Le Voyage artistique à Bayreuth / V- Analyse musicale – (3/14) Les Leit-motifs

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Le Voyage artistique à Bayreuth (1897)
Librairie Ch. Delagrave (p. 263-273).


Mais un autre élément entre dans la composition du tissu mélodique sans fin tel que le comprend Wagner. C’est le leit-motif[1] Pour en faire entrevoir l’essence, j’aurai recours à une comparaison. Quand nous lisons un roman dans lequel les personnages ou les sites sont vigoureusement tracés, comme dans Walter Scott, Victor Hugo, George Sand, Balzac ou Zola, ces personnages ou ces sites, bien que souvent de pure fantaisie et sortis de l’imagination du romancier, se gravent dans notre esprit selon une forme, une silhouette ou une disposition de perspective désormais invariables. Que, dix ans plus tard, nous relisions le même roman, ces mêmes images, et non d’autres, se représenteront à notre pensée d’une façon frappante, avec les mêmes attitudes, les mêmes jeux de physionomie, les mêmes détails qu’à la première lecture, si bien qu’il nous semblera retrouver de vieilles connaissances ou voyager dans un pays déjà parcouru ; mais si, à une nouvelle lecture, nous avons affaire à une édition illustrée, quelle que soit la valeur du dessinateur, nous serons souvent choqués en n’y reconnaissant plus nos mêmes personnages, en y voyant notre paysage idéal autrement interprété que nous ne l’avions conçu.

Donc, lorsque nous sommes vivement frappés par la description d’un caractère, nous y attachons instinctivement une image qui lui reste propre (tout en nous étant personnelle), qui devient pour nous sa synthèse. Nous ne pourrons plus nous le figurer autrement ; la seule pensée du personnage évoquera l’image, qui à son tour et inversement, si elle se présente la première à notre souvenir, ramènera l’idée du personnage avec tous les détails de son caractère, tel que nous l’avons compris primitivement.

Le nom du héros lui-même est indissolublement lié au type sous lequel nous nous le représentons.

Il en est de même d’une localité décrite, d’un intérieur, comme encore d’une action émouvante, un meurtre, un tournoi, une scène de torture, une apparition surnaturelle… Nous nous les figurons une première fois sous l’influence du prestige de l’écrivain, et elles restent ainsi définitivement fixées dans notre esprit.

Cette impression ne s’efface pas avec le temps ; elle peut être modifiée dans ses détails par la réflexion, par la maturité, comme par la lecture d’autres ouvrages dans lesquels les mêmes hommes ou les mêmes faits seront présentés sous un autre aspect, sous un jour nouveau ; mais les grandes lignes subsisteront toujours.

C’est ce dont chacun a pu se rendre compte.

Qu’on admette à présent, ce qui n’est pas difficile, que Wagner pensait en musique, c’est-à-dire que chaque idée objective ou subjective revêtait chez lui une forme musicale, un contour mélodique qui lui restait dorénavant attaché, et on aura, je crois, la meilleure notion élémentaire de ce qu’est un Leit-motif.

C’est, en quelque sorte, la matérialisation, sous forme musicale, d’une idée, quelle qu’elle soit, et Wagner n’est ni le premier ni le seul à avoir ainsi pensé en musique, donné un corps nettement reconnaissable et perceptible par l’audition à un personnage, à un fait, ou une impression déterminée.

Le langage musical, malgré son manque de précision, et peut-être même par cela, constitue l’expression la plus haute, la plus pure et la plus sincère de la pensée humaine, la plus dégagée de matérialité et de convention. — Quiconque arrive à penser en musique comme il penserait dans une langue dont la pratique lui est familière, voit par cela même le cercle de ses idées s’élargir étrangement. — Cette faculté, dans sa plénitude, est réservée à l’élite, mais il n’est pas un seul vrai musicien qui n’en ait eu le pressentiment.

Là est l’origine du Leit-motif. Des traces embryonnaires de motifs typiques peuvent déjà être relevées dans Gluck, Mozart et Beethoven[2] ; elles deviennent plus fréquentes dans Weber, et encore plus caractérisées dans Meyerbeer et Berlioz, ceux-ci des contemporains de Wagner. On peut dire que cette faculté d’assimiler une conception intellectuelle ou un état d’âme à un contour musical qui en devient la représentation quasi hiéroglyphique, a existé à l’état latent chez tous les compositeurs et en tout temps ; mais aucun n’avait songé à l’ériger en principe, à en faire l’un des points fondamentaux d’un système. C’était un fait isolé, pourtant expressif, mais qui pouvait échapper à l’attention de l’auditeur superficiel.

