Le Vieillard des tombeaux/5

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Le Vieillard des tombeaux ou Les Presbytériens d’Écosse
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 10p. 51-60).




CHAPITRE V.

badfour de burley.


Aux armes, jeunes gens !… Ce n’est point la voix des hommes qui vous appelle… L’Église du Seigneur se ligue… Hâtez-vous de fortifier les remparts ; hâtez-vous de voler partout où la bannière de la croix rouge s’agite dans les airs : elle est le signal d’une mort glorieuse ou d’une victoire brillante.
James Duff.


Morton et son compagnon étaient déjà à quelque distance de la ville, et aucun d’eux n’avait rompu le silence. Il y avait dans les manières de l’inconnu, ainsi que nous l’avons fait observer, quelque chose de repoussant qui empêchait Morton de commencer un entretien : d’ailleurs cet homme ne manifestait aucun désir de parler. Lorsque, s’adressant tout à coup brusquement au jeune homme : « Pourquoi le fils d’un père tel que le vôtre assiste-t-il à des momeries aussi profanes que celles où je vous ai rencontré aujourd’hui même ? — Je remplis mon devoir comme sujet, et je me livre à d’innocents plaisirs, parce que cela me plaît ainsi, » répondit Morton un peu offensé. — « Pensez-vous que ce soit votre devoir, jeune homme ? Pensez-vous que ce soit le devoir d’un chrétien de porter les armes pour ceux qui ont répandu par torrents, dans le désert, le sang des martyrs, comme si ce sang était de l’eau ? Est-ce donc une récréation licite de passer son temps à viser un oiseau postiche, et de s’amuser à boire dans les auberges, au milieu de gens ivres, lorsque celui qui est tout-puissant descend sur la terre pour séparer les bons des méchants, ainsi que le laboureur qui, le van à la main, sépare le froment de l’ivraie ? — D’après la nature de votre conversation je vois, dit Morton, que vous êtes un de ceux qui ont jugé à propos de se révolter contre le gouvernement. Je dois vous prévenir que vous faites usage ici, et sans nécessité, d’un langage d’autant plus dangereux que vous vous exprimez en présence d’une personne qui vous est inconnue ; et dans les temps où nous nous trouvons, il n’est même pas prudent pour moi de vous écouter. — Tu ne peux te dispenser de m’entendre, Henri Morton, dit l’étranger ; ton maître te destine un rôle qu’il te faudra remplir quand sa voix t’appellera. Je gage bien que tu n’as pas encore entendu les sermons d’un vrai prédicateur, car tu serais maintenant ce que tu deviendras bien certainement un jour. — Nous sommes de la secte à laquelle vous appartenez, » dit Morton. En effet, la famille de Milnwood assistait aux sermons d’un ministre presbytérien, du nombre de ceux qui, se conformant alors à certains règlements, avaient reçu du gouvernement la libre faculté de prêcher. Cette indulgence avait occasionné un grand schisme parmi les presbytériens, et ceux qui l’avaient acceptée étaient sévèrement censurés par les plus rigides sectaires, qui rejetaient obstinément les conditions offertes : aussi l’étranger répondit-il avec le plus grand dédain à la profession de foi de Morton : — « Tout cela n’est qu’un prétexte, un misérable prétexte. Vous entendez le dimanche un sermon, froid, mondain, approprié aux circonstances ; celui qui le prononce oublie sa haute mission au point d’obtenir son apostolat de la faveur des courtisans et des prélats infidèles. Et vous appelez cela entendre la parole de Dieu ! De tous les appâts dont le démon s’est servi pour pêcher des âmes, dans ces jours de sang et de ténèbres, aucun n’a été plus funeste que cette indulgence perfide. Voyez quel en a été le résultat ! le berger a été frappé et les brebis dispersées sur les montagnes ; une bannière chrétienne a été déployée contre une autre, et un combat a été livré entre les enfants des ténèbres et les enfants de la lumière. — Mon oncle, dit Morton, pense que sous ces ministres tolérés, nous jouissons d’une liberté de conscience raisonnable ; et je dois nécessairement me laisser guider par lui dans le choix du lieu où sa famille rend au Tout-Puissant le culte qui lui est dû. — Votre oncle, dit l’étranger, est un de ces hommes pour qui la moindre brebis du parc de Milnwood serait préférable à tout le troupeau de la chrétienté. Il se serait volontiers prosterné devant le veau d’or de Bethel, et se serait sans aucun doute plongé dans l’eau pour recueillir la poussière de cette idole après qu’elle eut été jetée à la mer. Votre père était un tout autre homme. — Mon père, reprit Morton, était en effet un brave et galant homme ; mais vous savez sans doute qu’il combattit pour cette famille royale au nom de laquelle j’ai porté les armes aujourd’hui même. — Oui ; mais s’il vivait encore, il maudirait l’heure à laquelle il tira l’épée pour leur cause. Nous parlerons de cela plus long-temps un autre jour. Morton, crois-moi, ton heure viendra, et les paroles que tu as entendues s’attacheront à ta mémoire comme des flèches armées de dards. Voici ma route. »

