Le Voyage de l’impératrice Catherine II en Crimée

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LE VOYAGE
DE
L’IMPÉRATRICE CATHERINE II
EN CRIMEE
D’APRÈS UNE RELATION INÉDITE[1]

Grâce au prince de Ligne et au comte de Ségur, peu de faits mémorables du règne de l’impératrice Catherine II sont plus célèbres, en France, que son voyage de Crimée en 1787. Si nous exhumons aujourd’hui un troisième récit de cette marche triomphale à travers des contrées, alors si récemment soumises, ce n’est point que leur auteur, lui aussi témoin oculaire, ait eu la prétention de rivaliser, la plume à la main, avec ses spirituels amis. Écrivant, chaque soir, à sa femme, en hâte et sans nul apprêt, pour elle et pour lui seuls, ce qui l’avait frappé dans la journée, il ne prévoyait certainement pas que le public dût être jamais admis dans ses confidences. Il n’est donc point question ici d’une composition plus ou moins complaisante, ou de mémoires rédigés après coup, mais bien d’un reflet immédiat d’impressions réellement reçues. Les incorrections, en ce cas, sont presque un mérite de plus, puisqu’on doit y voir une garantie de la spontanéité, de l’abandon, et par conséquent de l’entière sincérité de celui qui, en se relisant à tête reposée, eût sans doute introduit bien d’autres modifications dans sa rédaction primitive.

Le prince Charles de Nassau-Siegen, à qui nous allons emprunter cette nouvelle relation, n’est guère connu du lecteur français que par quelques aventures de sa jeunesse ou par son rôle actif, — singulièrement dénaturé par plusieurs, — dans les affaires de l’émigration.

Assez justement surnommé par ses contemporains : un paladin au XVIIIe siècle, compagnon à vingt ans de Bougainville dans son fameux voyage autour du monde, un des héros du siège de Gibraltar, prince allemand, né sujet français, officier-général en France et en Espagne en attendant qu’il devienne amiral russe, cinq fois victorieux à la tête des escadres de la grande Catherine, la plupart des écrivains qui ont eu à parler de lui, en passant, en ont fait, — à vrai dire, — un portrait de fantaisie où les singularités incontestables de son caractère et celles de sa vie sont surtout mises en relief. Vu de plus près, jugé du moins sur sa correspondance jusqu’à ce jour inédite et où il se livre absolument, puisque, pendant près de cinq années des plus importantes de sa carrière, il a écrit presque chaque jour, on trouvera peut-être qu’il mérite mieux. La seule partie de cette correspondance qui nous ait été conservée ne commence, malheureusement, que lorsqu’il a déjà trente-neuf ans et à l’époque de sa vie où, attiré en Pologne par suite de son mariage et, depuis, en Russie, il ne fit plus en France que de rares et courts séjours.

Introduit par l’amitié subite — on serait tenté de dire par l’engouement — qu’il inspira au prince Potemkin dans la faveur et dans le cercle intime de l’impératrice, la Russie devint pour lui une nouvelle patrie, du moment surtout où il eût été assez heureux pour acquitter par des services éclatans sa dette de reconnaissance. — Mais son dévoûment exalté pour Catherine ne lui fit jamais oublier ni ses sympathies pour la Pologne où il s’était constitué bénévolement le champion de l’autorité méconnue de Stanislas-Auguste, longtemps son ami, ni son attachement pour la France.

Convaincre la Pologne qu’elle a tout à redouter des convoitises de la Prusse, et qu’un rapprochement sincère, alors possible, avec la Russie lui permettrait seul de mener à bien la grande œuvre de ses réformes intérieures ; détacher la France de ses liens séculaires avec la Turquie dont un récent voyage à Constantinople lui a laissé mesurer la décrépitude, à ses yeux, incurable ; voir substituer aux systèmes alors adoptés par les cours de l’Europe une quadruple alliance de la France, de la Russie, de l’Autriche et de l’Espagne ; et, enfin, comme couronnement de ces beaux rêves, trouver pour lui-même, dans la conflagration qui n’eût pu manquer d’être une des premières conséquences de pareilles révolutions politiques, une illustre occasion de se signaler et d’acquérir de la gloire, cette passion de sa vie ; tels sont les vœux ardens, — ses idées fixes, — dont sa correspondance porte sans cesse l’expression. Il mettra à leur service toutes ses facultés, toute sa rare ténacité, d’accord, du reste, comme nous le verrons, sur la plupart de ces vues, avec M. de Ségur, son intime ami de tout temps, alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg.

À ne point se rappeler ces indications sommaires, on risquerait de ne pas bien saisir certains passages du récit qu’on va lire, de même qu’on aurait, sans doute, quelque peine à s’expliquer la situation absolument exceptionnelle de son auteur auprès de l’impératrice, si nous n’ajoutions quelques mots encore pour indiquer les motifs et l’origine d’une si étrange faveur.

Quand le prince de Nassau vit pour la première fois le prince Potemkin, c’était au commencement de décembre 1786. Potemkin n’avait alors qu’une pensée : son grand coup de théâtre. L’entreprise, à la vérité, n’était pas ordinaire. Il ne s’agissait, on le sait, de rien moins que de faire voir à l’Europe l’immense steppe qu’on croyait à peine conquise se peuplant tout à coup et se civilisant comme par enchantement pour acclamer ses vainqueurs. L’impératrice qui, sur la foi de son ministre, n’avait pas hésité à convier à ces fêtes invraisemblables non-seulement les ambassadeurs de France, d’Angleterre et d’Autriche, le comte de Ségur, lord Fitz-Herbert et le comte de Cobentzel, mais l’empereur Joseph II lui-même, devait partir de Czarkoe-Selo dans les premiers jours de janvier. Potemkin n’avait donc plus que le temps de jeter un dernier coup d’œil, dans une rapide inspection, sur tous les préparatifs de cet audacieux voyage, et il était déjà en route pour cela quand le prince de Nassau l’atteignit à Krementchul.

Celui-ci, inconnu personnellement de Catherine, tenu même par elle en suspicion depuis sa course à Constantinople, n’avait aucun titre à être admis dans son cortège, honneur que venait d’obtenir un autre de ses amis, le prince de Ligne. Il n’y prétendait pas. Mais ayant reçu, depuis peu, du gouvernement russe, grâce à l’amicale intervention du comte de Ségur, un privilège relatif à l’écoulement de certains produits de ses terres de Podolie, il profitait tout simplement du passage à sa portée du prince Potemkin pour aller le remercier. Il était bien aise, d’ailleurs, d’un prétexte qui, en lui permettant d’entrer en relations directes avec le tout-puissant ministre, lui donnerait peut-être quelques chances d’être employé, un jour, si la seule guerre alors probable en Europe, celle des Russes et des Turcs, venait à éclater. Mais une telle faveur impliquait au préalable la conquête à un haut degré d’une confiance et d’une sympathie connues pour se prodiguer peu, surtout vis-à-vis d’étrangers ; or, dans son dévoûment pour Stanislas, le prince de Nassau n’avait pas su, quand il avait parlé au roi de la visite qu’il projetait, se refuser à une mission particulièrement délicate et la moins faite, selon toute probabilité, pour lui valoir un bon accueil.