Wagner lui-même, dans ses premières œuvres, jusqu’à Rienzi, ne semble pas y faire attention. C’est dans le Vaisseau fantôme qu’on en voit chez lui la première et assez modeste application ; trois formes caractéristiques, qu’on trouve réunies dans la Ballade de Senta ainsi que dans l’Ouverture : un appel, un dessin d’accompagnement, un contour purement mélodique, sont l’objet de fréquents rappels. Dans Tannhauser nous trouvons déjà cinq motifs typiques nettement caractérisés, et neuf tout au moins dans Lohengrin ; mais leur emploi est intermittent, épisodique, limité à certaines scènes importantes sur lesquelles ils doivent appeler fortement l’attention ; s’ils ne constituent pas encore la partie essentielle du développement symphonique, ils y sont pourtant déjà employés avec plus d’insistance et de sagacité que jamais auparavant.

C’est à partir de ce moment que Wagner a compris la puissance extraordinaire de ce nouvel engin, et dans toutes les œuvres suivantes qui constituent sa dernière manière, dans Tristan, dans les Maîtres Chanteurs, dans la Tétralogie et dans Parsifal, nous en voyons l’emploi désormais systématique à l’état de parti pris absolu et raisonné.

Le Leit-motif wagnérien est toujours court et simple, facile à retenir et à reconnaître. Il est presque toujours présenté une première fois dans son entier sous des paroles fixant le sens qui lui est attaché, ou dans un moment où l’action scénique ne permet pas de se méprendre sur sa signification. Ensuite il pourra se représenter modifié à l’infini, soit comme rythme, soit dans les détails de son contour mélodique ou dans son harmonisation, soit dans son instrumentation, morcelé, dénaturé, anobli ou ridi- culisé, par augmentation, par diminution, renversé[3], il restera toujours reconnaissable et fera naître chez l’auditeur, même passif, un état dame analogue à celui qui a accompagné sa première apparition.

Là est sa force ; en quelques notes, il évoque tout un ensemble d’idées, et cela sans plus d’effort pour l’auditeur que si on faisait passer devant ses yeux une image connue. C’est un portrait musical, mais souvent de convention et de pure imagination.

En effet les Leit-motifs ayant caractère imitatif et descriptif sont en minorité ; j’en citerai pourtant quelques-uns qui sont de véritables onomatopées musicales ; le ricanement nerveux de Kundry, le galop des chevaux dans la Chevauchée, les mugissements du Dragon, les bruits de la Forge, et peut-être par-dessus tout l’ondulation des flots au début de l’Or du Rhin ; ceux-ci s’adressent directement à l’oreille. Ce sont des images sonores.

D’autres appellent puissamment à l’esprit, par leur caractère même, l’idée de la chose qu’ils veulent représenter : le Walhalla est grandiose, solennel ; l’Épée étincelle, le Feu pétille ; le motif de la Cène, dans Parsifal, s’épand comme un immense signe de croix… Là encore il est difficile de s’y tromper. On pourrait en citer beaucoup d’autres aussi typiques, notamment dans les Maîtres Chanteurs.

Mais ce n’est pas là un caractère indispensable au Leit-motif, dont la forme est, au contraire, dans la plupart des cas, beaucoup plus libre, plus arbitraire. De là sans doute les notables divergences dans les noms qu’attribuent à un même thème les divers commentateurs ; pour n’en citer qu’un exemple, il est un motif dans Tristan qui est considéré par l’un comme représentant la Vengeance, par un autre le Héros, par un troisième le Destin. À vrai dire, cela n’a pas une importance capitale ; ce n’est pas un nom qu’il faut leur attacher, c’est une idée, ou, mieux, un ensemble d’idées, une conception philosophique : le nom n’est qu’une étiquette ; pourtant, dans la suite de cet ouvrage, je m’efforcerai de désigner chaque motif par le vocable sous lequel il est le plus généralement connu, afin d’éviter les méprises.

