Le Vieux Cordelier (n°3)

La bibliothèque libre.
Ce document est un des numéros du Vieux Cordelier.
◄  N° 2
N° 4  ►

VIVRE LIBRE (No. 3.) OU MOURIR.
LE VIEUX
CORDELIER ;
JOURNAL
Rédigé par Camille DESMOULINS,
Député à la Convention, et Doyen des Jacobins.

Quintidi Frimaire, 3e. décade, l’an II de la Rép. une et indiv.
Dès que ceux qui gouvernent seront haïs, leurs concurrens ne tarderont pas à être admirés. (Machiavel.)

Une différence entre la monarchie et la république, qui suffiroit seule pour faire repousser avec horreur, par les gens de bien, le gouvernement monarchique, et lui faire préférer la république, quoiqu’il en coûte pour l’établir, c’est que si, dans la démocratie, le peuple peut être trompé, du moins c’est la vertu qu’il aime, c’est le mérite qu’il croit élever aux places, au lieu que les coquins sont l’essence de la monarchie. Les vices, les pirateries et les crimes, qui sont la maladie des républiques, sont la santé des monarchies. Le cardinal de Richelieu l’avoue dans son testament politique, où il pose en principe, que le roi doit éviter de se servir des gens de bien. Avant lui, Salluste avoit dit : Les rois ne sauroient se passer des fripons, et au contraire, ils doivent avoir peur et se méfier de la probité. Ce n’est donc que dans la démocratie que le bon citoyen peut raisonnablement espérer de voir cesser le triomphe de l’intrigue et du crime ; et pour cela, le peuple n’a besoin que d’être éclairé : c’est pourquoi, afin que le règne d’Astrée revienne, je reprends la plume, et je veux aider le père Duchesne à éclairer mes concitoyens, et à répandre les semences du bonheur public.

Il y a encore cette différence entre la monarchie et la république, que les règnes des plus méchans empereurs, Tibère, Claude, Néron, Caligula, Domitien, eurent d’heureux commencemens. Tous les règnes ont la joyeuse entrée. L’avantage des républiques est de s’améliorer.

C’est par ces réflexions que le patriote répond d’abord au royaliste, tant, sous cape de l’état présent de la France, comme si cet état violent et terrible devoit durer : Je vous entends, messieurs les royalistes, narguer tout bas les fondateurs de la République, et comparer le temps de la Bastille. Vous comptez sur la franchise de ma plume, et vous vous faites un plaisir malin de la suivre, esquissant fidelement le tableau de ce dernier semestre. Mais je saurai tempérer votre joie, et animer les citoyens d’un nouveau courage. Avant de mener le lecteur aux Breteaux, et sur la place de la Révolution, et de la lui montrer inondée du sang qui coula pendant ces six mois, pour l’éternel affranchissement d’un peuple de vingt-cinq millions d’hommes, et non encore lavée par la liberté et le bonheur public, je vais commencer par reporter les yeux de mes concitoyens sur les règnes des Césars, et sur ce fleuve de sang, sur cet égoût de corruption et d’immondices, coulant perpétuellement sous la monarchie.

Muni de ce numéro préliminaire, le souscripteur, fût-il doué de la plus grande sensibilité, se soutiendra facilement, pendant la traversée qu’il entreprend avec moi, de cette période de la révolution. Dans le combat à mort que se livrent, au milieu de nous, la république et la monarchie, et dans la nécessité que l’une ou l’autre remportât une victoire sanglante, qui pourra gémir du triomphe de la République, après avoir vu la description que l’histoire nous a laissée du triomphe de la monarchie ; après avoir jeté un coup-d’œil sur la copie ébauchée et grossière des tableaux de Tacite, que je vais présenter à l’honorable cercle de mes abonnés ?