L’année précédente, son heureuse intervention auprès de Joseph II, en éclairant Stanislas sur les sentimens réels de ce prince, avait suffi pour déjouer les intrigues des factions polonaises qui se prévalaient de l’appui de l’Autriche. Ces mêmes factions, maintenant, se prétendaient assurées de celui de la Russie, depuis surtout qu’elles étaient parvenues à intéresser à leur querelle le comte Branicki, neveu par sa femme et l’un des favoris du prince Potemkin. L’attitude de la Russie justifiait, à la vérité, leur confiance. Elle mettait dans la position la plus fausse le malheureux roi qui, rivé par ses antécédens à la politique de sa redoutable voisine, tenu en tutelle par son ambassadeur, menacé par ses armées dont un régiment occupait encore une de ses provinces, au grand scandale des patriotes, souffrait de tous les inconvéniens de cet écrasant patronage sans obtenir, comme compensation, tout au moins des égards.

Au cours de son voyage, Catherine devait longer la frontière de Pologne. Stanislas s’était empressé d’annoncer son intention d’aller la saluer à son passage. Sa lettre était restée sans réponse. Fallait-il renoncer à un projet déjà public ou s’exposer à courir au-devant d’un affront ? Question capitale pour le roi, mais non moins palpitante pour les principaux chefs de l’opposition, réunis, à ce moment, chez le comte Branicki à Bielacerskief, où Potemkin, — ils avaient soin de le dire bien haut, — leur avait promis de s’arrêter au retour de son inspection.

Comment le prince de Nassau, en quelques jours, sut-il gagner à la fois et sa propre cause et celle de Stanislas au point de pouvoir complètement rassurer celui-ci, et de s’être fait pour lui-même du fantasque et ombrageux ministre de Catherine plus qu’un protecteur, un véritable ami ? Nous n’avons pas à le demander, ici, à sa correspondance. Qu’il nous suffise de dire que Potemkin lui a tout accordé : et la promesse du retrait immédiat du régiment russe cantonné en Pologne, et celle du meilleur accueil pour le roi, jusqu’au sacrifice personnel de la visite à Bielacerskief qu’il ne fera point pour éviter les interprétations fâcheuses. Bien plus ; telle est l’intimité qui s’est tout de suite établie entre eux et pour longtemps, que les voilà partant tous deux sur le même traîneau pour aller visiter ensemble les lieux qu’ils doivent revoir quelques semaines plus tard, car le prince de Nassau sera, lui aussi, du grand voyage. C’est Potemkin qui le veut ainsi ; et quand, toujours inséparables, ils rejoignent l’impératrice déjà parvenue à Kief, c’est lui qui, présentant à Catherine son nouvel ami, la dispose si bien en sa faveur qu’elle fait plus que de l’inviter à l’honneur de l’accompagner ; elle lui laisse à peu près entendre que, si la guerre survenait, un commandement important lui serait donné.

Le long arrêt à Kief, — arrêt qui se prolongea près de deux mois et demi, — fut la partie la moins intéressante de cette fameuse excursion digne des Mille et une Nuits. Comme, à partir de Kief, on devait naviguer sur le Dnieper, force était de se résigner à attendre la fonte des glaces. Seule, l’opposition polonaise se réjouit, tout d’abord, d’un retard lui donnant le temps de préparer à sa façon l’entrevue qu’elle n’avait pas pu empêcher entre l’impératrice et Stanislas, puisqu’il était maintenant décidé qu’à la reprise du voyage les deux souverains devaient se rencontrer à Kanief. Le brusque changement des dispositions du prince Potemkin ne permit pas, il est vrai, à ceux qui jusque-là s’étaient crus le mieux fondés à compter sur sa protection, de s’illusionner bien longtemps sur la portée de leurs intrigues, ni sur la nouvelle influence qui les annihilait. Mais Potemkin n’admettait de personne, — ses plus proches le savaient bien, — la moindre manifestation de résistance à ses volontés, et ce ne fut pas une des jouissances les moins piquantes du prince de Nassau, pendant ce long arrêt, que de voir les prévenances, à son égard, de ceux qu’il contrecarrait et irritait au plus haut point, forcées de redoubler avec leur dépit. Pour lui, charmé de son début, présage de succès meilleurs encore, si bien traité par l’impératrice qu’il s’est vu admis, presque immédiatement après sa présentation, au rare honneur de dîner chaque jour avec elle, « à cette petite table ronde, écrit-il à sa femme, où il n’y a jamais plus de dix à douze personnes qu’elle met à son aise, » la patience à Kief fut donc probablement assez facile, d’autant plus qu’il retrouvait ses deux intimes amis, Ségur et le prince de Ligne. Mais pour la souveraine, pour sa cour, comme pour les ambassadeurs invités à l’accompagner, on conçoit qu’ils aient moins goûté cette halte interminable dans une ville de province, malgré les fêtes de tout genre qui s’y succédaient chaque jour, et l’on devine la satisfaction générale quand, le Dnieper dégelé, le cortège impérial peut enfin reprendre sa marche, monté, cette fois, sur sept galères merveilleuses, étincelantes de soie et d’or, suivies de plus de quatre-vingts bâtimens ; « la flotte la plus pompeuse, — selon M. de Ségur, — qu’un grand fleuve ait jamais portée. »

« Nous partons décidément le 22 (vieux style), lendemain de la fête de l’impératrice, s’empresse aussitôt d’écrire le prince de Nassau. J’ai fait partir aujourd’hui mes gens, ne gardant qu’un valet de chambre, car je vais sur la galère du prince Potemkin, où nous serons très serrés. Nous aurons avec nous Branicki et sa femme avec Scawronski et la sienne. » — La comtesse Scawronska et la comtesse Branicka étaient toutes deux nièces du prince Potemkin. — « Mais j’aime mieux être moins bien avec le prince qui m’aime vraiment, malgré mes compagnons de galère qui me détestent bien. »

Et le lendemain : « Nous partons décidément le 3 mai (nouveau style). Nous serons, je crois, le 5 à Kanief. Il n’est pas encore décidé, le temps que l’on y sera ; je ne crois pas que cela soit bien long. L’impératrice est très embarrassée de l’entrevue, mais les affaires iront bien. »

Quoique le voyage en Crimée proprement dit ne débute réellement qu’au départ de Kerson, nous laisserons le prince de Nassau commencer ici son récit. Ses lettres, on l’a déjà dit, sont toutes adressées à la princesse, sa femme, alors à Varsovie.


« Ce 21/2 mai 1787.

À Nous partons demain, ma princesse ; je n’ai que le temps de vous écrire quatre mots parce que c’est aujourd’hui iête de l’impératrice et qu’il faut prendre congé du maréchal Romanzof et de tout ce qui reste ici. Adieu, je vous embrasse et vous aime de tout mon cœur. »


« Kief, 3 mai.