Le plus souvent le Leit-motif consiste en un contour mélodique de quelques notes qui pourra être modifié dans sa contexlure même, dans son rythme, dans son harmonie ou dans son orchestration ; ces diverses transformations ne lui enlèvent jamais sa signification première, mais en font varier soit l’importance, soit l’expression momentanée ; il passera ainsi tour à tour par des phases de tendresse, d’héroïsme, de tristesse ou de joie, sans jamais cesser de s’appliquer à son objet spécial ; il possède une exquise sensibilité quand il a à dépeindre, par exemple, le personnage de Walther dans sa fierté chevaleresque, puis triste, anxieux, ou encore caricaturé par son rival ; il acquiert une éloquence émouvante s’il doit décrire le Walhalla détruit, en ruine, après nous l’avoir fait connaître dans sa splendeur ; il est parfois spirituel jusqu’à l’inconvenance ; lorsque, dans la Walkyrie, la vertueuse Fricka s’indigne des amours incestueuses de Siegmund et de Sieglinde, l’orchestre indulgent les excuse en murmurant : « C’est le printemps, » avant même que Wotan ait ouvert la bouche pour répondre.

Dans d’autres cas, plus rares, le Leit-motif revêt une forme harmonique invariable ; seules alors pourront changer la structure rythmique et les combinaisons instrumentales ; j’en donnerai comme exemple l’Harmonie du Voyageur, l’Harmonie du Casque (Tarnhelm), l’Harmonie du Sommeil éternel dans la Tétralogie ; l’Harmonie du Cygne dans Lohengrin et Parslfal ; l’Harmonie du Songe dans les Maîtres Chanteurs.

Encore plus rarement la caractéristique du motif est son rythme persistant, comme dans le motif de la Forge, de Siegfried, comme dans la Chevauchée, encore.

Quelle que soit celle de ces catégories (mélodique, harmonique, rythmique) à laquelle ils appartiennent, les Leit-motifs se présentent toujours à l’auditeur sans exiger d’effort d’attention ou de recherche de sa part ; Wagner les met constamment en relief d’une façon quelconque, les souligne en quelque sorte, les répète s’il le faut, et ils ne peuvent passer inaperçus que dans le cas où ils n’ont pas une importance réelle. C’est donc une erreur de se torturer l’esprit à les chercher ; ils viennent vous prendre eux-mêmes pour peu que vous sachiez en quoi ils consistent, dès que vous vous intéressez à l’action dramatique. Ce sont de véritables guides, des conducteurs précieux qui expliquent et commentent les situations, ne vous laissent pas vous égarer en des suppositions erronées, et apportent au scénario une clarté analogue à celle d’une légende placée sous un dessin.

Plusieurs formes de motifs typiques semblent hanter spécialement Wagner et s’offrir à son esprit à diverses occasions : tels les deux accords par lesquels il représente le Cygne, aussi bien dans Lohengrin que dans Parsifal. Et quoi de plus naturel ? N’est-ce pas toujours le Cygne du Graal ? Sans quitter les mêmes ouvrages, on peut observer que la première entrée des trombones, dans le Prélude de Lohengrin, fait pressentir par sa terminaison le motif de la Lance, de Parsifal ; ceci s’explique encore, car le Prélude de Lohengrin ne raconte pas autre chose que les mystères du Montsalvat. Plus involontaire est peut-être la similitude pourtant justifiée d’un groupe d’accords fréquemment répétés dans l’entr’acte du 3e acte de Tannhauser (qui se retrouvent ensuite dans le récit de Tannhauser revenant de Rome), avec le thème de la Foi, de Parsifal. On peut citer d’autres analogies : entre deux fragments appartenant l’un à La Romance de l’Étoile, l’autre au grand Duo de Tristan avec Iseult ; aussi entre une phrase qui se trouve à l’orchestre dans les Maîtres Chanteurs, 44 mesures après le commencement du Choral du Jourdain (3e acte, scène I), et une autre belle phrase chantée par Fricka à la 97me mesure de la 2e scène de l’Or du Rhin ; ici la ressemblance est plus harmonique que mélodique ; c’est comme un air de famille ; mais, toujours dans les Maîtres Chanteurs, 21 mesures avant le Souvenir de Jeunesse (3e acte, scène II, le contour mélodique de Walther reproduit exactement celui de l’austère déesse du mariage ; or, il parle justement, à ce moment-là, de l’amour conjugal ; il n’y faut pas voir un effet du hasard ; entre la Colère de Wotan et les Hésitations de Brangaine… Enfin, deux fois Wagner se cite musicalement lui-même avec un à-propos admirable : la première en intercalant deux motifs de Tristan (le Désir et la Consternation), au 3e acte des Maîtres Chanteurs, peu avant le célèbre Quintette du Baptême ; la deuxième en introduisant dans Parsifal quelques mesures de Tannhauser[4].