« Après le siége de Pérouse, disent les historiens, malgré la capitulation, la réponse d’Auguste fut : Il vous faut tous périr. Trois cents des principaux citoyens furent conduits à l’autel de Jules-César, et là, égorgés le jour des Ides de Mars ; après quoi le reste des habitans fut passé pêle-mêle au fil de l’épée, et la ville, une des plus belles de l’Italie, réduite en cendres, et autant effacée qu’Herculanum de la surface de la terre. Il y avoit anciennement à Rome, dit Tacite, une loi, qui spécifioit les crimes d’État et de lèze-majesté, et portoit peine capitale. Ces crimes de lèze-majesté, sous la république, se réduisoient à quatre sortes : si une armée avoit été abandonnée dans un pays ennemi ; si l’on avoit excité des séditions ; si les membres des corps constitués avoient mal administré les affaires ou les deniers publics ; si la majesté du peuple romain avoit été avilie. Les empereurs n’eurent besoin que de quelques articles additionnels à cette loi, pour envelopper et les citoyens et les cités entières dans la proscription. Auguste fut le premier extendeur de cette loi de lèze-majesté, dans laquelle il comprit les écrits qu’il appeloit contre-révolutionnaires[1]. Sous ses successeurs, et bientôt les extensions n’eurent plus de bornes. Dès que des propos furent devenus des crimes d’État, de-là il n’y eut qu’un pas pour changer en crimes les simples regards, la tristesse, la compassion, les soupirs, le silence même.

« Bientôt ce fut un crime de lèze-majesté ou de contre-révolution à la ville de Nursia, d’avoir élevé un monument à ses habitans, morts au siège de Modène, en combattant cependant sous Auguste lui-même, mais parce qu’alors Auguste combattoit avec Brutus, et Nursia eut le sort de Pérouse.

« Crime de contre-révolution à Libon Drusus, d’avoir demandé aux diseurs de bonne-aventure, s’il ne posséderoit pas un jour de grandes richesses. Crime de contre-révolution au journaliste Cremutius Cordus, d’avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. Crime de contre-révolution à un des descendans de Cassius, d’avoir chez lui un portrait de son bisaïeul. Crime de contre-révolution à Mamercus Scaurus, d’avoir fait une tragédie, où il y avoit tel vers à qui on pouvoit donner deux sens. Crime de contre-révolution à Torquatus Silanus, de faire de la dépense. Crime de contre-révolution à Petreïus, d’avoir eu un songe sur Claude. Crime de contre-révolution à Appius Silanus, de ce que la femme de Claude avoit eu un songe sur lui. Crime de contre-révolution à Pomponius, parce qu’un ami de Séjan étoit venu chercher un asile dans une de ses maisons de campagne. Crime de contre-révolution d’être allé à la garde-robe, sans avoir vidé ses poches, et en conservant dans son gillet un jeton à face royale, ce qui étoit un manque de respect à la figure sacrée des tyrans. Crime de contre-révolution de se plaindre des malheurs du temps ; car c’étoit faire le procès du gouvernement. Crime de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin de Caligula. Pour y avoir manqué, grand nombre de citoyens furent déchirés de coups, condamnés aux mines ou aux bêtes, quelques uns même, sciés par le milieu du corps. Crime de contre-révolution à la mère du consul Fusius Geminus, d’avoir pleuré la mort funeste de son fils.

« Il falloit montrer de la joie, de la mort de son ami, de son parent, si l’on ne vouloit s’exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il avoit fait mourir les proches, alloient en rendre graces aux Dieux, et illuminoient. Du moins il falloit avoir un air de contentement, un air ouvert et calme. On avoit peur que la peur même ne rendît coupable.

« Tout donnoit de l’ombrage au tyran. Un citoyen avoit-il de la popularité ? c’étoit un rival du prince, qui pouvoit susciter une guerre civile. Studia civium in se verteret et si multi idem audeant bellum esse. Suspect.

« Fuyoit-on au contraire la popularité, et se tenoit-on au coin de son feu ? cette vie retirée vous avoit fait remarquer, vous avoit donné de la considération. Quantò metu occultier tanto plus famæ adeptus. Suspect.

« Étiez-vous riche ? il y avoit un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Auri vim atque opes Plauti principi infensas. Suspect.