En achevant ces mots il montrait à Morton un sentier conduisant vers des montagnes désertes et désolées qui semblaient s’étendre au loin ; mais comme il était sur le point de tourner la tête de son cheval vers un chemin rude et inégal qui conduisait de la grande route vers ces montagnes, une vieille femme, enveloppée d’un manteau rouge, et qui était assise en travers du chemin, se leva, et s’approchant de lui : « Si vous êtes un des nôtres, » dit-elle d’un ton de voix mystérieux, « gardez-vous bien de vous diriger ce soir vers ce sentier, où vous deviendriez la proie du lion. Le curé de Brotherstane et dix soldats se sont emparés du défilé pour donner la mort à ceux de nos frères errants qui s’exposent dans ce passage afin d’aller rejoindre Hamilton et Dingwall. — Ceux des nôtres que l’on poursuit sont-ils parvenus à se réunir à quelqu’une de nos bandes ? demanda l’étranger. — Ils sont à peu près soixante ou soixante-dix, tant cavaliers que fantassins, dit la vieille femme mais, hélas ! ils sont très-mal armés, et les vivres leur manquent. — Dieu aura pitié de ses enfants, dit l’inconnu. Quel chemin me faut-il prendre pour les retrouver ? — C’est tout à fait impossible ce soir, dit la vieille femme ; les soldats sont sur leurs gardes. On dit que des nouvelles extraordinaires venues de l’est les ont rendus plus cruels et plus terribles que jamais. Ayez soin de chercher pour cette nuit un abri quelque part, ne retournez que demain vers les marais, tenez-vous caché jusqu’au jour ; demain vous trouverez plus facilement votre route en passant par Drake-Moss. Dès que les horribles menaces de nos oppresseurs ont eu frappé mon oreille, je me suis munie de mon manteau et suis venue m’asseoir sur le revers de ce chemin, pour avertir ceux de nos pauvres frères qui errent de ce côté, et les empêcher de prendre cette route qui les conduirait au milieu de leurs spoliateurs. — Votre maison est-elle près d’ici, dit l’étranger, et pouvez-vous m’y cacher ? — Je possède une hutte de l’autre côté du chemin, dit la vielle femme, à environ un mille d’ici ; mais quatre hommes de Bélial, appelés dragons, y sont logés pour briser et détruire le peu que je possède, meubles et effets ; et cela parce que je refuse d’aller entendre leur curé, ce paresseux, ce prodigue de Jean Halftext[1]. — Bonsoir, bonne femme ; je vous remercie, » dit l’étranger ; et il s’éloigna. — Que les bénédictions de la promesse se répandent sur vous ! répondit la vieille femme ; que celui qui peut vous conserver vous garde ! — Amen ! dit le voyageur ; car je défie à qui que ce soit de m’indiquer où cacher ma tête cette nuit. — Je suis très-fâché de votre détresse, dit Morton, et si j’avais à moi une maison ou un lieu d’abri, je pense en vérité que je braverais plutôt les dernières rigueurs de la loi que de vous laisser dans une telle situation ; mais mon oncle est si alarmé des peines et amendes prononcées contre ceux qui soulagent, reçoivent et fréquentent les presbytériens, qu’il nous a défendu à tous d’avoir avec eux la moindre communication. — Je n’en attendais pas moins de sa part, dit l’étranger ; cependant vous pourriez me recevoir sans qu’il le sût : une grange, un grenier, un hangar, toute place enfin où je pourrais m’étendre, serait, d’après la nature de mes habitudes, tout aussi précieux pour moi qu’un tabernacle d’argent environné de planches de cèdre. — Je vous assure, » dit Morton fort embarrassé, « que je ne puis vous recevoir à Milnwood à l’insu de mon oncle et sans son consentement ; et quand bien même je pourrais le faire, serais-je excusable de l’exposer, sans sa participation, à un danger qu’il craint et redoute plus que tous ceux qui pourraient le menacer ? — Eh bien, dit le voyageur, je n’ai plus qu’un mot à vous dire. Avez-vous jamais ouï parler à votre père de John Balfour de Burley ? — Son ancien ami, son compagnon d’armes, qui lui sauva la vie, presque aux dépens de la sienne, à la bataille de Longmarston-Moor ? — Je suis ce Balfour, dit l’étranger. Là est la maison de ton oncle ; je vois la lumière à travers les arbres. Le cri du sang se fait entendre derrière moi, et ma mort est certaine si tu ne m’accordes un asile. Maintenant choisis, jeune homme : abandonne l’ami de ton père ; comme un voleur fuyant au milieu de la nuit, laisse-le exposé à la mort affreuse à laquelle il déroba celui qui t’a donné le jour ; ou bien ne crains pas d’exposer les biens périssables de ton oncle aux dangers que courent, dans ces temps pervers, ceux qui donnent du pain et de l’eau au pauvre chrétien mourant de faim et de misère. »

