Le Voleur (Darien)/03

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III

LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMIS


J’ai suivi le conseil d’Issacar, et je suis ingénieur. Où, comment j’ai connu M. Issacar, c’est assez difficile à dire. Un jour, un soir, une fois… On ne fait jamais la connaissance d’un Israélite, d’abord ; c’est toujours lui qui fait la vôtre.

M. Issacar compte beaucoup sur moi ; il m’intéresse pas mal ; et nous sommes grands amis. C’est très bon, une amitié intelligente librement choisie, lorsqu’on n’a connu pendant longtemps que les camaraderies banales imposées par le hasard des promiscuités. M. Issacar est un homme habile ; il a des projets grandioses et il m’a exposé des plans dont la conception dénote une vaste expérience. Il n’est guère mon aîné, pourtant, que de deux ou trois ans ; sa hardiesse de vues m’étonne et je suis surpris de la netteté et de la sûreté de son jugement. D’où vient, chez le juif, cette précocité de pénétration ? Je ne lui vois qu’une seule cause : l’observation, par l’Israélite, d’une règle religieuse en même temps qu’hygiénique, qui lui permet de contempler le monde sans aucun trouble, de conclure et d’apprendre à raisonner avec bon sens ; tandis que le jeune chrétien, sans cesse dans les transes, passe son temps à faire des confidences aux médecins et à consterner les apothicaires. Quoi qu’il en soit, mes relations avec Issacar m’auront été fort utiles, m’auront fait gagner beaucoup de temps. Sans lui, il est bien des choses dont je ne me serais aperçu, sans doute, qu’après de nombreuses tentatives et de fâcheux déboires. D’abord, il m’a donné une raison d’être dans l’existence.

— C’est de première nécessité, m’a-t-il dit. Que vous ayez fait vos études et votre service militaire, c’est certainement très bien ; mais cela n’intéresse personne et ne vous assure aucun titre à la considération de vos contemporains. Quand on ne veut pas devenir quelqu’un, il faut se faire quelque chose. Collez-vous sur la poitrine un écriteau qui donnera une indication quelconque, qui ne vous gênera pas et pourra vous servir de cuirasse, au besoin. Faites-vous ingénieur. Un ingénieur peut s’occuper de n’importe quoi ; et un de plus, un de moins, ça ne tire pas à conséquence. D’ailleurs, la qualification est libre ; le premier venu peut se l’appliquer, même en dehors du théâtre. Dès demain, faites-vous faire des cartes de visite. Créez-vous ingénieur. Vous savez que ça ne nous sera pas inutile si, comme je l’espère, nous nous entendons.

Je le sais. Issacar a une grande idée. Il veut créer sur la côte belge, à peu de distance de la frontière française, un immense port de commerce qui rivalisera en peu de temps avec Anvers et finira par tuer Hambourg. Il m’a détaillé son projet avec pièces à l’appui, rapports de toute espèce et plans à n’en plus finir. Il a même été plus loin ; il m’a emmené à L., où j’ai pu me rendre un compte exact des choses ; il est certain qu’Issacar n’exagère pas, et que son idée est excellente. Ce n’est point une raison, il est vrai, pour qu’elle ait du succès.

Néanmoins, j’ai été très heureux de voyager un peu. Je ne connaissais rien d’exact, n’ayant passé que neuf ans au collège, sur les pays étrangers. Le peu que j’en savais, je l’avais appris par les collections de timbres-poste. Issacar a su se faire beaucoup d’amis, non seulement à L., mais à Bruxelles, et nous ne nous sommes pas ennuyés une minute. Même, j’ai eu la grande joie de soutenir triomphalement, devant plusieurs collègues, ingénieurs belges distingués, une discussion sur les différents systèmes d’écluses.

— Vous voyez, m’a dit Issacar, que ça marche comme sur des roulettes. Laissez-moi faire. Dans six mois j’aurai l’option et avant un an nous donnerons le premier coup de pioche. Financièrement, l’affaire sera lancée à Paris et l’émission faite dans des conditions superbes ; je ne voudrais à aucun prix négliger d’employer, dans une large mesure, les capitaux français pour une telle entreprise. Si, comme je le pense, vous pouvez mettre dans quelques mois une cinquantaine de mille francs à notre disposition, pour les frais indispensables, je réponds de la réussite.

Malgré tout, je ne sais pas si nous nous entendrons. Non pas que j’aie des doutes sur les sentiments moraux d’Issacar ; je n’ai pas le moindre doute à ce sujet-là ; Issacar lui-même ne m’en a pas laissé l’ombre.

