Le Vieillard des tombeaux/32

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 301-306).




CHAPITRE XXXII.

la déroute.


De même que vous avez vu la pluie se précipiter du ciel, ou les flèches lancées par les arcs, ainsi vous auriez vu les Écossais tomber à terre : ils étaient étendus morts dans la plaine.
Vieille Ballade.


Avant que Morton et Burley eussent atteint le poste qu’il s’agissait de défendre, l’ennemi en avait commencé l’attaque avec vigueur. Les deux régiments des gardes à pied, formés en colonne serrée, marchèrent vers la Clyde ; l’un, se déployant sur la rive droite, commença un feu meurtrier contre ceux qui défendaient le pont, pendant que l’autre s’avançait pour l’enlever. Les insurgés soutinrent l’attaque avec beaucoup de sang-froid et d’intrépidité ; et pendant qu’une partie d’entre eux répondait à la mousqueterie des royalistes, le reste dirigeait un feu bien nourri sur le pont même et sur toutes les avenues par lesquelles l’ennemi tentait d’en approcher. Celui-ci, quoique perdant beaucoup de monde, ne laissait pas que de gagner du terrain, et la tête de sa colonne était déjà sur le pont, quand l’arrivée de Morton changea la scène. Ses compagnons forcèrent les assaillants à se retirer avec perte. Les troupes royales revinrent une seconde fois à la charge, et une seconde fois elles furent repoussées avec une plus grande perte encore, car Burley survint au moment même. Le feu continua donc avec beaucoup de vivacité de part et d’autre, et l’issue de l’action paraissait fort douteuse.

Montmouth, monté sur un superbe cheval blanc, se faisait remarquer sur la rive droite de la rivière, excitant ses soldats par ses exhortations et par ses prières. Par son ordre, le canon, qui avait été jusque là dirigé contre un corps éloigné de presbytériens, fut tourné contre les défenseurs du pont ; mais ces terribles machines, qu’on manœuvrait alors avec moins de précision qu’aujourd’hui, ne causèrent à l’ennemi ni autant de mal ni autant d’effroi que le duc l’avait espéré. Les insurgés, établis dans des bouquets d’arbres sur le bord du fleuve, ou postés dans les maisons dont on a parlé, combattaient à couvert, tandis que les royalistes, grâce aux précautions de Morton, étaient exposés de toutes parts. La défense du pont, si longue et si opiniâtre, fit craindre enfin aux généraux royalistes qu’elle ne fût couronnée de succès. Montmouth met pied à terre, rallie les gardes à pied, les conduit à une nouvelle attaque, plus violente et plus acharnée que les précédentes, pendant que Dalzell, à la tête des Highlanders du comté de Lennox, se précipite en avant, à leur terrible cri de guerre de Loch-Sloy[1], Dans ce moment critique, les munitions commencèrent à manquer aux défenseurs du pont. Ils envoyèrent inutilement messages sur messages au corps principal de l’armée pour demander, pour implorer des renforts et des munitions ; ce corps restait en arrière, immobile dans la plaine. La crainte, la consternation, le désordre s’y étaient mis, et au moment où le poste duquel dépendait le salut commun avait besoin d’un prompt et puissant renfort, il ne se trouva dans cette armée personne ni pour commander ni pour obéir.

À mesure que le feu des défenseurs du pont se ralentissait, celui des assaillants devenait plus vif et plus meurtrier. Animés par l’exemple et les exhortations de leurs généraux, ils commencèrent à s’établir sur le pont et à écarter tous les objets qui servaient à défendre le passage. La porte de l’arche fut brisée ; les poutres, les troncs d’arbres, et les autres matériaux qui formaient la barricade, furent enlevés et jetés dans la rivière, non toutefois sans résistance. Morton et Burley combattaient à la tête de leurs partisans, et les encourageaient à opposer leurs piques, leurs pertuisanes et leurs hallebardes aux bayonnettes des gardes à pied et aux larges épées des Highlanders. Mais à la vue d’un combat si inégal, ceux qui étaient aux derniers rangs commencèrent à plier et à s’enfuir un à un, ou par troupes de deux ou trois, vers le gros de l’armée ; et bientôt les autres furent forcés d’abandonner le pont, autant par le poids des colonnes ennemies que par le choc de leurs armes. Le passage étant ouvert, l’ennemi commença à le traverser ; mais comme il était long et étroit, ce mouvement fut lent et périlleux : ceux qui passèrent les premiers durent encore enlever les maisons par les fenêtres desquelles les presbytériens continuaient à faire feu. Burley et Morton étaient près l’un de l’autre dans ce moment critique.