« À midi, l’impératrice sera sur sa galère. L’on ne regrette pas Kief. Moi je regrette la table ronde qui m’a mis à même de connaître l’impératrice comme je n’aurais jamais pu le faire partout ailleurs, et, en vérité, je l’admire tous les jours de plus en plus ; car l’on ne peut se faire une idée de la simplicité qu’elle met dans toutes ses formes. Sa conversation est charmante et, lorsque l’on parle de choses sérieuses, alors, sans le vouloir, elle laisse échapper des traits qui caractérisent toujours l’étendue de son esprit et sa justesse. Cela serait un des particuliers les plus aimables qu’il n’y eût eu. Le prince Potemkin nous quittera à Kanief pour aller attendre l’empereur à Krementchul ; mais c’est l’heure d’aller à la cour pour le départ. Adieu, ma princesse. Je vous écrirai de Kanief où je verrai le roi sûrement très content, car son entrevue doit lui assurer un règne plus heureux que par le passé. Tout est bien disposé pour lui, je n’en puis pas douter. »


« Il est huit heures du matin. Je viens de me lever pour vous écrire pendant que tout le monde est occupé : le prince à dormir, Branicki et Scawronski à en faire sans doute autant, et Stackelberg à réfléchir sur la bizarrerie des choses de ce monde. Il est vrai que notre réunion dans cette galère est une des choses les plus singulières. Nous y sommes très bien, mais si ensemble qu’il faut beaucoup d’intimité pour ne pas se gêner. Voici la distribution de nos appartemens avec le dessin. Vous verrez que tout le monde doit passer par la chambre du prince et par la mienne, et que Branicki et sa femme sont obligés de passer par chez moi pour communiquer ; aussi sommes-nous, pour le moment, les meilleurs amis du monde. Le prince A ; moi B ; Branicki G ; Stackelberg D ; la Branicka E ; la Scawronska et son mari F. Notre galère, qui est la plus grande et la plus ornée, est celle que devait monter l’impératrice qui a choisi celle qui était destinée à l’empereur.

« Nous nous embarquâmes hier, à midi, après avoir visité trois églises. Nous arrivâmes à la salle à manger où nous trouvâmes une table de cinquante couverts et un très bon dîner avec une musique à vent excellente que l’impératrice a fait venir de Pétersbourg. Le canon de la place, les cris du peuple, qui était sur le rivage, des femmes, des musiques dans des bateaux, le plus beau temps du monde, tout se réunit pour nous donner un superbe spectacle. À trois heures, on leva l’ancre et nous nous arrêtâmes à six heures. Nous nous rendîmes à la galère de l’impératrice où nous restâmes avec elle jusqu’à neuf qu’elle alla se coucher, et, nous à la salle à manger où nous trouvâmes un souper égal au dîner. De là nous revînmes chez nous causer et nous coucher. Je vous manderai demain matin les détails de la journée. Le prince est éveillé, je vais entrer chez lui avant qu’il n’y ait personne ; c’est le moment où nous causons et c’est toujours intéressant.

« L’on s’était mis en marche à quatre heures du matin, tandis que nous dormions, et, comme il y avait quelques bâtimens en arrière, l’on mouilla à neuf heures, étant à vingt-trois verstes de Kief. J’entrai chez le prince à dix heures. À peine y étais-je qu’il y eut signal de chez l’impératrice qui nous demandait. Le prince poussa sa toilette pendant laquelle il parla de la Pologne et du roi dans les termes que nous pouvons désirer. Stackelberg y était. Nous arrivâmes chez l’impératrice qui était tort gaie. À midi, nous montâmes en canot pour aller dîner. Après, l’impératrice rentra chez elle, et j’allai avec Ligne et Ségur à leur galère où Ligne nous lut sa conversation avec le feu roi de Prusse. Nous lûmes aussi « le dialogue de Jupiter et du cynique » de Lucien. L’on nous fit, à six heures, le signal d’aller chez l’impératrice, mais les cuisines étant restées en arrière, elle avait envoyé tous les bateaux pour les remorquer, et nous restâmes aux arrêts jusqu’à huit heures que nous pûmes arriver chez l’impératrice qui avait un peu d’humeur de ce que, les cuisines étant restées en arrière, l’on se passerait de souper. À neuf heures, l’on se retira. Tout le monde se rendit chez le prince Potemkin, excepté Branicki, Cobentzel et moi à qui Momonof proposa de rester pour faire un whist et le mauvais souper qu’il se procurerait. À peine étions-nous à jouer dans le petit salon de l’impératrice qu’elle entra déshabillée, décoiffée, et prête à mettre son bonnet de nuit. Elle nous demanda si elle ne nous gênerait pas. Elle s’assit près de nous, fut très gaie et d’une amabilité charmante. Elle nous fit des excuses sur son déshabillé, qui était cependant des plus galans ; il était de taffetas abricot avec des rubans bleus. De n’avoir rien sur la tête lui donnait l’air plus jeune ; elle était très fraîche. Je lui dis que je n’avais vu aucun habit lui aller si bien. L’on vint avertir que la chaloupe portait le dîner de M. Momonof, elle en fut enchantée ; elle resta avec nous jusqu’à dix heures et demie que nous nous mîmes à table où nous eûmes un très bon souper. Je suis rentré chez moi à une heure et demie, il en est neuf. Je vais me lever, car l’on commence à se remuer. Je veux voir le prince seul, car nous arrivons, ce soir, à Kanief, et j’ai mandé au roi que j’arriverais avant les autres pour pouvoir lui dire ce que je ne lui aurais pas écrit, quoiqu’il ait eu bien des lettres de moi qui, toutes, étaient telles qu’il pouvait les désirer, car je n’ai eu que des résultats heureux à lui annoncer. Il fera tout ce qu’il voudra. Adieu, ma princesse ; à demain.


« Il est cinq heures du matin ; je m’habille pour aller à Kanief dans un petit bateau qui me fera arriver trois heures avant les galères. Ligne y vient avec moi. Je fais des vœux pour que l’impératrice ne puisse pas y arriver pour dîner ; car elle y passerait alors la journée de demain. Le prince Potemkin me le disait hier soir et faisait les mêmes vœux que moi. Mais l’ambassadeur de l’empereur est, toute la journée, à dire que son maître part aujourd’hui de Léopol, et cela fait presser l’impératrice qui l’a déjà fait attendre longtemps. Comme elle veut aller par eau jusqu’à Kerson et passer les cataractes, elle sera plus longtemps en chemin qu’elle n’avait compté. À sa place j’en ferais bien autant, car je n’ai rien vu de plus charmant que cette manière de voyager. C’est vraiment une fête continuelle et des plus superbes : une société charmante, — car Ligne et Ségur y font grand bien, — voyager sans s’en apercevoir que par les changemens de tableaux, bonne chère, l’impératrice plus aimable que jamais, passant avec elle depuis onze heures jusqu’après le dîner et depuis six heures jusqu’à neuf. Hier, je n’allai pas chez Momonof parce que je voulais causer avec le prince relativement au roi que je vais voir. Il sera reçu avec le plus grand cérémonial ; les galères seront en bataille et le salueront du canon. Tous les canots iront le chercher avec les grands officiers de l’impératrice. L’on a fait préparer des tables pour toute sa suite. Tous les seigneurs qui sont avec lui dîneront avec l’impératrice. L’on a mis pour cela la suite de l’impératrice à une autre table, et, malgré l’ambassadeur de l’empereur, je ne désespère pas que, si même l’on arrive aujourd’hui à dîner, l’on ne reste demain. Cela dépend de l’aise où le roi la mettra. D’ailleurs il fera pour ses affaires à peu près ce qu’il voudra. Je vous écrirai après l’entrevue. Adieu, me voilà coiffé ; je vais vite partir.


« Quoique l’impératrice ait vu le roi avec grand plaisir, elle n’en a pas moins été embarrassée. Le cérémonial la fatigue, et la séparation s’est faite aujourd’hui même ; mais les affaires du roi iront bien. Il a dans le prince Potemkin un ami et n’en doute pas. Il est deux heures du matin. Nous venons de Kanief où nous avions été souper. Le prince Potemkin est déjà parti pour Krementchul, et, nous, nous partirons à quatre heures du matin ; mais, moi, alors je dormirai ; car je n’en puis plus de fatigue. Bonsoir. Il est temps de dormir ; je n’en puis plus ; je n’ai plus que la force de vous embrasser.