— La morale, dit-il, est une chose excellente en soi, et même nécessaire. Mais il faut qu’elle reste en rapports étroits avec les réalités présentes ; qu’elle en soit, plutôt, la directe émanation. Jusqu’à une certaine époque, le XVIe siècle si vous voulez, toute théologie, et par conséquent toute morale, était basée sur sa cosmogonie. Le vieux système de Ptolémée s’est écroulé ; mais le monde moral à trois étages qui s’appuyait sur lui : enfer, terre et ciel, lui a survécu ; c’est un monument qui n’a plus de base. La morale doit évoluer, comme tout le reste ; elle doit toujours être la conséquence des dernières certitudes de l’homme ou, au moins, de ses dernières croyances. La transformation d’un univers, divisé en trois parties et formellement limité, en un autre univers infini et unique, devait entraîner la métamorphose d’un système de morale qui n’était plus en concordance avec le monde nouveau ; il est regrettable que cette nécessité n’ait été comprise que de quelques esprits d’élite que les bûchers ont fait disparaître. Il en résulte que notre vie morale actuelle, si elle est incorrecte devant le critérium conservé, prend les allures d’une protestation contre quelque chose qui n’existe point ; et qu’elle manque de signification, si elle est correcte. C’est très malheureux… Le vieux précepte : « Tu ne voleras pas » est excellent ; mais il exige aujourd’hui un corollaire : « Tu ne te laisseras pas voler. » Et dans quelle mesure faut-il ne pas voler, afin de ne point se laisser voler ? Croyez-vous que ce soient les Codes qui indiquent la dose ? Certes, il y a de nombreuses fissures dans les Tables de la Loi ; et la jurisprudence est bien obligée de les élargir tous les jours ; je pense pourtant que ce n’est point suffisant. Je ne vous parlerai pas de la façon dont les foules, en général, interprètent les principes surannés qui ont la prétention ridicule de diriger la conscience humaine ; mais avez-vous remarqué comme les magistrats, les juges, lorsqu’ils y sont forcés, exposent pauvrement la morale ? J’ai voulu m’en donner une idée, et j’ai visité les prétoires. Monsieur, c’est absolument piteux. Mais comment voulez-vous qu’il en soit autrement ?… Les conséquences d’un pareil état de choses sont pénibles ; il produit forcément la division de l’Humanité en deux fractions à peu près égales : les bourreaux et les victimes. Il faut dire qu’il y a des gradations. Si vous êtes bourreau, vous pouvez être usurier comme vous pouvez être philanthrope ; si vous êtes victime, vous pouvez être le sentimentaliste qui soupire ou la dupe qu’on fait crever… Il me semble que les grands prophètes hébreux, qui furent les plus humains des philosophes, ont donné, il y a bien longtemps — à l’époque où ils lançaient les glorieuses invectives de leur véhémente colère contre un Molochisme dont celui d’aujourd’hui n’est que la continuation mal déguisée — ont donné, dis-je, quelque idée de la morale qu’ils prévoyaient inévitable. « Ne méprise pas ton corps », a dit Isaïe. Monsieur, je ne connais point de parole plus haute. — Riche ! ne méprise pas ton corps ; car les excès dont tu seras coupable se retourneront contre toi, et la maladie hideuse ou la folie plus hideuse encore feront leur proie de tes enfants ; tu ne peux pas faire du mal à ton prochain sans mépriser ton corps. Pauvre ! ne méprise pas ton corps ; car ton corps est une chose qui t’appartient tu ne sais pas pourquoi, une chose dont tu ignores la valeur, qui peut être grande pour tes semblables, et que tu dois défendre ; tu ne peux pas laisser ton prochain te faire du mal sans mépriser ton corps. — Ça, voyez-vous, c’est une base. Il est vrai qu’elle est individualiste, comme on dit. Et l’individualisme n’est pas à la mode… Parbleu ! Comment voudriez-vous, si l’individu n’était pas écrasé comme il l’est, si les droits n’étaient pas créés comme ils le sont par la multiplication de l’unité, comment voudriez-vous forcer les masses à incliner leurs fronts, si peu que ce soit, devant cette morale qui ne repose sur rien, chose abstraite, existant en soi et par la puissance de la bêtise ? C’est pourquoi il faut enrégimenter, niveler, former une société — quel mot dérisoire ! — à grands coups de goupillon ou à grands coups de crosse. Le goupillon peut être laïque ; ça m’est égal, du moment qu’il est obligatoire. Obligatoire ! tout l’est à présent : instruction, service militaire, et demain, mariage. Et mieux que ça : la vaccination. La rage de l’uniformité, de l’égalité devant l’absurde, poussée jusqu’à l’empoisonnement physique ! Du pus qu’on vous inocule de force — et dont l’homme n’aurait nul besoin si la morale ne lui ordonnait pas de mépriser son corps ; — de la sanie infecte qu’on vous infuse dans le sang au risque de vous tuer (comptez-les, les cadavres d’enfants qu’assassine le coup de lancette !) du venin qu’on introduit dans vos veines afin de tuer vos instincts, d’empoisonner votre être ; afin de faire de vous, autant que possible, une des particules passives qui constituent la platitude collective et morale…