« Étiez-vous pauvre ? Comment donc ? invincible empereur, il faut surveiller de plus près cet homme. Il n’y a personne d’entreprenant comme celui qui n’a rien. Syllam inopem, unde præcipuam audaciam. Suspect.

« Étiez-vous d’un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé ? ce qui vous affligeoit, c’est que les affaires publiques alloient bien. hominem bonis publicis mæstum. Suspect.

« Si, au contraire, un citoyen se donnoit du bon temps et des indigestions ; il ne se divertissoit que parce que l’empereur avoit eu cette attaque de goutte, qui, heureusement, ne seroit rien ; il falloit lui faire sentir que sa majesté étoit encore dans la vigueur de l’âge. Reddendam pro intempestiva licentia mæstam et funebrem octem quâ sentiat vivere Vitellium et imperare. Suspect.

« Étoit-il vertueux et austère dans ses mœurs ? Bon ! nouveau Brutus, qui prétendoit par sa pâleur et sa perruque de jacobin, faire la censure d’une cour aimable et bien frisée. Gliscere amulos Brutorum vultûs rigidi et tristis quo tibi lasciviam ex probrent. Suspect.

« Étoit-ce un philosophe, un orateur ou un poëte ? il lui convenoit bien d’avoir plus de renommée que ceux qui gouvernoient ! Pouvoit-on souffrir qu’on fît plus d’attention à l’auteur, aux quatrièmes, qu’à l’empereur dans sa loge grillée ? Virginium et rufam Claritudo nominis. Suspect.

« Enfin, s’étoit-on acquis de la réputation à la guerre ? on n’en étoit que plus dangereux par son talent. Il y a de la ressource avec un général inepte. S’il est traître, il ne peut pas si bien livrer une armée à l’ennemi, qu’il n’en revienne quelqu’un. Mais un officier du mérite de Corbulon ou d’Agricola, s’il trahissoit, il ne s’en sauveroit pas un seul. Le mieux étoit de s’en défaire : au moins, seigneur, ne pouvez-vous vous dispenser de l’éloigner promptement de l’armée. Multâ militari famâ metum fecerat. Suspect.

« On peut croire que c’étoit bien pis, si on étoit petit-fils ou allié d’Auguste. On pouvoit avoir un jour des prétentions au trône. Nobilem et quod tunc spectaretur è Cæsarum posteris ! Suspect.

« Et tous ces suspects, sous les empereurs, n’en étoient pas quittes, comme chez nous, pour aller aux Madelonettes, aux Irlandais, ou à Sainte-Pélagie. Le prince leur envoyoit l’ordre de faire venir leur médecin ou leur apothicaire, et de choisir, dans les vingt-quatre heures, le genre de mort qui leur plairoit le plus. Missus centurio qui maturaret eum.

« C’est ainsi qu’il n’étoit pas possible d’avoir aucune qualité, à moins qu’on en eût fait un instrument de la tyrannie, sans éveiller la jalousie du despote, et sans s’exposer à une perte certaine. C’étoit un crime d’avoir une grande place, ou d’en donner sa démission : mais le plus grand de tous les crimes étoit d’être incorruptible. Néron avoit tellement détruit tout ce qu’il y avoit de gens de bien, qu’après s’être défait de Thrasea et Soranus, il se vantoit d’avoir aboli jusqu’au nom de la vertu sur la terre. Quand le sénat les avoit condamnés, l’empereur lui écrivoit une lettre de remercîment de ce qu’il avoit fait périr un ennemi de la république ; de même qu’on avoit vu le tribun Clodius, élever un autel à la liberté, sur l’emplacement de la maison rasée de Cicéron, et le peuple crier : Vive la liberté !

