part. Dans le deuxième mode, la perte est la même, mais elle se répartit sur la masse entière, qui arrive à — 10 degrés. Si à ce moment la congélation survient, une portion du liquide égale à 126 grammes se congèle instantanément, abandonne sa chaleur latente égale à 10 calories, et cet abandon eût remonter le tout jusqu’à zéro. Dans les deux cas le point de départ et le point d’arrivée sont les mêmes, la marche seule diffère. Congélation lente et température » constante dans le premier cas ; dans le second, refroidissement progressif, puis tout à coup congélation, brusque et réchauffement.

La quantité de glace ainsi brusquement formée dépendra da refroidissement : il y en aura 12,5 grammes pour chaque degré d’abaissement, par conséquent 125 grammes pour —. 10 degrés, 250 grammes pour — 20 degrés, et s’il était possible ; de descendre jusqu’à — 80 degrés, il y en aurait 1,000 grammes : tout se serait pris en masse solide.

Il nous reste à expliquer comment il se fait que l’eau surfondue se prend en masse sans former une couche de glace superficielle et à dire quelles sont les influences qui tout à coup décident la congélation brusque. Nous savons déjà qu’elle est due souvent à l’agitation ou à la présence d’un solide, mais ce sont des causes secondaires. La principale, la seule toujours suffisante et efficace, est la présence d’une parcelle de glace, si minime qu’elle soit. Ici, il convient d’étendre la question et de la généraliser. Toutes les dissolutions salines éprouvent comme l’eau le phénomène de la surfusion. La plus connue de toutes est la solution de sulfate de soude. On la prépare à chaud avec un excès de sel ; puis, sans la laisser refroidir, on filtre le résultat et on le fait couler dans un vase à long col. Par le refroidissement, il devrait déposer des cristaux ; rien de pareil ne se voit ; le liquide se maintient sans altération pendant tout le temps qu’on veut, pourvu qu’on bouche le col avec un tampon de coton, pour arrêter les impuretés que l’air extérieur apporterait. Ce liquide est en surfusion, car il renferme alors beaucoup plus de sel qu’il n’en prendrait si on l’avait saturé à froid.

Un des plus habiles professeurs de l’université parisienne, M. Gernez, a fait de ce sel une étude toute spéciale, » il a prouvé qu’en introduisant dans la solution ainsi préparée un cristal de sulfate de soude, si imperceptible qu’il fût, on décidait à l’instant même la cristallisation de la masse entière ; elle commençait au contact du cristal, se continuait de proche en proche en rayonnant jusqu’aux parties les plus éloignées, et comme le sel abandonnait sa chaleur latente en se solidifiant, le degré du thermomètre montait tout à coup. C’est, comme on le voit, la même expérience que celle de Blagden, avec cette différence que l’eau surfondue est remplacée par du sulfate de soude également surfondu. On trouvera dans la Physique de Biot les raisonnemens qu’il avait imaginés pour expliquer ces actions diverses. De ces raisonnemens il faut prendre peu, et il faut laisser beaucoup. La cause qu’en avait cherchée trop loin était plus près qu’on ne le croyait ; la voici. Dans toute solution, la quantité de sel est uniformément répandue, et par suite la densité est partout la même ; elle augmenterait en un point si la quantité de sel venait à y croître ; elle diminuerait dans le cas contraire. Or il y a des procédés optiques pour reconnaître ces changemens de densité. Il est inutile de les décrire, il suffit de raconter ce qu’ils ont montré. Or, quand on plonge un cristal dans sa dissolution, on voit la densité du liquide augmenter à son contact et diminuer un peu plus loin ; cela veut dire que le cristal plongé attire les molécules qui étaient dissoutes et disséminées autour de lui, et que celles-ci, venant se coller contre sa surface, passent à l’état solide pour continuer les assises régulières dont il est formé. C’est donc par une attraction élective qu’un morceau de sulfate de soude détermine la cristallisation de la solution surfondue, et un morceau de glace la congélation brusque de l’eau refroidie au-dessous de zéro. Tels sont les principes théoriques dont nous allons faire l’application aux phénomènes naturels.


III

On connaît trois espèces de verglas : la première se voit après que la neige, mêlée d’eau, à demi fondue, pâteuse comme un sorbet, se regèle pendant la nuit. On trouve au matin la terre revêtue d’une enveloppe de glace poreuse d’un aspect laiteux comme celle des glaciers. Ce verglas n’a rien de commun avec celui qui noua occupe.

Quand l’air est serein, que la température est très basse, quand la rosée abondante gèle en se formant, elle recouvre les plantes et les rameaux de cristaux blancs semblables à de la neige, dont ils ont la texture légère ; ils ont peu de poids, ne causent aucun dégât : ce n’est pas d’eux qu’il s’agit.