Un homme qui raisonne comme ça peut être dangereux, je l’accorde, pour ceux qui veulent lui barrer le chemin ou qui, même, se trouvent par hasard dans son sentier ; mais il est bien certain qu’il ne donnera pas de crocs-en-jambe à ceux qui marcheront avec lui. Non, je ne crains pas un mauvais tour de la part d’Issacar ; je ne redoute pas qu’il veuille faire de moi sa dupe. Je redoute plutôt qu’il ne soit sa propre victime. Il lui manque quelque chose, pour réussir ; je ne pourrais dire quoi, mais je sens que je ne me trompe pas. C’est un incomplet, un homme qui a des trous en lui, comme on dit. Apte à formuler exactement une idée, mais impuissant à la mettre en pratique ; ou bien, capable d’exécuter un projet, à condition qu’il eût été mal préparé et que le hasard seul en eût assuré la réussite. Le hasard, oui, c’est la meilleure chance de succès qu’Issacar ait dans son jeu. Ses aptitudes sont trop variées pour lui permettre d’aller directement au but qu’il s’est désigné ; ses facultés trop contradictoires pour ne pas élever, entre la conception de l’acte et son accomplissement normal, des obstacles insurmontables. Les contrastes qui se heurtent en lui, et font défaillir sa volonté au moment critique, le condamneront, je le crains, aux avortements à perpétuité.

Il suffit de regarder sa figure pour s’en convaincre. Le lorgnon annonce la prudence ; mais le col cassé, le manque de suite dans les procédés. La moustache courte et la barbe rampante, qui cherche à usurper sa place, symbolisent les excès de la Propriété, dévoratrice d’elle-même, dit Proudhon ; mais les cheveux ne désirent pas le bien du prochain ; individualistes à outrance, largement espacés, ils semblent s’être soumis avec résignation à l’arbitrage intéressé de la calvitie. La lèvre inférieure fait des tentatives pour annexer sa voisine, mais la saillie des dents s’y oppose. Les yeux, légèrement bigles, proclament des sentiments égoïstes ; mais leur convergence indique des tendances à l’altruisme. Le nez défend avec énergie les empiétements du monopole ; et le menton s’avance résolument pour le combattre. Les oreilles… Mais descendons. Issacar boite un peu ; chez lui, pourtant, cette légère claudication est moins une infirmité qu’un symbole.

Oui, décidément, je crois que l’appui qu’Issacar obtiendra de moi aura plutôt un caractère chimérique. Une cinquante de mille francs !… Les aurai-je, seulement ? Je le pense et je crois même, si audacieux qu’aient pu être les détournements avunculaires, qu’il me reviendra beaucoup plus. Mais je ne suis sûr de rien. Mon oncle, qui me fait une pension depuis que je suis revenu du régiment, a évité jusqu’ici toute allusion à un règlement de comptes. Il est fort occupé d’ailleurs ; et chaque fois que je vais le voir — car j’ai préféré ne pas habiter chez lui — il trouve à peine le temps de placer, à déjeuner, une dizaine de phrases sarcastiques entre les bouchées qu’il avale à la hâte. Il faut qu’il mette ses affaires en ordre, dit-il, car il va marier sa fille très prochainement, et il ne veut pas que son gendre, parmi les reproches qu’il lui fera certainement le lendemain de la cérémonie, trouve moyen d’en glisser un au sujet des irrégularités de l’apport dotal.

C’est avec un de mes camarades de collège, Édouard Montareuil, que ma cousine Charlotte va se marier. Pas un mauvais diable ; au contraire ; mais un peu naïf, un peu gnan-gnan — un fils à maman. — Ça me fait quelque chose, on dirait, de savoir que Charlotte va se marier avec lui ; quelque chose que j’aurais du mal à définir. Une jolie brune, Charlotte, avec la peau mate et de grands yeux noirs…

Est-ce que je serais amoureux, par hasard ? Faudrait voir. Qu’est-ce que c’est que l’amour, d’abord ?

C’est sous un balcon avoir le délire,
C’est rentrer pensif lorsque l’aube naît…

Je n’ai jamais eu le délire, sous un balcon. J’y ai reçu de l’eau, quand il avait plu, et de la poussière quand les larbins secouaient les tapis. Je suis rentré souvent « lorsque l’aube naît. » Mais jamais pensif. Plutôt un peu émêché… Peut-être que la définition n’est pas bonne, après tout.

— C’est la meilleure ! dit un psychologue.

Alors je ne suis pas amoureux.


Mais je suis étonné, très étonné, même, lorsque mon oncle me prend à part, un soir, et me dit à demi-voix :

— Viens après-demain matin, à dix heures. Je veux te rendre mes comptes de tutelle. Sois exact.

Diable ! Il paraît que c’est pressé. Mon oncle tient sans doute à savoir, avant de conclure définitivement le mariage de sa fille, si j’accepterai ou non un règlement dérisoire. Ça doit être ça. C’est moi qui dois payer la dot ; et si je me rebiffe, rien de fait… Mais comment n’accepterais-je pas ? À qui me plaindre ? J’ai bien un subrogé-tuteur, quelque part ; un naïf, choisi exprès, qui aura tout approuvé sans rien voir… À quoi bon ? Tout doit être en règle, correct, légal…