« L’un étoit frappé à cause de son nom ou de celui de ses ancêtres ; un autre, à cause de sa belle maison d’Albe : Valerius Asiaticus, à cause que ses jardins avoient plu à l’impératrice ; Statilius, à cause que son visage lui avoit déplu ; et une multitude, sans qu’on en pût deviner la cause. Toranius, le tuteur, le vieux ami d’Auguste, étoit proscrit par son pupille, sans qu’on sût pourquoi, sinon qu’il étoit homme de probité, et qu’il aimoit sa patrie. Ni la préture, ni son innocence ne purent garantir Quintus Gellius des mains sanglantes de l’exécuteur ; et cet Auguste, dont on a tant vanté la clémence, lui arrachoit les yeux de ses propres mains. On étoit trahi et poignardé par ses esclaves, ses ennemis ; et si on n’avoit point d’ennemi, on trouvoit pour assassin un hôte, un ami, un fils. En un mot, sous ces règnes, la mort naturelle d’un homme célèbre, ou seulement en place, étoit si rare, que cela étoit mis dans les gazettes, comme un événement, et transmis par l’historien à la mémoire des siècles. « Sous ce consulat, dit notre annaliste, il y eut un pontife, Pison, qui mourut dans son lit, ce qui parut tenir du prodige. »

« La mort de tant de citoyens innocens et recommandables, sembloit une moindre calamité que l’insolence et la fortune scandaleuse de leurs meurtriers et de leurs dénonciateurs. Chaque jour, le délateur sacré et inviolable faisoit son entrée triomphale dans le palais des morts, en recueilloit quelque riche succession. Tous ces dénonciateurs se paroient des plus beaux noms ; se faisoient appeler Cotta, Scipion, Régulus, Cassius Severus. La délation étoit le seul moyen de parvenir, et Régulus fut fait trois fois consul pour ses dénonciations. Aussi tout le monde se jettoit-il dans une carrière des dignités si large et si facile ; et pour se signaler par un début illustre, et faire ses caravanes de délateur, le marquis Serenus intentoit une accusation de contre-révolution contre son vieux père, déjà exilé, après quoi, il se faisoit appeler fièrement Brutus.

« Tels accusateurs, tels juges. Les tribunaux protecteurs de la vie et des propriétés, étoient devenus des boucheries, ce qui portoit le nom de supplice et de confiscation, n’étoit que vol et assassinat.

« S’il n’y avoit pas moyen d’envoyer un homme au tribunal, on avoit recours à l’assassinat et au poison. Celer, Œlius, la fameuse Locuste, le médecin Anicet, étoient des empoisonneurs de profession, patentés, voyageant à la suite de la cour, et une espèce de grands officiers de la couronne. Quand ces demi-mesures ne suffisoient pas, le tyran recouroit à une proscription générale. C’est ainsi que Caracalla, après avoir tué de ses mains son frère Geta, déclaroit ennemis de la république tous ses amis et partisans, au nombre de vingt mille ; et Tibère, ennemis de la république, tous les amis et partisans de Séjan, au nombre de trente mille. C’est ainsi que Sylla, dans un seul jour, avoit interdit le feu et l’eau à soixante-dix mille Romains. Si un lion empereur avoit eu une cour et une garde prétorienne de tigres et de panthères, ils n’eussent pas mis plus de personnes en pièces que les délateurs, les affranchis, les empoisonneurs et les coupe-jarrets des Césars ; car la cruauté causée par la faim, cesse avec la faim, au lieu que celle causée par la crainte, la cupidité et les soupçons des tyrans, n’a point de bornes. Jusqu’à quel degré d’avilissement et de bassesse, l’espèce humaine ne peut-elle donc pas descendre, quand on pense que Rome a souffert le gouvernement d’un monstre, qui se plaignoit que son règne ne fût point signalé par quelque calamité, peste, famine, tremblement de terre ; qui envioit à Auguste le bonheur d’avoir eu, sous son empire, une armée taillée en pièces, et au règne de Tibère, les désastres de l’amphithéâtre de Fidenes, où il avoit péri cinquante mille personnes ; et pour tout dire, en un mot, qui souhaitoit que le peuple romain n’eût qu’une seule tête, pour le mettre en masse à la fenêtre !