Après une période de grands froids, il arrive souvent que, le vent tournant à l’ouest, une pluie chaude survenue tout à coup arrose la terre, les herbes et les rameaux. À ce contact, les premières gouttes se refroidissent et se congèlent ; mais alors elles cèdent de la chaleur aux objets, elles en élèvent la température et les rendent bientôt incapables de continuer la première action. Comme ils sont réchauffés d’autant plus vite qu’ils sont plus déliés, la couche de verglas ne prend aucune épaisseur et n’a pas de durée sur les feuilles et les petits rameaux. Elle ne peut s’accumuler et se prolonger que sur le sol, qui seul a fait une grande provision de froid. Là se fait un vrai verglas, dangereux sur les pavés et les routes ; mais il épargne les arbres et n’est pas coupable des désastres que nous savons.

Le verglas du mois dernier ne rentre dans aucune de ces catégories et ne peut s’expliquer par aucune des causes invoquées jusqu’à présent. Il fallait en chercher d’autres ; c’est ce que MM. Masse et Godefroy viennent de faire. Ils affirment qu’il a été produit par une pluie froide, tenue en état de surfusion à une température de — 4°. Nous allons voir si cette nouvelle explication est conforme aux faits. Cherchons d’abord si une pareille pluie est possible.

De Saussure a remarqué le premier que les brouillards des Alpes arrivent quelquefois à de très basses températures sans se congeler. Il en est de même pour les brumes épaisses qu’on rencontre habituellement dans les mers du nord. Il faut donc reconnaître que l’eau s’y maintient surfondue. A la vérité, Saussure et tous les physiciens de son temps croyaient que dans les brouillards elle est à un état tout particulier de vésicules creuses, et que cet état les dispose à retarder la congélation. On avait imaginé ces vésicules pour expliquer la suspension des nuages au milieu de l’air malgré la pesanteur qui tend à les faire tomber ; mais c’était la plus gratuite des hypothèses, et la plus invraisemblable au point de vue mécanique, car il n’y a pas la moindre probabilité ni la moindre raison pour que la vapeur en se condensant tout à coup s’arrange en un petit ballon creux. C’est aussi la plus inutile, car elle ne lève point la difficulté. Non, les particules des nuages ne sont pas creuses, elles sont pleines et de forme sphérique, elles se soutiennent à cause de leur petitesse, comme les poussières, la fumée et tout ce monde de corpuscules qu’un rayon de soleil illumine dans la chambre obscure.

Les sphéroïdes des brouillards ne sont donc point dans un état extraordinaire, ce sont de vraies gouttes, à la vérité fort petites et soumises comme les plus grosses à la possibilité d’une surfusion quand elles sont froides. Il faut bien qu’il en soit ainsi, car si elles se gelaient exactement à zéro, il n’y aurait jamais de brouillards par les temps froids ; ils disparaîtraient à la moindre gelée ; à leur place on verrait flotter des aiguilles de glace, et le soleil se montrerait plus souvent en hiver qu’en été, ce qui n’est pas le cas. Fournet, qui fût professeur à la faculté de Lyon, s’occupait de cette question vers 1856 et mesurait avec soin la température des brouillards d’hiver. Ils ne gèlent jamais avant — 14° ou — 15°, jusque-là ils conservent leur aspect ; mais après ce terme on les voit se transformer : les sphéroïdes disparaissent et sont remplacés par de petites aiguilles solides et dures qui, chassées par le vent du nord, meurtrissent le visage des voyageurs. Leur ensemble offre quelquefois l’aspect d’une fumée (frostsmoke). On les rencontre dans les climats septentrionaux, on les trouve aussi dans les grandes hauteurs atmosphériques ; ce sont elles qui composent les couches de cirrus que plusieurs fois les aréonautes ont traversées ; ce sont elles aussi qui décomposent la lumière solaire et donnent naissance aux halos. En résumé, tant que le froid ne dépasse pas 14 degrés, les brouillards persistent constitués par des globules liquides à l’état de surfusion : il n’y a pas de raison pour qu’il en soit autrement de la pluie. La seule objection qui soit possible vient de ce que la surfusion exige ordinairement le repos et qu’elle cesse par l’agitation, mais Blagden a fait remarquer avec soin que la condition du repos n’est point absolue, qu’on peut, sans la solidifier, faire couler doucement l’eau surfondue, que les vibrations brusques, le contact d’un solide et surtout d’un morceau de glace, sont les seules causes toujours déterminantes de la solidification.

On pourrait se demander pourquoi, dans les grands froids, l’eau tombe si rarement à l’état de surfusion, pourquoi elle gèle le plus souvent et nous arrive sous forme de neige, de grésil ou de grêle. C’est que vraisemblablement elle rencontre au milieu de l’air des particules solides, poussières ou cristaux qui constituent des centres d’attraction sur lesquels la congélation commence, et d’où elle part ensuite en rayonnant pour constituer ces étoiles régulières dont la neige est toujours formée. Il est probable que la surfusion de l’eau exige avant tout que l’air ait été préalablement débarrassé de ses poussières par une abondante chute de neige pareille à celle qui s’est produite aux premiers jours de janvier.

