Le Vieux Comédien

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E. T. A. HoffmannLes Frères Sérapion

Le Vieux Comédien
1821




Il était question de théâtre, Lothaire nous raconta l’anecdote suivante1 :

Je me souviens, dit-il, d’un homme fort singulier que je rencontrai dans une ville d’Allemagne, au milieu d’une troupe de comédiens, et qui m’offrit le vivant portrait de l’excellent pédant de Gœthe dans Wilhelm Meister.

Malgré la monotonie insupportable de son débit dans les méchants bouts de rôles qu’il remplissait, on s’accordait à dire qu’il avait été dans son jeune temps acteur de mérite, et qu’il représentait à merveille, par exemple, ces aubergistes rusés et fripons qui figuraient alors dans presque toutes les comédies, et dont l’hôte du Monde renversé de Tieck déplore déjà la disparition complète de la scène, en félicitant les Conseillers de l’extension exclusive de leur prérogative dramatique.

Notre homme paraissait avoir définitivement réglé ses comptes vis-à-vis du sort, qui évidemment s’était acharné à le maltraiter ; il semblait ne plus attacher aucun prix aux choses d’ici-bas, et moins encore à sa propre personne. Rien n’était plus capable de l’émouvoir à travers l’épaisse atmosphère d’abjection dont sa conscience s’était cuirassée et où il se complaisait.

Cependant de ses yeux creux et étincelants jaillissait une lueur spirituelle, et le reflet d’une âme noble ; et souvent sur son visage se peignait l’expression subite d’une ironie amère. Dans ces instants, il était difficile d’attribuer à autre chose qu’à une dérision perfide les manières, empreintes d’une soumission outrée, qu’il avait adoptées envers tout le monde, mais particulièrement envers son directeur, homme plein d’amour-propre et de fatuité.

Chaque dimanche, il avait l’habitude de venir s’asseoir à la table d’hôte de la première auberge de la ville, choisissant toujours la place la plus humble ; il était vêtu ce jour-là d’un habit propre et bien brossé, mais dont la couleur équivoque et la coupe encore plus étrange signalaient l’acteur d’une époque bien reculée. Il mangeait alors d’un bon appétit, quoiqu’il fût très sobre, surtout sous le rapport du vin, et qu’il ne vidât presque jamais à moitié seulement la bouteille placée devant lui. S’abstenant de prononcer une seule parole, il s’inclinait humblement, chaque fois qu’il buvait, vers l’aubergiste, qui l’admettait ainsi gratis le dimanche à sa table, à cause des leçons d’écriture et de calcul qu’il donnait à ses enfants.

Il arriva qu’un dimanche je trouvai toutes les places de la table d’hôte occupées, hors une seule qui restait vacante auprès du vieux comédien. Je m’y assis avec empressement, dans l’espoir de réussir à mettre en relief les facultés d’esprit supérieures dont je le supposais doué. Il était très difficile, pour ne pas dire impossible, d’entamer cet homme qui s’échappait soudain quand on croyait le tenir, et se retranchait dans des protestations de déférence exagérées. À la fin, et quand je l’eus forcé, avec beaucoup de peine, à accepter quelques verres d’un vin généreux, il me parut s’animer un peu, et il parla avec une émotion visible du bon vieux temps du théâtre, temps, hélas ! disparu sans aucune chance de retour.

On quitta la table, et quelques amis m’abordèrent : le bonhomme voulait se retirer. Je le retins avec obstination, malgré ses humbles doléances sur ce qu’un pauvre acteur décrépit, tel que lui, n’était pas une société pour des gentilshommes aussi honorables, que les convenances lui faisaient un devoir de se retirer, que sa place n’était pas en semblable compagnie, qu’il ne pouvait guère y être toléré que pour la courte durée du repas, etc., etc. Enfin, ce fut, non pas au pouvoir de mon éloquence, mais plutôt à la séduction irrésistible de l’offre d’une tasse de café et d’une pipe de tabac superfin dont j’étais muni, que je dois attribuer sa condescendance à mes sollicitations.

Il nous parla avec autant d’esprit que de vivacité du vieux temps du théâtre. Il avait vu Eckhof, et joué avec Schrôder. Bref, nous acquîmes la conviction que cette morosité glaciale, chez lui, n’avait d’autre cause que la disparition d’une époque qui lui avait fermé le monde, où il vivait, se mouvait et respirait librement, et hors duquel il ne pouvait plus trouver ni sympathie, ni point d’appui. Et combien il nous surprit, quand à la fin, devenu joyeux et plein d’abandon, il prononça, avec une expression énergique et pénétrante, les paroles du spectre dans Hamlet, d’après Schrôder (car il n’avait nullement connaissance de la traduction moderne de Schlegel) ! Mais il provoqua tout à fait des transports d’admiration en nous récitant plusieurs passages du rôle de Oldenholm, car il ne voulait pas non plus admettre le nom de Polonius. Tout cela pourtant est peu de chose auprès d’une scène, à mon avis sans pareille, et qui ne s’effacera jamais de ma mémoire. Ce que je viens de raconter, un peu longuement peut-être, n’en est que le prélude.