Mille souvenirs vinrent se présenter à la fois à l’esprit de Morton. Son père, dont il idolâtrait la mémoire, s’était plu souvent à rappeler les obligations qu’il avait à cet homme, et regrettait qu’après avoir été long-temps compagnons d’armes ils se fussent séparés avec quelque froideur, à l’époque où le royaume d’Écosse se trouvait divisé entre les résolus et les protestants[2] ; les premiers s’étaient déclarés pour Charles II, après la mort de son père sur l’échafaud, tandis que les protestants inclinaient plutôt pour une alliance avec les républicains triomphants. Le fanatisme sauvage de Burley l’avait attaché à ce dernier parti ; les deux amis s’étaient séparés, non sans quelque déplaisir, et ils ne devaient jamais se revoir. Ces circonstances, feu le colonel Morton les avait souvent rappelées à son fils, lui disant, toujours avec l’expression d’un regret profond, qu’il s’était trouvé dans l’impossibilité de reconnaître les services qu’en plus d’une occasion il avait reçus de Burley.

Pour hâter la résolution de Morton, une légère brise du soir qui vint à souffler lui fit ouïr, à une certaine distance, le son éloigné des timbales qui, semblant approcher insensiblement, leur annonçait qu’un corps de cavalerie s’avançait dans leur direction.

« Ce doit être Claverhouse avec le reste de son régiment. Qui peut occasionner cette marche de nuit ? Si vous continuez votre route, vous tomberez dans leurs mains ; si vous retournez vers la ville, vous risquez de rencontrer Graham. Le sentier de la montagne est gardé. Il faut que je vous donne asile à Milnwood, ou je vous expose à une mort certaine. Mais la vengeance des lois tombera sur moi et non sur mon oncle ; il en doit être ainsi. Suivez-moi. »

Burley, qui avait attendu sa résolution avec un calme impassible, le suivit en silence.

La maison de Milnwood, bâtie par le père de celui qui en était propriétaire à l’époque dont nous parlons, pouvait passer pour un manoir assez remarquable, proportionné à l’étendue des domaines qui l’entouraient ; mais le nouveau propriétaire avait donné peu de soin aux bâtiments, qui réclamaient alors quelques réparations. À une portée de fusil de la maison se trouvaient les écuries ; ce fut en ce lieu que Morton s’arrêta.

« Il faut que je vous laisse ici un moment, lui dit-il tout bas, jusqu’à ce que j’aie pu trouver un lit pour vous dans la maison. — Je me soucie fort peu d’un lit, dit Burley ; pendant trente ans cette tête a reposé plus souvent sur le gazon ou sur la pierre que sur la laine ou le duvet. Un pot de bière, un morceau de pain, de la paille fraîche pour m’étendre quand j’ai dit mes prières, ont autant de prix à mes yeux qu’un appartement magnifique et la table d’un prince. »

Morton réfléchit alors que s’il tentait d’introduire le fugitif dans l’intérieur de la maison, ce serait l’exposer bien davantage au danger d’être découvert. S’étant en conséquence procuré de la lumière avec les ustensiles laissés sur la table à cet effet, et ayant attaché les chevaux, il assigna à Burley, pour lieu de repos, un lit en bois placé dans un grenier à demi rempli de foin ; ce lit avait été occupé par un domestique jusqu’au jour où il avait été congédié par le vieux Milnwood, dans un de ses accès d’avarice, qui devenait plus prononcée chez lui de jour en jour. Morton laissa son compagnon dans ce grenier, lui recommandant d’éteindre sa lumière, afin qu’aucune lueur ne fût aperçue de la fenêtre ; il lui fit en outre la promesse de revenir bientôt avec les provisions qu’il pourrait trouver à une pareille heure. Cependant cette promesse, il craignait bien de ne pouvoir la tenir, car la faculté d’obtenir les provisions même les plus ordinaires était entièrement subordonnée à l’humeur dont pouvait être affectée la seule confidente de son oncle, la vieille ménagère. S’il arrivait qu’elle fût au lit, ce qui était probable, ou de mauvaise humeur, ce qui ne l’était pas moins, Morton courait grand risque de ne rien obtenir.