Il n’y a donc aucune raison pour élever des doutes sur la véracité des observations faites au mois dernier par trois personnes, indépendantes, désintéressées et instruites. Nous admettrons avec MM. Masse, Godefroy et Piebourg, que la pluie tombée les 22, 23 et 24 janvier était jusqu’à sa rencontre avec les objets terrestres composée de gouttes exclusivement liquides, sans aucun mélange de cristaux, qu’elle arrivait avec une température moyenne de — 4° et qu’elle était par conséquent à l’état de surfusion. Il est clair qu’elle devait se geler subitement par le choc des gouttes sur les objets, ne se geler qu’en partie seulement et remonter ensuite à zéro ; mais comme la température générale était à — 4°, l’eau qui demeurait liquide après la chute devait se congeler un peu plus loin par son refroidissement à l’air. Tout cela s’est réalisé avec le dernier degré de précision. On en jugera par l’extrait suivant de la relation de M. Godefroy :

« Lorsque la pluie était peu abondante, chaque gouttelette se solidifiait instantanément, même sur des objets chauds ; elle affectait la forme de petites pastilles aplaties et irrégulières ; le phénomène était surtout remarquable sur les étoffes de laine. Lorsque, au contraire, la pluie était fondante, les choses se passaient autrement : une partie de l’eau se transformait immédiatement en glace, l’autre partie roulait sur les objets et le sol, dont elle suivait les pentes naturelles ; pendant ce trajet sur des corps froids, au sein d’une atmosphère glaciale, une nouvelle couche de glace se formait et produisait des stalactites. »

Je n’ajouterai plus qu’un mot. Si le verglas du 23 janvier est venu réveiller tout à coup notre attention par un sinistre inconnu jusqu’alors, il aura du moins servi, par compensation, à fixer la science sur un point qu’elle avait négligé jusque-là. J’ai la pensée que la surfusion de l’eau joue dans les phénomènes naturels un rôle qu’on ne lui a point encore attribué, et, en particulier, qu’elle intervient dans la formation de la grêle. Ce météore, dont on ne connaît point les conditions, qui verse en si peu de temps sur nos pays une telle quantité de glace, si rapidement formée un milieu de l’atmosphère, a défié jusqu’à présent toutes les explications. La surfusion de l’eau dans les grandes hauteurs, poussée jusqu’à des températures très basses, suffirait certainement pour donner naissance aux grêlons, et pour accumuler rapidement l’eau glacée en couches concentriques autour d’un noyau, comme elle était accumulée autour des branches dans le verglas du 23 janvier.


J. JAMIN.


  1. Voyez la Revue du 15 Janvier/
  2. Nous devons à l’extrême obligeance de M. Serval, conservateur des forêts, les renseignemens qui suivent sur l’importance matérielle des dégâts :
    Les forêts domaniales de la zone parisienne atteintes par le verglas des 23, 24, 25 janvier sont celles de Fontainebleau (17,000 hectares), Villefermoy (2,200 hectares), Jouy (1,400 hectares), Malvoisine (500 hectares), Sourdun (400 hectares).
    Ces forêts sont situées dans le département de Seine-et-Marne.
    On peut évaluer à 200,000 stères le volume des bois brisés par le verglas ; la seule forêt de Fontainebleau compte dans ce chiffre pour 150,000 stères. Les parties de cette forêt peuplées en pins ont été principalement endommagées.
    Depuis cinquante ans environ, le service des forêts s’était attaché avec persévérance à restaurer les cantons ruinés, au moyen de semis et de plantations de pins sylvestres. Il avait été ainsi créé des massifs résineux d’une étendue totale de 4 à 5,000 hectares. Chaque année, ces massifs étaient soigneusement éclaircis, de manière à laisser aux cimes un libre développement.
    On peut dire que ces beaux massifs de pins sont détruits dans la proportion de 60 à 70 pour 100. Il semblerait que certaines parties ont été mitraillées à outrance. Il sera nécessaire de raser à blanc d’immenses étendues et de recommencer le repeuplement. L’œuvre de la restauration de la forêt de Fontainebleau se trouve retardée de trente ans.
    Les cantons peuplés en essences feuillues ont moins souffert. Toutefois les hêtres d’âge moyen ont été très entamés. Quant aux bois d’essences tendres, ils sont presque partout brisés. Je crois qu’on aurait peine à trouver debout un seul de ces gracieux bouleaux dont le tronc argenté, surmonté d’un léger feuillage, faisait l’ornement des parties rocheuses de la forêt.
    Dans les jeunes coupes des florissans taillis de Villefermoy, les baliveaux, espoir de l’avenir, sont brisés dans la proportion de 60 à 80 pour 100.
    Le vendredi 24 janvier cette dernière forêt, peuplée en essence feuillue, entièrement enveloppée d’une épaisse couche de glace, ressemblait, selon l’expression imagée d’un garde général adjoint, « à une immense exposition de cristallerie. » Rien de plus saisissant que l’immobilité et le silence qui pesaient sur la forêt, brusquement, troublés de temps en temps par l’effroyable fracas des bris d’arbres.
    Il n’est pas possible de se rendre encore un compte exact des résultats matériels du désastre. Ce n’est qu’après avoir réparé l’inextricable désordre qui règne actuellement dans les forêts qu’il sera possible d’apprécier ce qu’on a perdu et ce qu’il faudra de temps et d’argent pour relever les ruines accumulées par trois ou quatre jours de pluie glacée.