Que les royalistes ne viennent pas me dire que cette description ne conclut rien ; que le règne de Louis XVI ne ressembloit point à celui des Césars. S’il n’y ressembloit point, c’est que chez nous, la tyrannie, endormie depuis long-temps au sein des plaisirs, et se reposant sur la solidité des chaînes que nos pères portoient depuis quinze cents ans, croyoit n’avoir plus besoin de la terreur, seul instrument des despotes, dit Machiavel, et instrument tout-puissant sur des ames basses, timides, et faites pour l’esclavage. Mais aujourd’hui que le peuple s’est réveillé, et que l’épée de la République a été tirée contre les monarchies, laissez la royauté remettre le pied en France, c’est alors que ces médailles de la tyrannie, si bien frappées par Tacite, et que je viens de mettre sous les yeux de mes concitoyens, seront la vivante image de ce qu’ils auront à souffrir de maux pendant cinquante ans. Et faut-il chercher des exemples si loin ? Les massacres du Champ de Mars et de Nancy ; ce que Robespierre racontoit l’autre jour aux Jacobins, des horreurs que les Autrichiens ont commises aux frontières, les Anglais à Gènes, et les royalistes à Fougères et dans la Vendée ; et la violence seule des partis, montrent assez que le despotisme, rentré furieux dans ses possessions détruites, ne pourroit s’y affermir, qu’en régnant comme les Octaves et les Nérons. Dans ce duel entre la liberté et la servitude, et dans la cruelle alternative d’une défaite mille fois plus sanglante que notre victoire, outrer la révolution, avoit donc moins de péril, et valoit encore mieux que de rester en de çà, comme l’a dit Danton, et il a fallu, avant tout, que la République s’assurât du champ de bataille.

D’ailleurs tout le monde conviendra d’une vérité. Quoique Pitt sentant cette nécessité où nous étions réduits, de ne pouvoir vaincre sans une grande effusion de sang, ait changé tout-à-coup de batteries, et profitant habilement de notre situation, ait fait tous ses efforts pour donner à notre liberté l’attitude de la tyrannie, et tourner ainsi contre nous la raison et l’humanité du dix-huitième siècle, c’est-à-dire, les armes même avec lesquelles nous avions vaincu le despotisme ; quoique Pitt, depuis la grande victoire de la Montagne, le 20 janvier, se sentant trop foible pour empêcher la liberté de s’établir en France, en la combattant de front, ait compris que le seul moyen de la diffamer et de la détruire, étoit d’en prendre lui-même le costume et le langage ; quoiqu’en conséquence de ce plan, il ait été donné à tous ses agens, à tous les aristocrates, l’intruction secrète de s’affubler d’un bonnet rouge, de changer la culotte étroite contre le pantalon, et de se faire des patriotes énergumènes ; quoique le patriote Pitt, devenu Jacobin, dans son ordre à l’armée invisible qu’il solde parmi nous, l’ait conjurée de demander, comme le marquis de Montaut, cinq cents têtes dans la Convention, et que l’armée du Rhin fusillât la garnison de Mayence ; de demander, comme une certaine pétition, qu’on fit tomber 900 mille têtes ; comme un certain réquisitoire, qu’on embastillât la moitié du peuple français, comme suspect ; et comme une certaine motion, qu’on mit des barrils de poudre sous ces prisons innombrables, et à côté une mêche permanente ; quoique le sans-culotte Pitt ait demandé qu’au moins, par amendement, on traitât tous ces prisonniers avec la dernière rigueur ; qu’on leur refusât toutes les commodités de la vie, et jusqu’à la vue de leurs pères, de leurs femmes et de leurs enfans, pour les livrer eux et leur famille à la terreur et au désespoir ; quoique cet habile ennemi ait suscité par-tout une nuée de rivaux à la Convention, et qu’il n’y ait aujourd’hui, en France, que les 1200 mille soldats de nos armées, qui, fort heureusement, ne fassent pas de lois ; car les commissaires de la Convention font des lois. Les départemens, les districts, les municipalités, les sections, les comités révolutionnaires font des lois ; et, Dieu me pardonne, je crois que les sociétés fraternelles en font aussi : malgré, dis-je, tous les efforts que Pitt a faits pour rendre notre République odieuse à l’Europe, pour donner des armes au parti ministériel contre le parti de l’opposition, à la rentrée du parlement ; en un mot, pour réfuter le manifeste sublime de Robespierre[2] ; malgré tant de guinées, qu’on me cite, disoit Danton ; un seul homme, fortement prononcé dans la révolution, et en faveur de la République, qui ait été condamné à mort par le tribunal révolutionnaire ? Le tribunal révolutionnaire, de Paris du moins, quand il a vu des faux témoins se glisser dans son sein, et mettre l’innocent en péril, s’est empressé de leur faire subir la peine du Talion. À la vérité, il a condamné pour des paroles et des écrits. Mais d’abord, peut-on regarder comme de simples paroles le cri de vive le Roi, ce cri provocateur de sédition, et qui par conséquent, même dans l’ancienne loi de la République romaine, que j’ai citée, eût été puni de mort ? Ensuite c’est dans la mêlée d’une révolution que ce tribunal a à juger des crimes politiques ; et ceux même qui croyent qu’il n’est pas exempt d’erreurs, lui doivent cette justice, qu’en matière d’écrits, il s’est plus attaché à l’intention qu’au corps du délit ; et lorsqu’il n’a pas été convaincu que l’intention étoit contre-révolutionnaire, il n’a jamais manqué de mettre en liberté, non seulement celui qui avoit tenu les propos ou publié les écrits, mais même celui qui avoit émigré.