« P.-S. — L’impératrice a envoyé l’ordre de Saint-André au roi, comme elle l’a donné au roi de Suède lorsqu’il a été à Saint-Pétersbourg. » La correspondance du prince de Nassau s’interrompt brusquement ici, soit que les lettres suivantes aient été égarées, soit qu’il n’ait pas écrit de quelques jours. Son récit ne reprendra qu’au moment où Catherine entrera en Crimée. Plus rien donc sur l’entrevue de Kanief, cette rencontre préparée avec tant de zèle et où, en somme, Stanislas, comme le remarque le prince de Ligne, qui lui rend du moins le service de relever ses jolis mots, a dépensé trois mois et trois millions pour voir l’impératrice pendant trois heures.

En atteignant Krementchul, on quittait le gouvernement du maréchal Romanzof pour entrer dans celui du prince Potemkin. Pas un mot sur les féeries qui, dans le plan de l’organisateur de cet étrange voyage, devaient surtout commencer là.

Rien non plus sur l’arrivée inopinée de Joseph II, — ou plutôt du comte de Falkenstein ; — et, ici, la lacune est d’autant plus regrettable que le prince de Nassau eût pu nous donner des détails plus curieux. Joseph II, n’ayant pas trouvé Catherine à Kerson, part presque seul à travers la steppe comptant la surprendre à Kaydac. Mais, avertie à temps, l’impératrice a quitté sa flottille et, montant précipitamment dans une voiture où elle n’emmène avec elle que le prince Potemkin, le comte Branicki et le prince de Nassau, elle accourt au-devant de lui. C’est près de la cabane isolée d’un cosaque, en plein désert, que se rencontrent les deux grands souverains ; puis, revenus ensemble à Kaydac, ils auraient dû, dit M. de Ségur, grâce à un accident qui empêche leur escorte de les y rejoindre avant le lendemain matin, se passer de souper, « si Potemkin, Branicki et Nassau ne leur avaient fait, comme ils le purent, un repas qui fut très gai, mais aussi détestable qu’on pouvait l’attendre de si nobles cuisiniers. »

Rien enfin sur un incident qui dut cependant, à son heure, préoccuper singulièrement le prince de Nassau, puisqu’il faillit arrêter son voyage dès Kerson, en coupant court bien mal à propos à la bienveillance, de jour en jour plus sensible, affectée par Catherine pour tous ceux qu’elle savait souhaiter un rapprochement plus marqué de la Russie et de la France : disposition toute nouvelle chez elle et, peut-être, la meilleure explication du succès si subit du prince de Nassau.

Quand M. de Ségur avait quitté Czarkoe-Selo avec l’impératrice, tous deux venaient de signer un traité de commerce. Dans la pensée de M. de Ségur, ce n’était là que le premier pas vers une alliance complète et formelle des deux nations. À ses yeux, comme aux yeux du prince de Nassau, une guerre entre la Russie et la Porte était inévitable, sinon imminente, et, convaincu d’avance, sur des renseignemens d’ailleurs exagérés, de l’infériorité des forces de la Turquie et aussi de l’impossibilité où se trouvait la France, à ce moment, de secourir efficacement son antique alliée, il en était venu à cette conclusion singulière que le meilleur moyen, le seul à notre portée, de sauvegarder au moins les intérêts essentiels de l’empire ottoman, c’était de l’abandonner, une union intime avec la Russie pouvant seule nous donner le droit de lui faire accepter, au lendemain d’une campagne heureuse, des conseils de modération. Joseph II, quelque désireux qu’il fût de s’étendre un peu, lui aussi, aux dépens des Turcs, se disait prêt à nous seconder le jour où, liés aussi avec lui, et sans nous être opposés a priori à voir la Russie ajouter quelques complémens nécessaires, — Oczakof, par exemple, — à ses récentes et définitives conquêtes de Crimée, nous prétendrions l’empêcher de s’approcher trop près de Constantinople.

Malheureusement le cabinet de Versailles, tout à ses difficultés du dedans, n’était guère en situation de changer ainsi l’orientation de sa politique extérieure et de s’arrêter résolument à tout autre parti qu’à celui de laisser les choses aller à l’aventure. De là, des hésitations, des contradictions rendant parfois bien délicat le rôle d’un ambassadeur qui n’avait point, comme aujourd’hui, de fil télégraphique pour le tenir au courant des variations de son gouvernement. On était à Kerson depuis quelques jours, quand l’impératrice annonça tout haut son intention de pousser jusqu’à Kinburn en traversant le golfe du Liman, vaste embouchure du Dnieper. C’était passer presque sous les murs d’Oczakof et opérer, en quelque sorte, une reconnaissance du territoire turc. La tentative était hardie ; mais l’empereur avait applaudi, et M. de Ségur, encouragé par ses instructions à continuer ses avances, n’avait rien objecté non plus, quand on apprend tout à coup que, probablement sur les conseils d’un autre ambassadeur de France, non moins autorisé que M. de Ségur, — M. de Choiseul-Gouffier, alors ministre à Constantinople, — une escadre ottomane est venue, dans la nuit, mouiller au milieu du golfe, barrant ainsi le passage à Catherine et l’obligeant à revenir sur sa résolution. Mais laissons le prince de Ligne, témoin de ce contre-temps, qui eût pu tourner au tragique, nous le dépeindre à sa manière :

« L’impératrice nous a permis, au prince de Nassau et à moi, comme amateurs et peut-être connaisseurs, d’aller reconnaître Oczakof et dix vaisseaux turcs qu’on est venu placer très malhonnêtement au bout du Borysthène comme pour arrêter notre navigation au cas où Leurs Majestés Impériales voulussent aller par eau jusqu’à Kinburn. Quand l’impératrice eut vu la position de cette flotte sur la petite carte qu’on lui présenta, Nassau lui offrit ses services pour l’en débarrasser. L’impératrice donna une chiquenaude au papier et se mit à sourire. Je regarde cela comme un joli avant-coureur d’une jolie guerre que nous aurons bientôt, j’espère…

«… Vous savez, dit l’impératrice, que votre France, sans savoir pourquoi, protège toujours les musulmans. » Ségur pâlit ; Nassau rougit ; Fitz-Herbert bâilla ; Cobentzel s’agita et je ris… Quand je parle de mes espérances à ce sujet à Ségur, il me dit : — Nous perdrions les Échelles du Levant. Et je lui réponds : — Il faut tirer l’échelle après la sottise ministérielle que vous venez de faire par votre confession générale de pauvreté à l’assemblée ridicule des notables. »

Mais puisque la correspondance du prince de Nassau ne reprend qu’à son entrée en Crimée (ou plutôt en Tauride, comme on disait alors pour plaire à Catherine, de même que le Dnieper était redevenu autour d’elle le Borysthène ; le prince de Ligne allait même jusqu’à changer Kief en Kiovie), arrivons tout de suite à ce moment-là.


« Comme le gouvernement de Tauride est la partie de notre voyage la plus intéressante, je vais en faire le journal afin, ma princesse, que vous sachiez ce que nous faisons dans ce beau pays.