Mon homme était obligé d’accepter une foule de rôles secondaires, et de remplir, dans les ridicules pièces à tiroir, le misérable emploi du compère destiné à servir de plastron à l’acteur aux travestissements. C’est ainsi qu’il devait jouer, quelques jours après notre entrevue, un rôle de directeur de théâtre dans Les Rôles à l’essai, que son véritable directeur lui-même, qui s’imaginait y devoir faire sensation, s’était arrangés à sa manière. Le jour venu, soit que notre entretien et la soirée dont j’ai rendu compte eussent réveillé son ancienne verve et son ardeur éteinte, soit que dans la matinée peut-être, comme on voulut le prétendre après, le vin eût retrempé les facultés de son âme, il parut, dès son entrée en scène, un tout autre homme qu’on ne le connaissait. Ses yeux étincelaient, et la voix creuse et cassée du vieillard hypocondre, décrépit, avait fait place à une basse accentuée et retentissante, pareille à l’organe de certains individus d’un âge mûr, et qui distingue, par exemple, ces oncles riches qui au théâtre exercent la justice poétique en dispensant à la vertu des récompenses et un châtiment à la folie. Le début de la pièce toutefois ne laissa soupçonner rien d’extraordinaire. Mais quelle fut l’extrême surprise du public quand, après une ou deux scènes de travestissement du directeur-acteur, notre homme inconcevable s’adressa tout-à-coup au parterre lui-même, avec un sourire sardonique, et lui tint à peu près ce langage.

« Est-ce que les très honorables spectateurs n’auraient pas, comme moi, reconnu du premier coup d’œil M. le directeur ?… (Il prononça le nom du directeur.) Est-il possible de vouloir baser la force de l’illusion sur la coupe d’un habit, tantôt large, tantôt étroit, ou sur l’aspect d’une perruque plus ou moins fournie, et d’espérer par là faire valoir un chétif talent, dépourvu d’ailleurs de toute capacité, et semblable à un pauvre enfant qui languit privé du sein nourricier ? Le jeune homme qui veut se faire passer à mes yeux, avec tant de maladresse, pour un artiste protée, pour un génie caméléonien, aurait au moins du éviter de gesticuler incessamment d’une manière si exagérée, de se laisser retomber sur lui-même, à la fin de chaque période, comme une lame de couteau qui rentre dans le manche, et ne pas naziller de la sorte en prononçant le plus petit r. Peut-être alors que les très honorables spectateurs n’eussent pas, ainsi que moi, reconnu notre petit directeur de prime abord, comme cela est arrivé, et ce qui fait grande pitié. — Mais, puisque la pièce doit durer encore une demi-heure, je veux avoir l’air jusqu’à la fin de ne m’apercevoir de rien, quelque ennuyeuse et déplaisante que soit ma tâche… chut ! »

Et à chaque nouvelle sortie du directeur, le vieux comédien contrefaisant son jeu avec ironie et de la façon la plus comique, on peut s’imaginer quels rires bruyants s’élevaient de tous les coins de la salle. — Notez bien, ce qui redoublait encore l’hilarité générale, que le directeur, occupé sans relâche de ses travestissements successifs, ne se douta pas un moment, jusqu’à la fin de la pièce, de la mystification dont il était l’objet. Peut-être bien le vieux railleur avait-il fait entrer dans son complot le tailleur du théâtre ; mais très positivement un désordre malencontreux s’était mis ce soir-là dans la garde-robe du pauvre directeur. Il en résultait de bien plus longs intervalles de temps entre ses apparitions, et le vieux, sur qui retombait la charge d’occuper la scène, avait le champ libre pour accumuler les sarcasmes les plus amers contre son supérieur, et pour le contrefaire, jusqu’aux plus petits détails, avec une vérité grotesque qui provoquait dans le public une gaîté délirante.

Ce qui n’était pas le moins récréatif, c’était d’entendre notre homme annoncer à l’avance aux spectateurs sous quel masque le directeur allait reparaître, en parodiant sa voix empruntée, ses poses et ses gestes. Alors celui-ci était accueilli à son entrée en scène par des éclats de rire universels, qu’il ne manquait pas d’attribuer, avec une visible satisfaction, à la réussite et à l’effet de son déguisement, tandis que c’était une manière d’applaudir à la ressemblance frappante du portrait dont le vieux venait de tracer l’ébauche.

À la fin pourtant son stratagème dut être divulgué, et l’on peut se figurer l’exaspération du directeur qui s’élança comme un sanglier furieux sur le pauvre comédien, fort embarrassé de se soustraire à ses mauvais traitements, et auquel il fut interdit absolument de remettre les pieds au théâtre. Mais, en revanche, le public l’avait tellement pris de ce jour en affection, et embrassa si vivement sa cause, que le directeur, d’ailleurs confondu de ridicule, n’eut d’autre ressource que de fermer son théâtre et d’aller chercher fortune ailleurs.

Plusieurs bourgeois respectables, et à leur tête l’aubergiste dont j’ai parlé, se cotisèrent, et procurèrent au vieux comédien de quoi vivre convenablement, si bien qu’il put renoncer tout à fait à une profession qu’il tenait pour dégradée, et séjourner dans la ville même, tranquille et sans souci.

Mais l’âme d’un acteur est pleine de bizarreries et de contrastes inexplicables ! À peine un an fut-il écoulé, que le vieillard disparut subitement, sans que personne pût savoir où il avait porté ses pas. — Depuis, on prétendit l’avoir vu à la suite d’une misérable troupe de comédiens ambulants, et réduit à cette même condition infime et précaire, à laquelle il venait à peine d’échapper.





Traduit par Henry Egmont.



NOTE DU TRADUCTEUR.

1. Outre les contes principaux qui forment le fond de l’ouvrage des Frères Sérapion, Hoffmann, pour animer le dialogue qui leur sert de cadre, fait raconter à ses interlocuteurs de petites nouvelles ou anecdotes dont nous avons déjà donné un modèle dans Barbara Rolloffin. Le vieux Comédien est une des plus piquantes, et nous en avons recueilli deux autres à la suite dont les personnages paraissent avoir été connus de l’auteur. Hoffmann, du reste, met souvent à contribution dans ses écrits des traits de sa propre vie, ou des caractères d’individus qui lui ont été familiers, sauf le coloris éclatant et toujours un peu fantastique dont il revêt et enrichit ses emprunts au monde réel.