Ceux qui jugent si sévèrement les fondateurs de la République, ne se mettent pas assez à leur place. Voyez entre quels précipices nous marchons. D’un côté est l’exagération en moustaches, à qui il ne tient pas que, par ses mesures ultra-révolutionnaires, nous ne devenions l’horreur et la risée de l’Europe ; d’un autre côté est le modérantisme en deuil, qui, voyant les vieux Cordeliers ramer vers le bon sens, et tâcher d’éviter le courant de l’exagération, faisoit hier, avec une armée de femmes, le siége du comité de sûreté générale, et me prenant au collet, comme j’y entrois par hasard, prétendoit que, dans le jour, la Convention ouvrît toutes les prisons, pour nous lâcher aux jambes, avec un certain nombre, il est vrai, de bons citoyens, une multitude de contre-révolutionnaires, enragés de leur détention. Enfin, il y a une troisième conspiration, qui n’est pas la moins dangereuse ; c’est celle que Marat auroit appelé la conspiration des dindons : je veux parler de ces hommes qui, avec les intentions du monde les meilleures, étrangers à toutes les idées politiques, et si je puis m’exprimer ainsi, scélérats de bétise et d’orgueil, parce qu’ils sont de tel comité, ou qu’ils occupent telle place éminente, souffrent à peine qu’on leur parle ; montagnards d’industrie, comme les appelle si bien d’Églantines, tout au moins montagnards de recrues, de la troisième ou quatrième requisition, dont la morgue ose traiter de mauvais citoyens, des vétérans blanchis dans les armées de la République, s’ils ne fléchissent pas le genou devant leur opinion et dont l’ignorance patriote nous fait encore plus de mal que l’habileté contre-révolutionnaire des Lafayette et des Dumouriez. Voilà les trois écueils dont les Jacobins éclairés voient que leur route est semée sans interruption : mais ceux qui ont posé la première pierre de la République doivent être déterminés à élever jusqu’au faîte ce nouveau capitole, ou à s’ensevelir sous ses fondemens.

Pour moi, j’ai repris tout mon courage ; et tant que j’aurai vécu, je n’aurai pas laissé déshonorer mon écritoire véridique et républicain. Aprés ce numéro 3 du vieux Cordelier, que Pitt vienne dire maintenant que je n’ai pas la liberté d’exprimer mon opinion autant que le Morning Chronicle ! Qu’il vienne dire que la liberté de la presse n’existe plus en France, même pour les députés à la Convention, après la lettre pleine d’affreuses vérités que vient de publier le courageux Philippeaux, quoiqu’on puisse lui reprocher d’y avoir trop méconnu les grands services du comité de salut public. Depuis que j’ai lu cet écrit véritablement sauveur, je dis à tous les patriotes que je rencontre : Avez-vous lu Philippeaux ? Et je le dis avec autant d’enthousiasme, que Lafontaine demandoit : Avez-vous lu Baruch ?