« Nous avons déjeuné avec l’impératrice et je suis parti avec le prince Potemkin. Après avoir passé le Borysthène, nous trouvâmes les enfans des principaux Tartares qui venaient pour complimenter Sa Majesté. Nous leur parlâmes, puis nous continuâmes jusqu’à trente verstes du pont de pierre où nous devions coucher. Trois mille Cosaques du Don avec leur ataman nous attendaient là. Nous passâmes d’abord devant leur front qui est fort long, leur ordre de bataille étant sur un seul rang. Dès que nous les eûmes dépassés, ces trois mille hommes partirent à toute course, passèrent notre voiture en poussant leurs cris à leur manière. La plaine se trouva couverte en un instant et forma le spectacle le plus militaire et le plus susceptible d’animer que j’aie vu. Ils nous conduisirent jusqu’au relais, c’est-à-dire une douzaine de verstes, et ils s’y remirent en bataille. Dans le nombre, il y avait un poulque de Kalmouks ressemblant exactement à des Chinois. Arrivés au pont de pierre, nous y trouvâmes une jolie maison bâtie dans un petit fortin fait en terre situé au bout du pont, bâti par les Grecs, et trente tentes plus belles les unes que les autres pour nous loger ! L’impératrice arriva escortée, comme nous l’avions été, par les Cosaques. Comme nous la voyons venir de six verstes, cette plaine, couverte de cette fourmilière d’hommes qui couraient à toute course en conservant dans leur désordre leur manière d’attaquer et de se soutenir, formait ce que j’ai vu qui ressemble le plus à une bataille. L’impératrice arrivée, l’empereur ne cessait pas de dire le plaisir que les Cosaques lui avaient fait. L’impératrice, qui ne s’attendait pas à les voir, dit au prince : — Voilà un de vos tours. Il voulut leur donner une représentation de ce que nous avions vu. Les Cosaques, qui avaient déjà fait trente verstes à toute course, reprirent encore la petite guerre devant l’impératrice et l’empereur qui vinrent sur le rempart pour les voir. Il ne fut question, toute la soirée, que des Cosaques. L’empereur fit beaucoup de questions à l’ataman, qui lui dit, entre autres choses, qu’ils faisaient ordinairement soixante verstes par jour, en voyageant, ce qui fait quinze lieues de France. Il n’y a pas d’autre cavalerie, en Europe, qui puisse le faire.

« À neuf heures, l’impératrice et l’empereur se retirèrent et nous allâmes souper. L’empereur était enchanté et disait du prince Potemkin tout ce qu’il mérite qu’on en dise ; mais j’aurais trop à écrire si je vous le rendais ; il est trop tard et vous savez ce que j’en pense. Le prince Potemkin est venu un moment dans la tente où Ligne et moi logions, et, de là, nous avons été causer une heure dans la sienne. »


« Ce matin, je me suis levé à six heures ; et, à sept, nous nous sommes rendus dans le salon de l’impératrice où les officiers de cosaques étaient déjà. La femme de l’ataman arriva un moment après avec sa belle-sœur et sa fille qui est fort jolie. Elles étaient habillées de brocart d’or et d’argent. L’habit est très long et comme une soutane de nos prêtres qui se croiserait, au lieu de se boutonner. Le bonnet est de martre zibeline, le fond couvert de perles. Trois doigts de perles sur le front et une bande large de quatre doigts qui pend sur les joues jusqu’à la hauteur de la bouche, forment une coiffure des plus extraordinaires que j’ai vues. Elles avaient encore un grand collier de perles qui pendait jusqu’à la ceinture et attaché par-dessus l’habit qui couvre le col, et encore des bracelets. Elles furent présentées par Mme Branicka. Les officiers et deux cents vétérans, des cosaques à barbes blanches, baisèrent ensuite la main de l’impératrice, et nous partîmes.

« Nous trouvâmes les cosaques en bataille sur le chemin, et, avec le prince, nous prîmes les devans. Nous nous arrêtâmes, à Pérékop, dans la maison du commissaire du sel, où il y avait un bon déjeuner prêt. L’empereur y arriva ; il était parti, à trois heures du matin, pour visiter les lignes. Il les suivit depuis la mer Noire jusqu’à la partie de la mer d’Azow, appelée mer pourrie. Il y reconnut le lieu où le maréchal de Lascy y avait fait passer sa cavalerie lorsqu’il était entré en Crimée en 1737. Il revint très content de son voyage, et nous entretint avec sa facilité ordinaire jusqu’au moment où l’impératrice arriva. On lui fit voir toutes les espèces de sel dont une sent la framboise. De là nous remontâmes en voiture pour aller à la dînée ou l’on avait établi des tentes, charmantes, après quoi, nous repartîmes tout de suite pour nous rendre à la couchée où il y avait des tentes à la tartare, mais très jolies. L’impératrice avait une maison en tentes dont elle a été enchantée. Nous avions tous chacun la nôtre ; cependant j’ai logé dans la même avec Ligne avec qui j’aime à causer. Nous y soupâmes avec Ségur. Mon cuisinier nous fit quelques petits plats. Le prince Potemkin, ne nous ayant pas vus à souper, vint nous y trouver. Nous allâmes encore causer un peu chez lui et, de là nous allâmes nous coucher. D’où nous sommes, l’on voit déjà les montagnes et, demain, nous allons entrer dans le beau pays. »


« Ce 30, Batchi-Séraï.

« Je sortis de ma tente à six heures et demie. L’empereur, qui se promenait depuis quatre, était avec le prince Potemkin. Il passa des chameaux attelés à des charrettes qui portaient des Tartares. Je me promenai une heure avec l’empereur, à voir et à parler aux Tartares qui étaient venus pour voir l’impératrice. À huit heures et demie, nous partîmes, c’est-à-dire le prince Potemkin et Branicki. Il y avait à la dînée des tentes situées dans un lieu charmant ; nous y déjeunâmes. Au moment où nous allions partir, l’impératrice arriva. Nous restâmes un quart d’heure avec elle, et nous repartîmes par un chemin qui, de pas en pas, devenait plus agréable. Nous trouvâmes une troupe de Tartares destinés à escorter l’impératrice et à la garder. Je n’ai rien vu de mieux monté. Elle était suivie d’un régiment tartare fort beau aussi. Et voilà ces mêmes Tartares qui se révoltaient contre Zimguerrai, parce qu’il voulait les enrégimenter et les discipliner ! Les voilà au point que l’on leur confie la garde de l’impératrice et qu’elle est au milieu de mille Tartares prêts à la défendre !

« Le palais m’a paru bien plus agréable que lorsque j’y gelais de froid. Les fleurs, la verdure, tout le rend bien plus extraordinaire et plus charmant. L’impératrice arriva deux heures après nous. Elle était enchantée de tout ce qu’elle avait vu, et elle le fut aussi de son palais. Nous parcourûmes tout le sérail où elle habite. De là l’empereur voulut voir le harem où je loge avec le prince Potemkin, et Ligne. Comme je connais tous les détours de ce palais, je l’y conduisis, puis je l’accompagnai chez lui. Il occupe la maison d’un frère du khan, où il est bien logé. Je ne pus m’empêcher de faire remarquer combien il était singulier que je me trouve mener l’empereur des Romains dans le harem du khan des Tartares. C’est, en effet, bien extraordinaire. Après un peu de toilette, nous allâmes voir les hurleurs qui s’étaient rassemblés à la mosquée. L’impératrice était trop fatiguée, mais l’empereur y vint ; tout cela nous parut bien fou. Nous revînmes ensuite chez l’impératrice, qui fut très gaie. Elle était dans une grande salle très richement ornée, avec une devise en lettres d’or qui en fait tout le tour et qui dit en arabe : « les jaloux et les envieux auront beau dire : ni à Ispahan, ni à Damas, ni à Stamboul, on ne trouvera la pareille. » Dans cette salle sont des fleurs et des fruits en cire que fit M. de Tott, pendant son séjour en Crimée, auprès de Crim-Kéraï. Il en parle dans son livre. L’impératrice, à qui je les montrais, dit à l’empereur : « C’est assez extraordinaire que tout ce qu’a fait M. de Tott soit destiné à me revenir. Il avait fait deux cents canons à Constantinople, je les ai tous. Il a orné ce palais de fleurs, je les ai. Il est des destinées singulières. » Ségur entra. Elle se tut, rit beaucoup, et, se tournant vers moi, me dit : J’étais sur mon beau dire. L’empereur parla beaucoup du caractère qu’il y avait à s’être mis au milieu de mille Tartares et combien ceci devait contribuer à avancer l’entière civilisation de ce pays. Il est certain qu’il est fort beau de s’être fait escorter par des gens qui, autrefois, battaient l’armée russe et qui viennent à peine d’être vaincus.