Mon oncle, c’est un homme d’ordre ; une brute trafiquante à l’égoïsme civilisé. En proie à des instincts terribles, qu’aucune règle morale ne pourrait réfréner, mais qu’il parvient à réglementer par une soumission absolue à la Loi écrite. Ses dominantes : l’Orgueil et la Luxure, dont la somme, toujours, est l’Avarice. À force d’énergie, il arrive à maintenir fermement, au point de vue social, ou plutôt légal, les écarts d’un cerveau très mal équilibré naturellement. Comme il n’a point assez de confiance en lui pour se juger et se diriger lui-même, il est partisan acharné du principe d’autorité qui lui assure la garantie des hiérarchies, même usurpées, et la distribution de la justice dans un sens toujours identique ; — qui, en un mot, lui donne un moi social qui recouvre à peu près son moi naturel. — Mais malgré tout, au fond, ses instincts en font un implacable ; son ironie n’est point l’ironie chevrotante du faux-bonhomme ; elle sonne comme le ricanement du carnassier en cage, mais pas dompté, qui a besoin de donner de la voix, de temps en temps, mais qui sait bien qu’il est inutile de rugir. Au dehors, et justement parce que c’est un maniaque déterminé de la civilisation, son état criminel latent (qui lui laisse dans l’âme un sentiment de peur très vague, mais perpétuel) l’entraînerait du côté de la religion, si elle lui semblait plus dogmatique et moins facilement miséricordieuse. Il se contente d’être philanthrope.

Et avare ? Certainement. Mon oncle est un avare tragique.

Ce n’est pas un de ces ridicules fesse-mathieu — possibles autrefois après tout — qui se refusaient le nécessaire pour ne pas diminuer leurs trésors, et qui laissaient crever de faim leurs chevaux plutôt que de leur donner une musette d’avoine. Ce n’est pas un de ces pince-maille, usuriers liardeurs hypnotisés par le bénéfice immédiat, qui « méprisent de grands avantages à venir pour de petits intérêts présents. » Sa passion ne s’éloigne jamais de son but. Il sait bien que ce n’est pas sa cassette qui a de beaux yeux ; car il sait que les beaux yeux ont une valeur, comme les pièces d’or, et il sait où les trouver quand il en a soif. Et si, par impossible, on lui enlevait son trésor, il ne se prendrait point le bras en criant : « Au voleur ! » car il aurait peur qu’on l’entende et l’orgueil lui fermerait la bouche. C’est l’avare moderne. L’avare aux combinaisons savantes, et à longue portée ; qui aime l’argent, certes ; qui ne l’aime pas, pourtant, comme une chose inerte qu’on entasse et qu’on possède, mais comme un être vivant et intelligent, comme la représentation réelle de toutes les forces du monde, comme l’essence de quelque chose de formidable qui peut créer et qui peut tuer, comme la réincarnation existante et brutale de tous les simulacres illusoires devant lesquels l’humanité se courbe. L’avare qui comprend que la contemplation n’est pas la jouissance ; que l’argent ne se reproduit que très difficilement d’une façon directe ; que l’or, étant l’émanation tangible des efforts universels, doit être aussi un stimulant vers de nouvelles manifestations d’énergie, et que l’homme qui le détient, au lieu de l’accumuler stupidement, doit le considérer comme un serviteur adroit et un messager fidèle, et le diriger habilement. Cet avare-là n’est pas un ladre ; c’est une bête de proie. Il reste un monstre ; mais il cesse d’être grotesque pour devenir terrible.

Il y a quelque chose d’effrayant chez mon oncle ; c’est l’absence complète de tout autre besoin que l’appétit d’autorité. Tous les autres sentiments n’ont pas été, en lui, relégués à l’arrière-plan ; ils ont été extirpés, radicalement ; et ce sont leurs parodies, jugées utiles, qui sont venues reprendre la place qu’ils occupaient. Cet âpre désir de domination, qui est l’effet bien plus que la cause de son avarice, le libère même des griffes des deux passions qui ont donné naissance à sa cupidité : l’orgueil, qui le conduirait au mépris ou à l’évaluation inexacte des forces des autres ; et la luxure, qui l’écarterait sans cesse de son but par la fascination de la chair. J’ai rarement entendu, dans ma vie, un homme juger avec autant de bon sens et d’impartialité les êtres et les choses ; et quant au libertinage… Un exemple : sa femme, morte il y a plusieurs années, était coquette, exigeante, dépensière ; fort jolie surtout. Mon oncle, le lendemain du mariage, prit une maîtresse qu’il payait tant par mois — afin de pouvoir toujours, aux moments psychologiques, rester sourd aux sollicitations pécuniaires qui se murmurent sur l’oreiller. — Donner beaucoup d’argent eût été dur pour lui ; mais peut-être l’aurait-il fait ; se laisser maîtriser par l’amour, même physique, il ne le voulut jamais.

