Le Vote des femmes/Les frustrées du Bulletin

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V. Giard & E. Brière (p. 199-206).


LES FRUSTRÉES DU BULLETIN SONT PRIVÉES DES EMPLOIS, DU REPOS, DES HONNEURS ET DES LEGS.


Parce qu’elles ne votent point, les femmes n’ont pas droit au droit commun. On leur mesure le labeur payé, on les frustre des emplois, du lion travail, du repos hebdomadaire, des honneurs et des héritages.

Les Françaises non électrices sont à ce point des parias, qu’elles ne peuvent jouir des réformes accomplies.

Tout le monde, en France, se repose le dimanche : hormis les femmes.

Parce que le sexe féminin mis au ban de la République ne vote pas, les travailleuses, les artisanes, les petites bourgeoises, les ménagères ne bénéficient point du repos hebdomadaire ; attendu que les hommes trouvent commode de se faire servir par leurs domestiques gratuites, le dimanche comme les autres jours ; et qu’ils abusent plus encore le dimanche qu’en la semaine, de celles qui sont leurs instruments de plaisir.

Parce que le sexe féminin mis au ban de la république ne vote pas, les travailleuses à domicile qui exercent une profession — tout en élevant leurs enfants — ne bénéficieront point des retraites ouvrières ; les usurpateurs du droit des femmes, n’entendant pas diminuer la pension de retraite des électeurs pour en allouer une aux sans bulletins, qui peinent sans relâche, en même temps qu’elles perpétuent l’espèce humaine.

Parce que les femmes mises au ban de la République ne votent pas, elles se voient enlever le pain de la bouche. Sous prétexte de sauvegarder leur santé — en réalité pour réserver à l’homme le bon travail. — On leur mesure le labeur rétribué, mais elles peuvent travailler gratuitement, le jour, la nuit, les dimanches !…

Les femmes auxquelles il est interdit de veiller pour faire un travail bien payé ; ont la liberté de peiner, pourvu qu’elles ne gagnent rien en s’épuisant.

Lorsque les femmes voteront, elles jouiront du droit commun ; et, pour un travail égal, elles recevront un salaire égal à celui de l’homme.

Beaucoup de femmes sont vaincues en la lutte pour l’existence, parce qu’elles sont laissées sans armes politiques. L’exclusion du droit au vote prive du droit au pain ; l’homme s’étant attribué les gains en même temps que le suffrage.

L’émancipation économique du sexe féminin est liée à son émancipation politique. Les femmes ne peuvent disputer aux hommes les bonnes places pendant qu’elles ne possèdent point ce passe-partout — le vote — qui ouvrirait la porte de toutes les carrières à leur activité productrice.

Les Françaises, en vain, ont des mérites, possèdent des titres ; ce n’est pas le diplôme, c’est le bulletin qui fait employer.

La dégradation civique amoindrit dans la main de la femme le gagne-pain. Pour pouvoir prétendre à l’indépendance économique que le bon travail procure, les femmes doivent devenir électeurs ; et ainsi faire que le suffrage universel soit une vérité.

Actuellement, le système électoral ne fournit de la France qu’une représentation défigurée. Plus de la moitié de la nation n’est pas représentée pendant que les femmes ne votent point.


Pas de droits, pas d’honneurs.


Dire aux femmes qu’elles ne sont pas aptes à voter, c’est leur déclarer qu’elles ne sont pas dignes de porter la rosette.

Quels actes surhumains doit accomplir une femme pour être décorée ! Encore, tous ses mérites sont-ils insuffisants, si elle n’est chaleureusement recommandée aux distributeurs de croix.

S’enrubanner conventionnellement, est partout un privilège mâle.

La décoration, qui varie de forme et de couleur chez les différents peuples, reste sous toutes les latitudes l’attribut de l’homme orgueilleux.

Les femmes peuvent en mille occasions s’être distinguées, leurs actes seraient-ils sublimes, ils passent inaperçus. De même que sur le champ de bataille toujours l’officier est décoré pour son régiment vainqueur, en la société, toujours le mari obtient la récompense honorifique méritée par son épouse.

En toutes les expositions, des époux de commerçantes reçoivent la croix à la place de la corsetière ou de la lingère émérite qui est leur compagne.

En temps de paix, l’intelligence de la femme assure la glorification de l’homme. En temps de guerre, la femme augmente les efforts défensifs, elle souffre, elle lutte, cependant, elle n’est pas décorée.

L’homme et la femme — ont un sort si différent dans la société, parce qu’ils sont régis par des lois différentes.

Les hommes seuls étant législateurs, chacun comprend pourquoi tout est défavorable au sexe féminin et favorable au sexe masculin.

À l’homme qui a la belle destinée, le champ reste ouvert pour l’améliorer encore.

À la femme annulée et bâillonnée au point de vue politique, est dévolu l’irrévocable.