Maudissant du fond de son cœur la sordide parcimonie qui se remarquait dans toutes les parties du château de son oncle, il arriva près de la porte verrouillée, à laquelle, selon l’usage, il frappa un léger coup. C’était ainsi qu’il avait coutume de demander qu’on lui ouvrît, lorsque quelque circonstance le retenait dehors après l’heure de repos établie au château de Milnwood. Alors il donnait un coup incertain, dont le son même semblait annoncer l’aveu d’une peccadille, et solliciter plutôt que commander l’attention. Après qu’il eut répété plusieurs fois ce coup, la vieille ménagère, grommelant entre ses dents, quitta le coin de la salle, et s’enveloppant la tête d’un mouchoir pour se préserver du froid, traversa le passage en pierre : « Qui est là à cette heure de la nuit ? » répéta-t-elle plusieurs fois avant d’ôter les verrous et les barres ; puis enfin elle ouvrit la porte avec précaution.

— Vous arrivez à une belle heure, monsieur Henri, » dit la vieille femme avec la tyrannique insolence d’une servante favorite et gâtée par son maître. « Est-il donc convenable de troubler à une telle heure une maison paisible et d’obliger les gens à veiller pour vous attendre ? Votre oncle est au lit depuis trois heures. Robin est malade de son rhumatisme, il est allé se coucher aussi ; et moi j’ai été obligée de rester ici pour vous attendre, en dépit du mal de gorge qui me fait tant souffrir. «

Ici elle se mit a tousser deux ou trois fois, pour persuader an jeune homme que ce qu’elle lui disait était véritable et qu’elle avait beaucoup souffert pour l’attendre.

« Je vous suis fort obligé, Alison, je vous fais mille remercîments. — Comment, monsieur ! et à quoi pensez-vous, vous qui êtes si poli ? Sachez que tout le monde m’appelle mistress Wilson, et M. Milnwood lui-même est le seul, je crois, qui m’appelle Alison : et encore m’appelle-t-il aussi souvent mistress Alison. — Eh bien donc, mistress Alison, dit Morton, je suis réellement fâché de vous avoir fait attendre si long-temps. — Maintenant que vous êtes rentré, monsieur Henri, dit la vieille femme, pourquoi ne prenez-vous pas votre chandelle et n’allez-vous pas au lit ? gardez-vous de laisser couler votre lumière le long des boiseries de la salle, afin que je ne sois pas obligée de gratter la maison pour enlever le suif. — Mais, Alison, en vérité, avant d’aller au lit, je désirerais avoir un pot de bière et quelque chose à manger. — Vous, manger et boire, monsieur Henri ! En vérité je ne vous conçois pas. Pensez-vous donc que nous n’avons pas appris que vous aviez abattu le perroquet ; que vous aviez brûlé autant de poudre qu’il en faudrait pour tirer la poule sauvage dont nous aurons besoin à la Chandeleur ; que vous vous êtes rendu à l’auberge de Niel avec les paresseux du pays ; que vous vous êtes assis là pour boire aux dépens de votre pauvre oncle, sans doute avec toute la racaille du pays, jusqu’au coucher du soleil ? et à présent vous revenez crier pour avoir de la bière, comme si vous étiez maître et plus que maître ! »

Morton se trouvait fort offensé ; mais comme il avait le plus vif désir de porter des provisions à son hôte, il apaisa son ressentiment, affectant au contraire un certain air de gaieté, il assura mistress Wilson qu’il avait vraiment faim et soif. « À propos du tir au pistolet, mistress Wilson, ajouta-t-il, je sais que vous-même y alliez autrefois, j’ai appris cela. J’aurais bien désiré que vous y eussiez été ce matin pour nous voir. — Ah ! monsieur Henri, dit la vieille dame, n’allez pas commencer à conter fleurette aux femmes. Tant que vous ne vous adresserez qu’aux vieilles comme moi, il n’y aura pas de mal, mais prenez garde aux jeunes filles, mon enfant. Capitaine du Perroquet, vous vous croyez déjà grand garçon ; et en effet (l’examinant avec la chandelle) je ne vois aucun défaut à l’extérieur ; puisse l’intérieur lui ressembler ! Mais je me rappelle que quand j’étais petite fille, je vis un duc, le même qui perdit la tête à Londres : quelques personnes ont même prétendu qu’elle n’était pas très-bonne, mais enfin c’était toujours une perte douloureuse pour lui, le pauvre monsieur ! Eh bien, il abattit le perroquet, car peu de personnes osaient le disputer à Sa Grâce. Ce duc avait une belle prestance, et quand tous les grands montèrent pour déployer leur adresse à faire caracoler leurs chevaux, Sa Grâce était aussi près de moi que je le suis de vous, et il me dit : « Prenez garde, mon cœur (ce furent ses propres paroles), car mon cheval n’est pas très-sûr. Puisque vous venez de me dire que vous avez fort peu bu et mangé, je vous ferai voir que je ne suis point aussi indifférente à votre égard que vous le pensez ; car je ne crois pas qu’il soit prudent pour un jeune homme d’aller au lit l’estomac vide. »