C’est ce prurit d’autorité, sans doute, qui met sur le visage de mon oncle, parfois, un voile de tristesse infinie et de découragement profond. Il devine que, son appétit de domination, il ne pourra jamais l’assouvir : que le moment n’est pas encore propice aux grandes entreprises des hommes de calcul. Il sent que le monde est encore attaché aux fantômes des vieilles formules qui ne s’évanouiront pas avant un temps, qui ne disparaîtront que dans les fumées d’un grand bouleversement, vers la fin du siècle. — Car il prédit, pour l’avenir, un nouveau système social basé sur l’esclavage volontaire des grandes masses de l’humanité, lesquelles mettront en œuvre le sol et ses produits et se libéreront de tout souci en plaçant la régie de l’Argent, considéré comme unique Providence, entre les mains d’une petite minorité d’hommes d’affaires ennemis des chimères, dont la mission se bornera à appliquer, sans aucun soupçon d’idéologie, les décrets rendus mathématiquement par cette Providence tangible ; par le fait, le culte de l’Or célébré avec franchise par un travail scientifiquement réglé, au lieu des prosternations inutiles et honteuses devant des symboles décrépits qui masquent mal la seule Puissance. — Mais mon oncle est venu trop tard dans un monde encore trop jeune. Et peut-être prévoit-il que, ses rêves d’ambition autoritaire rendus irréalisables par l’âge, il deviendra la proie sans défense de l’orgueil et de la luxure, que la sénilité exagère en horreur.

Mais ce n’est pas de la tristesse seulement qu’inspire à mon oncle cette vision décourageante de l’avenir ; c’est une sorte de rage spéciale, de fureur nerveuse dont il réprime mal les accès, de plus en plus fréquents. Les sentiments factices dont il a recouvert, par habileté, son impassibilité barbare, commencent à lui peser autant que s’ils étaient réels. Plus, peut-être. Un jour, prochain sans doute, il arrachera le masque et apparaîtra tel qu’il est. Il continuera à respecter à peu près les toiles d’araignée du Code, mais renversera d’un seul coup les barrières de la morale sans sanction. L’amour de l’argent qui seul, à notre époque de lâcheté, peut donner de l’audace, s’exaspérera en lui à mesure qu’il constatera davantage son impuissance à le satisfaire complètement ; et, plein de mépris pour toutes choses et de haine pour tous les êtres, il se mettra à s’aimer lui seul, pleinement et furieusement, en raison exacte de la fortune qu’il possédera. Il voudra jouir, et sacrifier tout à ses jouissances. Il ne sera pas la victime de ses passions, mais leur maître ; un maître exigeant et brutal, qui poussera le cynisme de l’égoïsme jusqu’à la prodigalité stupide, et qui voudra, en dépit de tout, en avoir pour son argent… Mon oncle me fait souvent songer aux barons solitaires et tristes du Moyen-Âge. Combien y eut-il, derrière la pierre des donjons, d’âmes basses, mais vigoureuses, qui rêvèrent de dominations épiques et que le sort condamna à noyer leurs visions hautes et tragiques dans le sang des drames intimes et vils, maudits à jamais ou toujours ignorés ! Combien d’hommes ardents, irritables, superstitieux et passionnés, ont psalmodié les litanies du crime, à l’ombre de la tour féodale, parce que les champs de bataille n’étaient point prêts encore où devait se chanter la chanson de l’Épée ! Quelle cohue d’oppresseurs et d’ambitieux qui furent des bandits parce qu’ils ne purent être empereurs, Charles-Quints avortés en Gilles de Rais…

Se voir réduit à spéculer d’une façon mesquine sur les événements — ces événements qui sont les explosions de la douleur humaine — quand on a rêvé de provoquer des faits et de diriger des actes ! Quelle pitié ! Surtout lorsqu’on croit, comme mon oncle, que l’âge est proche où l’autorité des manieurs d’or va balayer toutes les autres, surtout lorsqu’on voit qu’elle s’affirme déjà, cette autorité, dans un autre hémisphère, sur le sol nouveau des États-Unis.

— Ah ! ces Américains, dit mon oncle avec colère, quelles leçons ils donnent au Vieux Monde !

Et il explique le système si habile, et si humanitaire, dit-il, des Crésus d’Outre-mer. Ce système, même, il l’applique autant qu’il peut. Son avarice s’élargit ; c’est un mélange d’économie et de libéralité qui doit porter intérêts. — Il donne aux établissements de bienfaisance et soutient des œuvres philanthropiques. Il fait du bien pour pouvoir impunément faire du mal. Et, là encore, ses instincts autoritaires se laissent voir ; il fait le bien sans présomption, mais le mal avec insolence ; on dirait qu’il ne croit pas que c’est faire le bien que d’étayer la Société actuelle et que c’est faire le mal que de la miner sourdement. C’est un philanthrope cynique. Il prête aux gens afin d’en exiger des services, mais il ne le leur cache pas — pas plus qu’il ne cherche à dissimuler sa richesse. — On sait à quoi s’en tenir, avec lui ; et lorsqu’il a dit à l’abbé Lamargelle qui, depuis quelque temps déjà, l’intéresse à ses entreprises charitables : « Dites-moi, l’abbé, ne pourriez-vous pas négliger un peu vos pauvres ces jours-ci, et m’aider à trouver un bon parti pour ma fille ? » l’abbé Lamargelle a immédiatement compris que l’interrogation couvrait un ultimatum ; il s’est mis en campagne, et a trouvé ; il sait qu’il ne faut pas plaisanter avec M. Urbain Randal.