« Il est encore temps, dit le premier, de les attaquer avec la cavalerie, avant qu’ils aient formé leurs lignes : nous pourrons ainsi, avec l’aide de Dieu, reprendre le pont. Hâtez-vous d’aller la chercher, pendant que je ferai à nos amis un rempart de mon corps, tout vieux et tout épuisé qu’il est. »

Morton comprit l’importance de cet avis, et s’élançant sur un cheval que Cuddie tenait tout prêt pour son maître, derrière un bouquet d’arbres, il courut au galop vers un corps de cavalerie qui était peu éloigné ; mais par malheur ce corps était entièrement composé de caméroniens, et avant que Morton eût pu leur expliquer son message, ou leur donner ses ordres, il fut salué par des imprécations générales.

« Il fuit ! s’écrièrent-ils ; le lâche, le traître, il fuit comme un lièvre devant les chasseurs ! Il a abandonné le brave Burley au milieu du carnage. — Je ne fuis pas, répondit Morton ; je viens pour vous conduire à l’attaque. Marchez avec courage ; et nous pourrons encore rétablir nos affaires. — Ne le suivez pas, ne le suivez pas : il vous a vendus au glaive de l’ennemi ! telles furent les exclamations tumultueuses qui retentirent dans les rangs.

Tandis que Morton employait inutilement la persuasion, les ordres, les prières, le moment d’attaquer avec succès était passé : le pont, les maisons qui le protégeaient venaient d’être enlevés par l’ennemi, et Burley, avec ce qui lui restait encore de soldats, se repliait sur le gros de l’armée, à qui le spectacle de leur retraite précipitée, ou plutôt de leur déroute, n’était guère propre à rendre le courage dont elle manquait.

Cependant les troupes royales traversaient le pont librement, et, maîtresses du passage, se formaient en ligne de bataille. Claverhouse, tel qu’un faucon perché sur un roc, et qui épie le moment de fondre sur sa proie, avait attendu sur la rive opposée le moment d’agir : il passe le pont à la tête de la cavalerie, au grand trot, puis la conduit par escadrons dans les intervalles et le long des flancs de l’infanterie, la forme en ligne sur la plaine, et la mène à la charge, dirigeant un corps nombreux sur le front des presbytériens, tandis que deux autres corps menacent leurs flancs. Cette malheureuse armée était alors dans cette situation où la simple démonstration d’une attaque suffit pour inspirer une terreur panique ; leurs esprits troublés par l’épouvante, leur courage abattu, les rendaient incapables de soutenir une charge de cavalerie, accompagnée de tout ce qui peut effrayer les yeux et les oreilles : l’impétuosité des chevaux, le retentissement de la terre sous leurs pas, l’éclat des épées, les ondulations des plumets, les féroces clameurs des cavaliers. Le premier rang fit à peine une décharge de mousqueterie mal dirigée et en désordre ; les derniers rangs étaient rompus et fuyaient déjà au hasard, avant l’arrivée de l’ennemi : en moins de cinq minutes, les cavaliers couraient parmi eux, frappant et tuant sans merci. La voix de Claverhouse se faisait entendre, même au-dessus de cet affreux tumulte : « Tue ! tue ! point de quartier ! criait-il à ses soldats, souvenez-vous de Richard Graham. » Les dragons, qui pour la plupart avaient partagé la défaite de Loudon-Hill, n’avaient pas besoin d’être excités à une vengeance aussi facile que complète. Leurs épées se rassasièrent de carnage, au milieu de fugitifs sans défense : si ces derniers demandaient grâce, ils n’obtenaient pour réponse que les cris de joie dont les vainqueurs accompagnaient leurs coups. Enfin, on ne voyait que des insurgés fuyant de toutes parts, poursuivis ou massacrés.

Un corps d’environ douze cents insurgés, qui s’était tenu un peu à l’écart et hors de la portée de la cavalerie, déposa les armes et se rendit à discrétion à l’approche de Montmouth et de son infanterie. Ce généreux seigneur leur accorda quartier sur-le-champ ; puis, parcourant au galop le champ de bataille, il se donna autant de peine pour arrêter le carnage qu’il s’en était donné pour remporter la victoire. Au milieu de cette tâche honorable, il rencontra le général Dalzell, qui exhortait les féroces Highlanders et les volontaires royalistes à montrer leur dévouement au roi et à la patrie en éteignant le feu de la rébellion dans le sang des rebelles.