Oui, j’espère que la liberté de la presse va renaître toute entière. On a étrangement trompé les meilleurs esprits de la Convention, sur les prétendus dangers de cette liberté. On veut que la terreur soit à l’ordre du jour, c’est-à-dire, la terreur des mauvais citoyens : qu’on y mette donc la liberté de la presse ; car elle est la terreur des fripons et des contre-révolutionnaires.

Loustalot, qu’on a trop oublié, et à qui il n’a manqué, pour partager les honneurs divins de Marat, que d’être assassiné deux ans plus tard, ne cessoit de répéter cette maxime d’un écrivain anglais : Si la liberté de la presse existoit dans un pays où le despotisme le plus absolu réunît dans une seule main tous les pouvoirs, elle suffiroit seule pour faire contre-poids. L’expérience de notre révolution a démontré la vérité de cette maxime. Quoique la constitution de 89 eût environné le tyran de tous les moyens de corruption ; quoique la majorité des deux premières assemblées nationales, corrompue par ses vingt-cinq millions et par les supplémens de liste civile, conspirât avec Louis XVI, et avec tous les cabinets de l’Europe, pour étouffer notre liberté naissante, il a suffi d’une poignée d’écrivains courageux pour mettre en fuite des milliers de plumes vénales, déjouer tous les complots, et amener la journée du 10 août et la République, presque sans effusion de sang, en comparaison de ce qu’il en a coulé depuis. Tant que la liberté indéfinie de la presse a existé, il nous a été facile de tout prévoir, de tout prévenir. La liberté, la vérité, le bon sens ont battu l’esclavage, la sottise et le mensonge, partout où ils les ont rencontrés. Mais est venu le vertueux Roland, qui, en faisant de la poste des filets de Saint-Cloud, que le ministre seul avoit droit de lever, et ne laissant passer que les écrits brissotins, a attenté le premier à la circulation des lumières, et a amoncelé sur le Midi ces ténèbres et ces nuages, d’où il est sorti tant de tempêtes. On interceptoit les écrits de Robespierre, de Billaud Varennes,  etc. etc. Grâces à la guerre qu’on fit déclarer, soi-disant pour achever la révolution, il nous en coûte déjà le sang d’un million d’hommes, selon le compte du Père Duchesne, dans un de ses derniers numéros, tandis que je mourrai avec cette opinion, que, pour rendre la France républicaine, heureuse et florissante, il eût suffi d’un peu d’encre, et d’une seule guillotine.

On ne répondra jamais à mes raisonnemens, en faveur de la liberté de la presse ; et qu’on ne dise pas, par exemple, que dans ce numéro 3, et dans ma traduction de Tacite, la malignité trouvera des rapprochemens entre ces temps déplorables et le nôtre. Je le sais bien, et c’est pour faire cesser ces rapprochemens, c’est pour que la liberté ne ressemble point au despotisme, que je me suis armé de ma plume. Mais, pour empêcher que les royalistes ne tirent de-là un argument contre la République, ne suffit-il pas de représenter, comme j’ai fait tout-à-l’heure, notre situation, et l’alternative cruelle où se sont trouvés réduits les amis de la liberté, dans le combat à mort entre la République et la monarchie ?