Mais ça, c’est une règle qui n’est pas faite pour moi, je crois ; et il se pourrait bien que je dise autre chose que des plaisanteries à mon oncle, tout à l’heure.


Car je suis assis, depuis dix minutes, dans son cabinet et je l’écoute établir, en des phrases saupoudrées de chiffres, la situation de fortune de mes parents, à l’époque où je les ai perdus. Sa voix est ferme, sèche ; elle énumère les mécomptes, dénombre les erreurs, nargue les illusions, dissèque les tentatives, analyse les actes. C’est le jugement des morts.

Les mains dures font craquer les feuillets des documents, à mesure qu’il parle et les pose devant moi pour que je puisse vérifier à mon aise et ratifier la sentence en connaissance de cause. Mais je ne veux pas les lire, ces mémoires — ces mémoires in memoriam. — Leurs chiffres signifient autre chose que des francs et des centimes ; ils disent les joies et les souffrances, les espoirs et les déceptions, et les luttes et toute l’existence de deux êtres qui ont vécu, qui se sont aimés sans doute et peut-être m’ont aimé aussi ; ils disent des choses, encore, que les chiffres ne savent pas bien exprimer, mais que je comprends tout de même ; ils disent que ce serait mieux si l’histoire des parents, qu’on fait lire aux fils quand ils ont vingt ans, n’était pas écrite avec des chiffres. Papiers blancs, papiers bleus, brochés de ficelle rouge, cornés aux coins, jaunis par le temps, pleins d’une odeur de chancissure… Amour paternel, amour maternel, amour filial, famille — vous aboutissez à ça !

— Nous disons, net, huit cent mille francs. Maintenant, passons à ma gestion.

Elle a été toute naturelle, cette gestion. Les immeubles rapportant de moins en moins et, en raison de la noirceur croissante des horizons politiques et internationaux, les fonds d’État les imitant de leur mieux, mon oncle a été conduit à rechercher pour mon bien des placements plus rémunérateurs. Où les trouver, sinon dans des entreprises financières ou industrielles ? Malheureusement, ces entreprises ne tiennent pas toujours les belles promesses de leurs débuts ; à qui la faute : aux hommes qui les dirigent, ou à la force des circonstances ? Question grave. Telle affaire, qu’on jugeait partout excellente, devient désastreuse en fort peu de temps ; telle autre, que la voix publique recommandait aux pères de famille, échoue misérablement. Mon oncle (ou plutôt mon argent) en a fait la dure expérience. Et que faire, lorsqu’on s’aperçoit que les choses tournent mal ?

Attendre, attendre des hausses improbables, des reprises qui ne s’opèrent jamais, espérer contre tout espoir, avec cette ténacité particulière à l’homme qui s’est trompé, et qui est peut-être, après tout, une de ses plus belles gloires. Puis, lorsqu’il faut définitivement renoncer à toute illusion, chercher à regagner le terrain perdu, vaincre la malchance à force d’audace, sans pourtant oublier la prudence toujours nécessaire et lancer à nouveau ses fonds dans la mêlée des capitaux. Hélas ! combien de fois les résultats répondent-ils aux efforts ? Combien de fois, plutôt, la gueule toujours béante de la spéculation…

J’écoute. Je suis venu pour écouter — sachant que j’entendrais ce que j’entends — mais aussi pour répondre. Je n’ai point oublié ce que je me suis promis à moi-même autrefois ; je me rappelle les rages muettes et les fureurs désespérées de ma jeunesse. J’aime l’argent, encore ; je l’aime bien plus, même, que je ne l’aimais alors ; je l’aime plus que ne l’aime mon oncle ! Chaque parole qu’il prononce, c’est un coup de lancette dans mes veines. C’est mon sang qui coule, avec ses phrases ! Oh ! je voudrais qu’il eût fini — car je me souviens du temps où je souhaitais l’aube du jour où je pourrais le prendre à la gorge et lui crier : « Menteur ! Voleur ! » C’est aujourd’hui, ce jour-là. Et je pourrais, et je peux maintenant, si je veux…

Eh ! bien, je ne veux pas !

— À quoi penses-tu, Georges ? crie mon oncle d’une voix furieuse. Tu ne m’écoutes pas. Fais au moins signe que tu m’entends.

Et il continue à décrire les opérations dans lesquelles il a engagé ma fortune, à en expliquer les fluctuations. Mais sa voix n’est plus la même ; elle tremble. Pas de peur, non, mais d’énervement. Il s’était attendu à des récriminations, à des injures, à plus peut-être, et il était prêt à leur faire tête ; mais il n’avait pas prévu mon silence, et mon calme l’exaspère. Son système d’interprétation des faits n’est plus le même que tout à l’heure, non plus ; il ne se donne plus la peine de déguiser ses intentions, ne prend plus souci de farder ses actes. Il ne dit plus : « Mets-toi à ma place, je t’en prie ; aurais-tu agi autrement ?… Ç’a été un coup terrible pour moi que ce désastre de la Banque Européenne… J’ai pensé que lorsque tu aurais l’âge de comprendre les choses, tu te rendrais compte… » Il dit : « Tel a été mon avis ; je n’avais pas à te demander le tien… J’ai fait ça dans ton intérêt ; crois-le si tu veux… » Tout d’un coup, il s’arrête, fait pivoter son fauteuil et me regarde en face.