« La nuit étant venue, toutes les montagnes qui entourent la ville furent illuminées de plusieurs cordons de lumière, ainsi que les maisons qui sont en amphithéâtre, ce qui fit un très beau spectacle. Nous soupâmes, et, me trouvant à côté du gouverneur, je lui parlai de l’accident qui avait manqué d’arriver à l’impératrice, et que l’empereur m’avait conté. On avait oublié d’enrayer la voiture ; les chevaux, ne pouvant plus retenir, emportèrent le cocher qui fut au moment d’être culbuté. Comme c’était une calèche où l’on était huit, au train où l’on allait, tout aurait été tué ou estropié. Le gouverneur me dit que, de sa vie, il n’avait eu si peur. Les Tartares, qui croyaient la perte de la voiture inévitable, criaient : Que Dieu la sauve ! Que Dieu la sauve ! Quand l’impératrice saura cela, cela la dédommagera de l’inquiétude qu’elle a dû avoir, quoique l’on dit qu’il n’y parût pas sur son visage. Nous séjournons demain, jour du prince Constantin. Je vais me coucher dans une des plus jolies chambres du harem que j’occupe avec Ligne. Je crois que nous parlerons un peu de celles qui ont dû habiter cette chambre avant nous. »


« Mon réveil a été charmant ! Le plus beau temps possible, des arbres bien verts, des buissons de rosiers prêts à fleurir, des quantités de muguets, qui donnent, sous ma fenêtre, une odeur charmante, rendaient le divan sur lequel était mon lit délicieux ! Cependant, je me suis levé de bonne heure. J’ai été voir le prince Potemkin et, de là, chez l’impératrice que j’ai suivie à la messe. Après quoi, nous avons baisé sa main avec les mirzas, les muftis, et les officiers tartares. L’on a dîné. De là j’ai conduit Ligne, Ségur et autres, voir les bois, un café et tout ce qu’il y a d’intéressant. Nous sommes revenus chez le prince qui a fait venir des danseuses arabes qui ont dansé des danses bien dégoûtantes, selon moi. Nous avons été ensuite chez l’impératrice, et, quand elle s’est retirée, l’empereur s’étant approché de l’endroit où Ségur, Ligne et moi étions à causer, nous avons eu une conversation politique bien intéressante. Il y a, en ce moment, une illumination superbe tout autour de la ville, et, demain, avant neuf heures, l’on monte en voiture pour aller dîner à Inkermann et coucher à Sévastopol : aussi la journée sera sûrement intéressante. »


« Ce 1er juin.

« Partis à neuf heures du matin, nous sommes arrivés, à midi, à Inkermann, où nous trouvâmes une jolie maison qui avait, en face, la rade de Sévastopol où l’armée navale était en bataille. L’empereur tut frappé, en arrivant, de voir un régiment tartare en bataille et derrière, une belle armée navale créés, tous deux, d’une manière presque magique. L’on dîna. L’escadre arbora le pavillon impérial que l’impératrice a donné au prince Potemkin. Il est le troisième particulier qui l’ait eu. À l’instant où l’escadre tira, l’impératrice se leva et but à la santé de l’empereur, en disant : « Il faut que je boive à mon meilleur ami. » Elle était aussi heureuse qu’elle devait l’être en voyant sa puissance dans ces mers. L’on sortit de table ; j’embrassai le prince Potemkin de tout mon cœur. Ses succès me font autant de plaisir que si c’était moi qui les aie. Quand l’impératrice sortit, j’étais près d’elle ; je lui dis que, si j’osais, je lui baiserais la main, tant j’étais ému de tout ce que je voyais. « C’est le prince Potemkin, à qui je dois tout, — me dit-elle, — qu’il faut embrasser. » Pendant le dîner, elle avait dit à Stackelberg, devant qui j’étais, de me demander si je ne croyais pas que les vaisseaux que nous voyions fussent les mêmes que ceux que j’avais vus devant Oczakof. Je lui avais répondu que, bien loin d’être les mêmes, je croyais que ceux-ci mettraient les autres en poche, si elle l’ordonnait, et qu’ils y auraient d’autant moins de peine que, comme par la position qu’ils avaient prise, ils s’étaient empochés, l’impératrice n’aurait qu’à ordonner à son escadre de sortir pour les y enfermer. Elle avait ri. Après dîner, elle m’en reparla, et me dit : « Vous croyez donc que ce ne sont pas ces vaisseaux turcs que vous êtes allé voir ? — Ce sont ceux, — lui dis-je, — qui n’attendent que vos ordres pour aller chercher ceux d’Oczakof. » Elle rit encore et dit à Ligne : « Croyez-vous que j’oserais ? Oh ! non, ce sont des gens bien redoutables ! » L’empereur riait ; mais tout cela ne me fait pas encore croire à la guerre pour le moment, quoique je croie que l’on en a bien envie ici.

« L’on monta en chaloupe. Nous passâmes devant l’escadre qui est composée de trois vaisseaux de 66 canons, trois frégates de 50 et dix de 40. Ils saluèrent l’impératrice de trois salves, ce qui était superbe, et nous arrivâmes à l’entrée du port. Vous ne pouvez pas vous peindre l’étonnement où l’on était de sa beauté et de tout ce que l’on y avait fait. J’étais dans la seconde chaloupe avec Mme Scawronska, Mlle Protasof, le grand-chambellan, Ligne, Ségur ; notre premier mouvement fut d’applaudir. Un superbe escalier en pierre de taille se trouve au débarquement. De là, l’on arrive par une superbe terrasse à la maison de l’impératrice où nous arrivâmes avec elle. Elle ne cessait pas de dire qu’elle devait tout cela au prince Potemkin. Elle disait : « L’on ne dira plus, j’espère, qu’il est paresseux. »

« Après être restée une demi-heure avec nous, elle entra chez elle avec l’empereur avec qui elle fut seule, pour la première fois, depuis son arrivée. Un demi-quart d’heure après, l’on fit appeler le prince Potemkin. Ils furent tous trois un quart d’heure ; après, l’officier du génie chargé de fortifier la place étant venu avec des plans qu’il avait été chercher, l’impératrice, le prince et l’empereur rentrèrent chez elle avec l’officier du génie et ils y restèrent une demi-heure ; puis ils ressortirent et chacun alla ôter sa poussière.