Sans doute, la maxime des républiques est, qu’il vaut mieux ne pas punir plusieurs coupables, que de frapper un seul innocent. Mais n’est-il pas vrai que, dans un temps de révolution, cette maxime pleine de raison et d’humanité, sert à encourager les traîtres à la patrie, parce que la clarté des preuves qu’exige la loi favorable à l’innocence, fait que le coupable rusé se dérobe au supplice ? Tel est l’encouragement qu’un peuple libre donne contre lui-même. C’est une maladie des républiques, qui vient, comme on voit, de la bonté du tempérament. La maxime au contraire du despotisme est, qu’il vaut mieux que plusieurs innocens périssent, que si un seul coupable échappoit. C’est cette maxime, dit Gordon sur Tacite, qui fait la force et la sûreté des rois. Le comité de salut public l’a bien senti ; et il a cru que, pour établir la République, il avoit besoin un moment de la jurisprudence des despotes. Il a pensé, avec Machiavel, que dans les cas de conscience politiques, le plus grand bien effaçoit le mal plus petit. Il a donc voilé pendant quelque temps la statue de la liberté. Mais confondra-t-on ce voile de gaze et transparent, avec la doublure des Cloots, des Coupé, des Montaut, et ce drap mortuaire sous lequel on ne pouvoit reconnoître les principes au cercueil ? Confondra-t-on la constitution, fille de la montagne, avec les superfétations de Pitt ; les erreurs du patriotisme, avec les crimes du parti de l’étranger ; le réquisitoire du procureur de la commune sur les certificats de civisme, sur la fermeture des églises, et sa définition des gens suspects, avec les décrets tutélaires de la Convention, qui ont maintenu la liberté du culte, et les principes.

Je n’ai point prétendu faire d’application à personne, dans ce numéro. Ce ne seroit pas ma faute, si monsieur Vincent, le Pitt de Georges Bouchotte, jugeoit à propos de s’y reconnoître à certains traits. Mon cher et brave collègue Philippeaux n’a pas pris tant de détours pour lui adresser des vérités bien plus dures. C’est à ceux qui, en lisant ces vives peintures de la tyrannie, y trouveroient quelque malheureuse ressemblance avec leur conduite, à s’empresser de la corriger ; car on ne se persuadera jamais que le portrait d’un tyran, tracé de la main du plus grand peintre de l’antiquité, et par l’historien des philosophes, puisse être devenu le portrait, d’après nature, de Caton et de Brutus, et que ce que Tacite appeloit le despotisme et le pire des gouvernemens, il y a douze siècles, puisse s’appeller aujourd’hui la liberté, et le meilleur des mondes possibles.
moyennant 5 liv., pour trois mois, franc de port, pour Paris et les Départemens.

  1. Je préviens que ce numéro n’est, d’un bout à l’autre, qu’une traduction littérale des historiens. J’ai cru inutile de le surcharger des citations. Toutefois, au risque de passer pour pédant, je citerai, par fois, le texte, afin d’ôter tout prétexte à la malignité d’empoisonner mes phrases, et de prétendre aussi que ma traduction d’un auteur mort, il y a quinze cents ans, est un crime de contre-révolution. Voici le passage. Tacit. annales, liv. I, ch. 72. Legi majestatis, nomen apud veteres idem, sed alia in judicium veniebant. Si quis proditione exercitum, aut plebem seditionibus, deniquemale gestâ republicâ majestatem populi Romani imminuisset. Facta arguebantur. Dicta impune erant. Primus Augustus cognitionem de famosis libellis, specie legis ejus, tractavit, etc. J’ajoute que Marat, dont l’autorité est presque sacrée, d’après les honneurs divins qu’on rend à sa mémoire, pensoit absolument comme Tacite sur cette matière. Voici comme s’exprimoit Marat, à la tribune de la Convention, dans la séance du 7 janvier, à l’occasion d’un réquisitoire. d’Anaxagoras Chaumette, contre je ne sais quel article de feu Charles Villette, inséré dans la Chronique. Toute citation devant un tribunal, pour une opinion, est une injustice. On ne peut citer, en ce cas, un citoyen, que devant le public. Et quand cette citation s’adresse à un représentant du peuple, c’est une infame violation. Je demande que le procureur de la Commune soit traduit à la barre, pour avoir attente à la liberté de la presse, etc.
  2. C’est avec de tels écrits qu’on vengeroit l’honneur de la République, et qu’on débaucheroit leurs peuples et leurs armées ; aux despotes, bientôt réduits à la garde des nobles et des prêtres, leurs satellites naturels, si les ultra-révolutionnaires, et les bonnets rouges de Brissot et de Dumouriez ne gâtoient une si belle cause et ne fournissoient malheureusement à Pitt des faits pour répondre à ces belles paroles de Robespierre.