— Il ressort de ce que je viens de t’exposer, dit-il, que les pertes qu’ont fait éprouver à ton avoir mes spéculations malheureuses montent à deux cent mille francs environ. Ma situation actuelle ne me permet pas de te couvrir de cette différence bien que, jusqu’à un certain point, je t’en sois redevable. Tu as le droit de m’intenter un procès ; en dépensant beaucoup de temps, et beaucoup d’argent, tu pourras même arriver à le gagner, et tu n’auras plus alors qu’à continuer tes poursuites, personne ne peut te dire jusqu’à quand. En acceptant ta tutelle j’avais pris l’engagement de faire fructifier ton bien, ou au moins de te le conserver ; les circonstances se sont joué de mes intentions. Que veux-tu ? Un contrat est toujours léonin ; l’homme n’a pas de prescience.

Je ne réponds pas. Mon oncle reprend :

— J’ai donc, aujourd’hui, six cent mille francs à te remettre. Ces six cent mille francs sont représentés par des valeurs dont voici la liste.

Il me tend une feuille de papier sur laquelle je jette un coup d’œil.

— Je pense, dis-je, qu’au cours actuel il n’y a pas là deux cent mille francs.

— C’est possible, répond mon oncle. Lis un journal. Ou plutôt, adresse-toi à un agent de change, car, plusieurs de ces valeurs ne sont pas cotées en Bourse, ni même en Banque. Lorsque je m’en suis rendu acquéreur, en ton nom, je les ai payées le prix fort. J’ai les bordereaux d’achat. Les voici.

Naturellement.

— Tu n’as aucune réclamation à élever contre moi à ce sujet-là.

Je m’en garderai bien.

— Et, tu sais, rien ne te force à accepter le règlement que je te propose.

Il s’est levé pour lancer cette phrase ; et, les dents serrées, les lèvres encore frémissantes, il se tient debout devant moi. Son masque jaune a pâli, s’est crispé d’une colère blême. Il veut autre chose que ma taciturnité et mon flegme ; il ne sait point ce qu’il y a derrière l’apparence de mon calme, et il veut provoquer un éclat. Mon silence, c’est l’inconnu ; et sa nature nerveuse ne peut pas supporter l’anxiété. Il veut savoir ce que je pense de lui pour le passé — et pour l’avenir. — Il veut la bataille.

Il ne l’aura pas.

— Mon oncle, dis-je en prenant une plume, j’accepte ce règlement.

Mais il me saisit la main.

— Attends ! Rappelle-toi qu’en acceptant aujourd’hui tu t’enlèves tout droit à une réclamation ultérieure. Réfléchis ! Je ne t’oblige à rien. Tu as l’air de me faire une grâce en me disant que tu acceptes ; et je ne veux pas qu’on me fasse grâce, moi !

— Mon oncle, ne faites aucune attention à mon air ; il pourrait vous tromper.

Et je me penche sur une feuille de papier sur laquelle je trace quelques lignes que je signe. Mon oncle s’est rassis pendant que j’écris ; et, quand je relève la tête, je rencontre sa figure sarcastique tendue attentivement vers moi, les yeux mi-clos cherchant à percer mon front et à scruter ma pensée.


— J’ignore ce que tu as l’intention d’entreprendre, me dit mon oncle lorsqu’il m’a remis les titres qui m’appartiennent. N’importe ; je te souhaite le plus grand succès. Le meilleur moyen de réussir aujourd’hui est encore de s’attacher à quelque chose ou à quelqu’un. L’indépendance coûte cher. Essayes-en tout de même, si le cœur t’en dit. Méfie-toi des entraînements ; ils sont dangereux. Pour nous aider à résister aux tentations de toute nature, il n’y a rien de tel que le Respect. J’en ai fait l’expérience. Le respect pour toutes les choses établies, toutes les règles affirmées extérieurement, si absurdes qu’elles paraissent à première vue. Montesquieu a écrit l’Esprit des Lois ; il est inutile, n’est-ce pas ? d’espérer faire mieux ; il ne reste donc qu’à s’attacher à leur lettre, qui ménage bien des alinéas… Ah ! à propos d’entraînements, reste en garde contre ceux de la sentimentalité ; le monde ne vous les pardonne jamais. Il ne faut avoir bon cœur qu’à bon escient. Rappelle-toi que le Petit Poucet a retrouvé son chemin tant qu’il a semé des cailloux, mais qu’il n’a pu le reconnaître lorsqu’il l’a marqué avec du pain.

Oui, je me souviendrai de ça. Et je saurai, aussi, que le Respect est un chat malfaisant et sans vigueur, chaussé de bottes de gendarme, qui terrorise la canaille au profit de très vil et très puissant seigneur Prudhomme de Carabas.

— Viendras-tu ce soir chez les Montareuil ? me demande mon oncle.