Pour rendre justice à mistress Wilson, disons que ses harangues nocturnes en de telles occasions se terminaient fréquemment par cette sage sentence qui annonçait toujours quelque provision meilleure que de coutume : ce fut précisément ce qui arriva alors. En effet, le principal objet de ses murmures était de montrer son importance et son autorité ; car, au fond, mistress Wilson n’était pas une mauvaise femme ; elle aimait certainement M. Milnwood et son neveu, et elle les préférait à qui que ce fût au monde, quoiqu’elle les tourmentât extrêmement. Elle regardait alors M. Henri (c’est ainsi qu’elle l’appelait) avec une grande affection, parce qu’il prenait part à sa gaieté.

« Grand bien vous fasse, jeune homme ! Je pense que vous trouverez le repas que vous allez prendre aussi bon que celui de Niel Blane. Feu sa femme était fort adroite ; tout ce qu’elle faisait, elle le faisait bien, parce qu’elle ne sortait pas de sa classe ; et certes, elle ne pouvait pas égaler la ménagère d’un gentilhomme : mais je crains que sa fille ne soit une sotte. Dimanche dernier, à l’église, elle avait sur la tête un bonnet à rubans : à quoi tout cela la conduira-t-il ? Mais je sens mes yeux se fermer ; allons, Henri, ne vous pressez pas ; prenez garde en éteignant la chandelle ! Je vous ai mis une mesure d’ale et un verre d’eau de fleur d’oranger. Je ne donne pas de cela à tout le monde ; je la conserve pour mes maux d’estomac : mais c’est meilleur pour vous que de l’eau-de-vie. Allons, bonsoir, monsieur Henri, et surtout prenez garde à votre chandelle ! »

Morton lui assura qu’il serait fort prudent ; il la pria de ne pas être alarmée si elle l’entendait ouvrir la porte ; car il fallait qu’il allât, selon l’usage, veiller à son cheval et l’arranger pour la nuit. Mistress Wilson se retira, et Morton, serrant ses provisions, allait se rendre près de son hôte, lorsqu’il aperçut, fourrée entre la porte, la tête de la vieille ménagère, lui faisant des signes et lui recommandant de penser à son salut avant de se coucher, et d’invoquer pendant la nuit la protection du ciel.

Telles étaient les coutumes d’une certaine classe de serviteurs, autrefois commune en Écosse : peut-être serait-il même possible d’en trouver encore de semblables dans les contrées désertes. On les considérait alors comme des espèces de meubles appartenant à la maison ; et comme ils ne concevaient jamais, dans le cours de leur vie, la possibilité d’un renvoi, ils étaient sincèrement attachés à tous les membres de la famille[3]. D’un autre côté, lorsqu’ils étaient gâtés par l’indulgence ou l’indolence de leurs maîtres, ils étaient très-portés à devenir égoïstes et despotes, au point qu’une maîtresse ou un maître aurait presque désiré quelquefois d’échanger leur fidélité intraitable contre la duplicité flatteuse et commode d’un valet moderne.





  1. Mot qui veut dire demi-texte. a. m.
  2. Resolutioners et protesters, dit le texte. a. m.
  3. Un serviteur de cette espèce s’étant rendu coupable d’une injure grossière envers son maître, reçut ordre de quitter la maison. « Je n’en ferai rien, en vérité, » répondit le manant ; si Votre Honneur ne sait pas quand il a un bon serviteur, je sais, moi, quand j’ai un bon maître ainsi je resterai. » Dans une autre occasion de la même nature, le maître dit : « Jean, vous et moi nous ne pouvons plus à l’avenir reposer sous le même toit. » À quoi Jean répondit avec beaucoup de naïveté : « Où diable Votre Honneur veut-il aller ? »