Quand les femmes auront été proclamées les égales des hommes devant le droit, elles seront les égales des hommes devant les distinctions ; et à toutes distributions de croix elles recevront leur part de marques honorifiques.

Pas de droits, pas de donations.

Parce que la femme ne vote pas, il ne lui est point fait de legs. Les dames n’exercent leur libéralité qu’envers les hommes, qui seuls sont actuellement à même de reconnaître la générosité.

Des féministes en mourant déshéritent leur sexe, pour laisser comme Mme Griess-Traut 50.000 francs aux Fouriéristes.

Mme Dimbour était elle aussi féministe. On trouve son nom au bas des affiches électorales de la société « Le Droit des Femmes » et elle fit un jour à un politicien qui lui recommandait une œuvre masculine cette réponse : — Croyez-vous, que nous, femmes, nous allons chauffer le four pour les hommes ?  »

Cependant, quand elle sentit sa fin proche, ce fut aux hommes qu’elle fournit une torche de cent mille francs pour allumer le four de la verrerie d’Albi.

Certes, propager la doctrine de Fourier et créer une verrerie ouvrière sont œuvres excellentes ; seulement, leur sexe opprimé criait aux généreuses mourantes : « Au secours !  » Le délivrer, n’était-ce pas ce qu’il y avait de plus pressé à faire ?

Pourquoi toutes les femmes riches s’en vont-elles sans songer à leur sexe ?

Parce que ce sexe n’a pas le pouvoir de faire honorer les donatrices.

Les hommes ont immédiatement prouvé leur reconnaissance, en baptisant une avenue de Carmaux, « avenue Dimbour. » Tandis qu’avec la meilleure volonté, les femmes qui ne sont ni conseillères municipales, ni députées, n’auraient pu donner à une rue le nom de leur bienfaitrice.

Pour avoir part aux libéralités, des partantes, il faudrait que les femmes puissent répartir la gloire fugitive. Or, pour atteindre à ce pouvoir distributif, il est justement indispensable qu’elles reçoivent beaucoup de dons… Qui est-ce qui tirera le féminisme de cette impasse ?

— Les Françaises, ont à la fois la fortune et l’amour de la liberté. Le cadastre atteste qu’elles possèdent la plus grande partie de la propriété terrienne, pendant que la statistique apprend que, par esprit d’indépendance, beaucoup de femmes riches se refusent au mariage.

Eh bien, parmi les millionnaires de France, n’est-il donc point de dames ou de demoiselles qui aient l’ambition de remplir le monde de leur renommée, de donner leurs noms aux places publiques, de s’assurer d’être perpétuellement honorées et glorifiées ; qu’aucune encore n’est venue dire : — Je veux être la rédemptrice de mon sexe ? Voilà des millions pour payer la lime briseuse de chaînes qui procurera aux femmes la liberté ?

Les Françaises sont admirables de dévouement, beaucoup sacrifieraient avec enthousiasme leur vie pour une idée ; pourtant, dès qu’il s’agit de débourser afin d’assurer le triomphe de cette idée, leur ardeur se refroidit ; elles se fient les unes sur les autres pour sortir de la poche l’or libérateur.

La crainte de dépenser les domine.

Cette propension des femmes à une parcimonie frisant l’avarice, qui, utilisée dans la commune et dans l’État donnerait d’heureux résultats financiers, permettrait, en faisant mieux encore les choses qu’aujourd’hui de réduire les dépenses publiques, de procurer un mieux-être national ; est absolument préjudiciable à l’émancipation des femmes.

L’économie excessive, qualité ou défaut qui profite aux autres, leur nuit à elles-mêmes, en ce sens qu’elle les empêche d’apporter ce qui en toute lutte constitue le principal élément du succès : les munitions de guerre c’est-à-dire l’argent, qui crée les courants d’opinion et détermine les enrôlements.

Les femmes ne veulent rien dépenser pour démolir le piedestal du dieu mâle.

Les Françaises ne sont pas admises à l’Académie ; cependant, aucune riche lettrée ne crée, à l’imitation de MM. de Goncourt, une académie spéciale aux évincées.

Dans la guerre aux privilèges masculins, qui a toujours payé la poudre et les cartouches ?

— Des femmes peu fortunées et des hommes, surtout des hommes.

Les dames riches ne donnent rien pour empêcher leur sexe d’être sur la roue et sous l’affront.

Pour remonter le courant d’égoïsme et conquérir l’opinion à la justice envers les femmes ce sera long ; tandis qu’en quelques jours, la législation qui opprime et infériorise la Française pourrait être transformée. Quand on songe à quel point le changement de condition de la femme améliorerait la situation politique et économique du pays, on est surpris que les philanthropes n’emploient pas des sommes considérables à réaliser l’affranchissement féminin.