« Ligne et moi revenions chez l’impératrice, lorsque nous fûmes passés par l’empereur qui y allait aussi. Il fit arrêter sa voiture, descendit, et, étant venu à nous, nous dit : « Allons faire un tour. » Nous allâmes du côté du port marchand, qui est à l’entrée de la rade. Nous parlâmes beaucoup de la beauté de la position, de l’escadre, du prince Potemkin qu’il regarde comme un homme extraordinaire par son génie actif. Il me faisait beaucoup de questions et me disait souvent : « Vous qui êtes dans le secret. » Je riais, et je lui répondais. Il ne revenait pas de voir seize vaisseaux armés. Il me disait : « Je crois bien qu’ils ne seraient pas prêts à faire une longue campagne ; peut-être n’ont-ils pas leurs vivres et tous leurs équipages. Je l’assurai qu’ils étaient prêts à tout entreprendre, et qu’ils étaient entièrement armés. Il disait : « En vérité, il faut être venu ici pour croire ce que je vois. C’est en trois ans que tout ceci s’est fait, c’est incroyable ! Si l’on m’avait bandé les yeux et que l’on m’eût amené ici de Vienne, sans voir l’impératrice et rien autre que ceci, je trouverais que cela aurait valu la peine de faire ce voyage, tant je suis enchanté de ce que je vois ! — Moi, dis-je, je suis bien aise que monsieur le comte voie que je n’ai pas exagéré, lorsque je lui ai parlé de Sévastopol. » Enfin, notre promenade lut fort intéressante. Un vaisseau triestin, ayant reconnu le comte, tira du canon, ce qui lui déplut fort et lui fit ressouvenir d’aller joindre l’impératrice. Mais, comme elle n’était pas sortie, le prince Potemkin nous donna une chaloupe avec le commandant de la marine pour aller à bord des vaisseaux. Ségur y vint aussi, ainsi que le comte Kinsky qui accompagne l’empereur. Nous trouvâmes les vaisseaux beaux et bien armés, et par les questions que je fis au commandant, je fis répéter au comte Kinsky les mêmes choses que j’avais dites à l’empereur. Nous revînmes et nous trouvâmes l’impératrice. Elle était très aimable, et cependant elle avait l’air bien occupé. Dieu veuille qu’il en résulte quelque chose qui me donne occasion de faire… Je disais à l’empereur que si je voyais sortir l’escadre pour aller chercher les vaisseaux qui sont devant Oczakof, je mettrais un habit gris et j’irais, en envoyant, en même temps, un courrier à Versailles et à Madrid pour en demander permission. Il me disait : je conçois cela, d’ailleurs vous avez votre habit tartare. L’impératrice retirée, l’on se promena sur la terrasse qui ressemble à celle de Versailles où l’on se promène l’été. Une grande tente illuminée où nous devions souper, de la musique, tout donnait l’air d’une superbe fête. Mais, après avoir soupe, nous nous sommes retirés, les uns pour dormir, et moi pour vous écrire. Ligne, avec qui je loge toujours, ronfle bien fort. Il me disait tout à l’heure : Je ne conçois pas pourquoi et à qui tu as tant à écrire. Mais bonsoir, ma princesse. Il est une heure et j’ai bien envie de dormir. »

Mais voilà que, le lendemain, une occasion imprévue s’offre au prince de Nassau de faire parvenir son courrier à sa femme par une voie tout à fait sûre. C’est un Polonais de leurs amis qui, venu en Crimée pour ses affaires, se voit obligé de repartir le jour même pour Varsovie. Le prince n’a que le temps de lui confier, tel qu’il est, le journal que nous venons de lire et qu’il a commencé en entrant en Crimée : « J’apprends que X… va partir. Je n’ai pas le temps de vous écrire, mais il vous portera ce que j’écrivais, tous les soirs, à moitié endormi. Je partirai toujours de Pultawa, et je serai à vos pieds dans les premiers jours de juillet. Tâchez que je puisse vite partir pour où vous savez ; mais je crois qu’il faudra que je passe par Paris pour causer avec Montmorin et voir le nouveau ministre des finances, l’archevêque de Toulouse, que vous connaissez. Adieu, je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur. »


Pultawa où le prince de Nassau, — à ce qu’il vient d’écrire, — prendra congé de l’impératrice, devait être effectivement la dernière étape de cette partie du voyage de Catherine dont le prince Potemkin s’était plus spécialement réservé la direction. Comme couronnement à la longue ovation qui, depuis Krementchul, saluait le passage de la souveraine à travers ses conquêtes si récentes, lui ménager la revue d’une véritable armée où vainqueurs et vaincus d’hier confondraient leurs acclamations, et, cela, sur le champ de bataille, cher à la Russie, où Charles XII avait été arrêté par Pierre le Grand ; l’imagination de l’organisateur de ce féerique triomphe n’aurait pu vraiment trouver mieux !

Nous n’avons pas à demander ici à d’autres lettres du prince de Nassau ce que signifie cet « où vous savez » que la faveur dont il jouit ne lui fait pas oublier ni où il a si grande hâte de pouvoir se rendre, après être passé par Varsovie. Hâtons-nous donc de revenir à la suite de son récit, puisque le soir même du jour où il s’est dessaisi de la première partie de son journal, il s’est empressé d’en commencer une seconde.


« Ce 3 juin (nouveau style).

« La journée de Sévastopol n’eut rien d’intéressant. L’on suivit l’impératrice à bord de l’escadre. Elle visita le port et, le soir, on bombarda un petit fort construit exprès et auquel on mit le feu à la sixième bombe ; il était plein d’artifices et un fit bel effet. L’empereur parla à l’impératrice des nouvelles qu’il avait reçues des Flandres. Il désapprouva fort la conduite de sa sœur et de son beau-frère. Son projet est de faire marcher six régimens. Il y a six jours que je le savais, mais il n’en a parlé à l’impératrice qu’aujourd’hui qu’il lui est arrivé un courrier avec des détails. Cela doit lui donner beaucoup d’humeur ; mais il ne le fait pas paraître. Cela nous assure la paix pour le moment, et, en conséquence, il est parti aujourd’hui un courrier pour Paris et les points d’arrangement que l’on propose aux Turcs sont si justes qu’il faudrait qu’ils fussent bien Turcs pour s’y refuser. Mais cela n’est reculer que pour mieux sauter.

« Aujourd’hui nous avons été dîner à une terre du prince Potemkin dans les montagnes. Elle est si bien placée qu’il appelle cette vallée Tempé. Mais la journée était si forte que, quoique l’impératrice soit montée en voiture à 7 heures du matin, nous ne sommes arrivés à Batchi-Séraï, où nous couchons, qu’à minuit. Aussi elle est si fatiguée que l’on séjournera ici demain. Mais le prince de Ligne et moi nous partirons pour aller voir nos terres qui sont sur le bord de la mer, de l’autre côté des montagnes. » — Au cours de leur précédent voyage, quelques mois auparavant, le prince Potemkin n’avait pas donné au prince de Nassau moins de sept terres, situées sur divers points de son commandement. On sait avec quelle prodigalité il les distribuait alors à tous ceux qu’il pouvait croire en mesure et en disposition d’en tirer un parti quelconque immédiatement. — « C’est une excursion qu’il faut faire à cheval, car il n’y a pas de chemins ; nous rejoindrons l’impératrice dans deux jours au Vieux-Crimée. Adieu. Il est deux heures du matin. »