Une chose assez remarquable, c’est que certains de ces motifs ont une prédilection marquée pour une tonalité voulue, ou les tonalités voisines ; le motif du Walhalla affectionne les tons fortement bémolisés ; l’Épée apparaît le plus souvent en ut ; le Feu préfère de beaucoup les dièses, et la Walkyrie dort en mi majeur, etc.

Bien qu’il ne soit pas fait des motifs typiques un usage constant et exclusif, ce qui occasionnerait une trop forte tension, il faut reconnaître en eux les plus puissants matériaux de la Symphonie wagnérienne, aussi bien au point de vue mélodique qu’en ce qui concerne l’harmonie.

Wagner ne recherche jamais les voix extraordinaires. Il n’écrit pas en vue de procurer à tel ou tel chanteur l’occasion de pousser une note que lui seul peut atteindre, ou de faire parade de sa virtuosité. Il écrit simplement pour Soprano, Contralto, Ténor et Basse, Mezzo-Soprano ou Baryton, ne demandant à chacun que ce qu’il peut normalement donner ; maintenant chaque voix dans la tessitura qui lui est convenable, mais faisant table rase des fioritures, des roulades, des trilles, que l’école italienne considérait comme l’embellissement du style vocal, et dont jusqu’à lui ni l’école allemande ni l’école française ne s’étaient entièrement débarrassées.

Il écrit surtout et avant tout pour des musiciens, pour des gens sachant chanter juste et rigoureusement en mesure ; il ne s’agit pas ici de se pâmer sur une belle note, et le chef d’orchestre n’est pas là pour suivre le chanteur ; car la forme même de sa mélodie, telle que nous venons de la décrire, qui passe constamment de la scène à l’orchestre et de l’orchestre à la scène (séjournant bien plus longtemps à l’orchestre), exige l’interprétation symphonique. Il n’en peut être autrement, et c’est là le secret de sa puissance ; elle est instrumentale et commentatrice du vers ou de l’action, et c’est en cela qu’elle diffère de la mélodie italienne et française, basée sur la carrure et l’effet chatoyant du contour vocal, de la vocalise.

Les ornements mélodiques sont rares dans Wagner ; le grupetto semble réservé à l’expression des sentiments amoureux, passionnés, ou bien alors il entraîne l’idée de la suprême élégance.

Mais ce qui est loin d’être rare, c’est l’emploi épisodique des formes mélodiques les plus franchement italiennes. Voir le Chant d’amour dans Tristan (page 325 ci-après) ; la phrase en bémol de Flosshilde, au 1er  tableau de l’Or du Rhin ; puis, à la scène II, la deuxième partie de la phrase de Fricka (déjà citée précédemment, page 270), reprise aussitôt par Wotan un ton plus bas, et qui a reçu le nom de la Fascination de l’amour (page 380). Il faut d’ailleurs se souvenir que Wagner a fort admiré, au moins en un temps, l’élégance et la souplesse de la phrase vocale de Bellini… « Chez Bellini c’était la claire mélodie, ce chant si simplement noble et beau qui nous a charmés ; retenir et croire cela n’est vraiment pas un péché ; ce n’en est peut-être pas un non plus que de prier encore le Ciel, avant de se coucher, pour que vienne aux compositeurs allemands l’idée de telles mélodies et une telle façon de traiter le chant. » (Richard Wagner, Étude sur Bellini.)

Pour momentanée qu’elle fût, cette impression a existé, et il en est toujours resté trace. Wagner était donc un éclectique ; il savait, dans chaque école, discerner ce qu’il y avait de réellement beau, et vraiment, chez Bellini, ce n’était pas l’harmonie.

  1. Motif typique, motif conducteur.
  2. Dans ses œuvres purement symphoniques, Beethoven n’avait pas à attacher à un motif l’idée d’un personnage, mais à coup sûr chacun des motifs choisis par lui pour donner lieu à un développement est associé à une pensée philosophique qui s’en dégage, et devient par là, dans l’ordre symphonique, l’équivalent absolu de ce qu’est le Leit-motif dans l’ordre dramatique.
  3. Procédés de contrepoint.
  4. Un rapprochement des plus curieux peut être fait entre la fin de l’Ouverture du Vaisseau fantôme (les 15 premières mesures du 6/4) et le début de l’Or du Rhin par l’entrée de Woglinde. C’est exactement le même procédé harmonique, et presque le même contour mélodique.

    (Bien que le Vaisseau fantôme sorte du cadre de cette étude, limitée aux œuvres qui forment le répertoire de Bayreuth, il m’a paru intéressant de signaler cette réminiscence, à onze ans de distance.)