— Non ; je ne crois pas.

— Tu le devrais ; Mme  Montareuil est charmante pour toi et Édouard est enchanté de te voir ; il est tellement timide qu’il se trouve gêné lorsqu’il est seul en face de Charlotte.

Ça, je m’en moque absolument. Mais je pense à Marguerite, la femme de chambre de Mme  Montareuil, une jolie fille pas trop farouche dont j’ai déjà pincé la taille, dans les coins.

— Soit, dis-je, j’irai ; mais pas avant dix heures.


Mme  Montareuil est une personne grave, avec une figure en violon, une voix de crécelle et des gestes qui rappellent ceux des joueurs d’accordéon. Je n’aime pas beaucoup les gens graves. Quant à Édouard, c’est un jeune homme sérieux. Qu’en dire de plus ? Transcrire sa conversation avec Charlotte ne me serait pas difficile.

— Quel beau temps nous avons eu aujourd’hui, Mademoiselle !

— Oh ! oui, Monsieur.

— On se serait cru en plein mois d’août.

— Oui, Monsieur.

— Vous ne craignez pas les grandes chaleurs, Mademoiselle ?

— Non, Monsieur.

— Beaucoup de gens s’en trouvent incommodés.

— Oui, Monsieur…

Mon oncle parle de l’intention qu’il a de faire remonter pour Charlotte plusieurs des bijoux que lui a laissés sa mère.

— Quelle chose incompréhensible, dit Mme  Montareuil, que ces perpétuels changements de mode dans la joaillerie ! Et ce qu’on fait aujourd’hui est si peu gracieux ! Il faut que je vous montre une broche qui me fut donnée lors de mon mariage, et vous me direz si l’on fait des choses pareilles à présent.

Elle se lève pour aller chercher la broche dans son appartement. Mon oncle est radieux, plein d’attentions pour moi ; le mariage de Charlotte, me dit-il, n’est plus qu’une question de jours ; et comme il m’assure, sans rire, qu’il découvre à chaque instant dans Édouard de nouvelles qualités, Mme  Montareuil rentre dans le salon.

— J’ai été un peu longue. Les petits arrangements de mon secrétaire ont été bouleversés depuis ce matin ; il fallait bien trouver de la place pour les valeurs que j’ai retirées de la Banque afin de faire opérer les transferts, et je suis légèrement maniaque, vous savez. Voici la broche. Qu’en dites-vous ?

Beaucoup de bien, naturellement. Pourquoi en dire du mal ? Mme  Montareuil referme l’écrin avec la joie de la vanité satisfaite.

— Je ne l’ai pas portée depuis dix ans, dit-elle. Je la mettrai demain, pour les courses. Vous viendrez aussi à Maisons-Lafitte, j’espère, monsieur Georges ?

— Non, Madame ; je le regrette ; mais j’ai déjà expliqué à mon oncle les raisons qui ne me permettent pas d’accepter son invitation. Je dois partir en Belgique demain soir.

En effet, j’ai reçu une lettre d’Issacar qui m’appelle à Bruxelles. Mais, surtout je ne tiens pas à aller m’ennuyer, pendant deux ou trois jours, dans cette belle propriété que mon oncle a achetée, je crois, par habileté, et où il aime à recevoir des gens fort influents, mais qui me mettent la mort dans l’âme. J’ai même, peut-être, d’autres raisons.

— Vous nous manquerez. Nous avons l’intention d’abuser de l’hospitalité de votre oncle. Nous laissons Marguerite pour garder la maison, et nous partons demain matin, presque sans esprit de retour. C’est si joli, Maisons-Laffitte ! Et les courses ! Quelque chose me dit que je gagnerai demain. On m’a donné un tuyau, mais un tuyau…

— Moi aussi je viens vous parler de tuyaux, dit une grosse voix ; seulement, mes tuyaux à moi, ce sont des tuyaux d’orgue !

C’est l’abbé Lamargelle qui fait son entrée ; et j’en profite pour me retirer ; car, si la conversation de l’abbé m’intéresse, je n’aime pas beaucoup ses habitudes de frère quêteur. Ses églises en construction au Thibet ne me disent rien de bon ; et je préfère, pendant qu’on l’écoute, aller regarder l’heure du berger dans les yeux de Margot.


— Alors, Monsieur ne va pas à Maisons-Laffitte demain, me dit-elle dans l’antichambre.

— Mais, vous écoutez donc aux portes, petite soubrette ?

— Comme au théâtre, répond-elle en baissant les yeux.

— Eh ! bien, non, je n’y vais pas ; et je ne suis pas le seul ; car il paraît qu’on vous confie la garde de la maison.

— Hélas ! dit Marguerite avec un soupir. J’aurai le temps de m’ennuyer, toute seule…

La solitude, comme on l’a écrit, est une chose charmante ; mais il faut quelqu’un pour vous le dire. J’essaye de convaincre Margot de cette grande vérité. Elle finit par se laisser persuader. Je ne partirai pour Bruxelles qu’après-demain matin, et la nuit prochaine nous monterons la garde ensemble.