« Général, s’écria-t-il, remettez votre épée dans le fourreau, je vous l’ordonne, et faites sonner la retraite. Assez de sang a été répandu : faites quartier aux sujets égarés du roi. — J’obéis à Votre Grâce, » répondit le vieux général en essuyant son épée sanglante et la remettant dans le fourreau. « Mais je vous avertis qu’on n’a pas fait assez pour intimider ces misérables rebelles. Votre Grâce n’a-t-elle pas appris que, dans l’ouest, Basile Olifant a rassemblé une troupe assez considérable de gentilshommes et de grands propriétaires, et qu’il est en marche pour se joindre à ces gens-là ? — Basile Olifant ? dit le duc, quel est cet homme ? — Le dernier héritier mâle du feu comte de Torwood. Il s’est révolté contre le gouvernement parce que ses prétentions au domaine du comte ont été repoussées au profit de lady Marguerite Bellenden. Je crois que l’espoir de reprendre cet héritage à la faveur des troubles est le motif qui lui a fait prendre les armes. — Quels que soient ses motifs, répliqua le duc, il sera bientôt forcé de disperser ses partisans, car cette armée est trop maltraitée pour se rallier. Pour la seconde fois, je vous ordonne donc de suspendre la poursuite. — Votre Grâce, répondit Dalzell, a le droit de commander et est responsable de ses ordres. » Et, avec une répugnance bien visible, il ordonna à ses troupes de cesser le carnage.

Mais le cruel et vindicatif Graham était déjà trop loin pour entendre le signal de la retraite ; à la tête de la cavalerie il continuait sa sanglante et infatigable charge, rompant, dispersant, taillant en pièces tout ce qu’il rencontrait sur son passage.

Morton et Burley, emportés tous deux loin du champ de bataille par le flot impétueux des fuyards, firent quelques efforts pour défendre les rues de la ville d’Hamilton ; mais pendant qu’ils s’efforçaient d’arrêter la fuite et de faire face à l’ennemi, Burley eut le bras droit cassé par une balle.

« Puisse la main qui a tiré ce coup se dessécher ! » s’écria-t-il ; et l’épée qu’il agitait au-dessus de sa tête retomba impuissante à son côté. « Je suis hors de combat[2]. »

À ces mots il tourna bride et sortit de la mêlée. Morton vit alors qu’en continuant ses inutiles efforts pour rallier les fuyards, il ne pourrait que les faire tuer ou se faire prendre ; suivi du fidèle Cuddie, il se tira de la foule ; et, comme il était bien monté, il fit sauter son cheval par-dessus deux ou trois clôtures et gagna la plaine.

De la première colline qu’ils gravirent, ils regardèrent derrière eux et virent leurs malheureux compagnons poursuivis de tous côtés par les dragons. Les vociférations et les cris de joie que poussaient ces derniers en égorgeant leurs ennemis vaincus, se confondaient avec les gémissements et les cris de ces victimes immolées à leur rage.

« Il est impossible, dit Morton, que notre armée puisse jamais tenir tête de nouveau aux royalistes. — La tête lui a été coupée comme je couperais celle d’une ciboule, répliqua Cuddie. Eh ! Seigneur ! voyez comme les larges épées brillent. La guerre est une terrible chose. Bien fin qui m’y rattrapera. Mais, pour l’amour de Dieu ! monsieur, cherchons un endroit où nous puissions un peu reprendre haleine. »

Morton sentit la nécessité de suivre le conseil de son fidèle écuyer. Ils remirent leurs chevaux à un bon pas, et ils le continuèrent sans interruption, dirigeant leur course vers la contrée la plus sauvage et la plus montagneuse, où ils supposaient qu’une partie des fugitifs se rassembleraient pour se défendre ou pour obtenir une capitulation.




  1. C’était le slogan ou cri de guerre des Mac-Farlanes ; il était tiré du nom d’un lac, près de la source du Loch-Lomond, au centre de leurs anciennes possessions, sur la rive occidentale de ce beau Loch-Lomond, qu’on pourrait appeler une petite mer intérieure. a. m.
  2. Cet incident et les paroles de Burley sont tirés des mémoires du temps.