« Partis à midi de Batchi-Séraï où l’impératrice devait séjourner à cause de la fatigue de la veille, nous nous acheminâmes vers les montagnes, le prince de Ligne et moi. Nous avions pour conducteur un jeune Italien, major de chasseurs, qui avait levé le plan de toutes ces montagnes. Nous avions pour escorte douze Cosaques et douze Tartares du régiment, et mon valet de chambre pour tout domestique. Après avoir marché par des précipices, nous nous trouvâmes, à la nuit, au haut de la plus haute montagne appelée la Chétarda, et, comme les chemins ne sont pas encore faits dans cette partie, nous ne suivions que des sentiers plus ou moins fréquentés. Les bois sont superbes dans cette partie ; aussi la nuit, qui était naturellement très obscure, le devint-elle au point de ne plus reconnaître le sentier, et nous nous perdîmes. Plusieurs fois, nous fûmes au moment de nous précipiter dans des abîmes que nous ne reconnaissions qu’au bruit que l’eau faisait en tombant. Ligne avait mis pied à terre. Pour moi, je restais sur mon cheval accoutumé aux montagnes et qui avait plus d’instinct que moi pour éviter de se précipiter. Nous fîmes douze verstes ainsi et nous trouvâmes heureusement un village tartare où le cuisinier de M. Ribas nous prépara un très bon souper. Les Tartares nous reçurent avec la plus grande hospitalité. L’on trouve, chez tous, des divans avec des coussins très propres. Après avoir dormi tout habillés, nous nous mîmes en route à quatre heures du matin. Pendant que l’on préparait les chevaux, j’allai de maison en maison pour tâcher de voir quelques femmes, mais dès que j’approchais, sur-le-champ la maison se fermait. J’en surpris cependant une qui était à faire de la toile. Sa figure, qu’elle cacha vite, me parut assez jolie ; elle avait les cheveux frisés et peints comme ceux des femmes turques.

« Nous avions passé les hautes montagnes et nous entrions dans un très beau pays. Après avoir passé plusieurs belles vallées, nous arrivâmes au cap Parthéniza qui est à Ligne. Il était trop fatigué pour aller plus loin ; je le laissai avec des Albanais qui gardent la côte et dont l’un lui servit d’interprète, et, avec M. de Ribas, je continuai ma route jusqu’au Massoudre qui m’avait été donné. Le pays s’embellit à chaque pas que l’on fait depuis Parthéniza, et, si jamais Iphigénie desservit le temple qui était au cap, elle allait sûrement souvent au Massoudre qui est le plus beau lieu des environs. Les jardins de Massoudre sont baignés par la mer et s’élèvent en amphithéâtre jusqu’à 200 toises au-dessus de son niveau que se trouve le village, autrefois considérable, mais dont toutes les maisons sont abandonnées. Les jardins, ou plutôt les vergers, continuent encore en s’élevant à 100 toises perpendiculaires toujours en pente jusqu’au tiers de la montagne que l’on trouve des terres labourables, des prés, et, plus haut, des arbres de toute espèce entremêlés de rochers qui couronnent la montagne de la manière la plus pittoresque et majestueuse. Les plus belles eaux en sortent de toutes parts et vont donner à toutes les maisons de quoi arroser les beaux vergers qui les entourent. L’arbre le plus commun est le noyer. Ils sont, la plupart, assez gros pour que quatre hommes ne puissent les embrasser ; jamais je n’en ai vu autant ni de si gros ; les cerises, les prunes, les poires et pommes y abondent. L’on y trouve des figuiers, des mûriers, des oliviers, des grenadiers. Je n’ai vu dans aucun pays la nature plus vivace. Les vergers de ce pays doivent donner une idée des jardins d’Éden ; la nature y est superbe. J’y ai choisi un lieu charmant où je vais faire bâtir un kiosque. C’est là où, lorsque j’aurai cessé d’être, je désire être porté. J’y serai à jamais près de la mer que j’aime dans un lieu bien délicieux.

« Après avoir pris toutes mes dispositions pour tirer parti de ce charmant séjour, je me suis embarqué sur un petit bâtiment grec qui s’y trouvait et je suis revenu à Parthéniza pour reprendre le prince de Ligne qui s’était impatienté et était allé m’attendre où nous devions coucher. Je le trouvai faisant des vers pour mettre sur les monumens qu’il veut faire élever pour l’impératrice et le prince Potemkin. Il était enchanté de ses Tartares, qui, cependant, veulent tous quitter Parthéniza. Pour moi, qui, grâce à Dieu, n’en ai que dix familles trop riches pour avoir suivi l’exemple de ceux qui ont abandonné leurs maisons, je ne peux trop me louer de leur réception. À mon arrivée, l’on tua l’agneau le plus gras, l’on me servit des noix, seul fruit du moment, de la crème bien douce, du lait aigre de vache et de jument, enfin tout ce que les Tartares aiment le plus. Aussi ne fis-je pas grand honneur au souper que Ligne avait fait préparer. Le vent était favorable pour aller à Soudac, où j’ai des vignes et où il était incertain si l’impératrice ne viendrait pas dîner le lendemain. Je proposai à Ligne de partir sur-le-champ, mais il voulait se coucher. Je consentis à l’attendre jusqu’à trois heures du matin que nous nous rendîmes au bord de la mer. Il pleuvait à verse ; la mer n’était pas très belle. Ligne prétendit alors que nous courrions risque de ne pas arriver. J’eus beau lui dire que, de lieue en lieue, l’on trouvait des villages sur le bord de la mer où nous aurions des chevaux en cas de vents contraires ; que nous irions à la rame comme à la voile ; comme il n’est pas du tout marin, je ne pus pas le convaincre. Il renonça à voir Soudac et il reprit le même chemin qu’il avait suivi en venant. M. de Ribas alla avec lui. Je ne gardai que mon valet de chambre et un interprète avec deux Tartares.

« Je suivis la côte jusqu’au cap Coup ( ? ) qui n’est éloigné de Soudac que de quinze verstes. Les Tartares me donnèrent de bon fait et des chevaux excellens. Celui que je montais était si bon que je voulus l’acheter. Jamais cheval ne m’a fait autant de peur. À peine fus-je dessus qu’il partit à toute course pour rejoindre le Tartare qui me servait de guide et qui avait pris les devans, pendant que l’on arrangeait ma selle. Nous avions une grande descente près d’un précipice ; il partit à toute course. Le Tartare, qui me vit venir, se mit au galop, de sorte que, le chemin étant trop étroit pour arrêter mon cheval qui voulait aller et qui, en se renversant, aurait pu me précipiter, je pris le parti de le laisser faire. Je volais ; jamais je n’ai rien monté de plus léger et d’aussi sûr. Aussi achetai-je ce bon petit cheval tout ce que l’on voulut, c’est-à-dire cent francs, et je l’ai laissé à l’homme qui dirige mes vignes jusqu’à ce que j’aie une occasion de le faire venir. Sur le chemin je fus arrêté par une noce tartare ; la femme, qui était seule dans une petite charrette couverte et bien fermée, était précédée par une cinquantaine de Tartares, tous bien mis et bien montés. Dix-huit femmes bien mises, mais couvertes de manière à ne laisser voir que le bout du nez, suivaient le char qui menait la mariée dans le harem de son mari. Elles étaient montées sur de jolis chevaux et la marche était fermée par une cavalcade de Tartares plus âgés. Je trouvai à Soudac[2]. M. Fabre qui dirige les jardins de la Couronne et les miens. Je visitai mes vignes et il compte que, cette année, j’aurai dix-huit mille bouteilles de vin. Il fera commencer nos plantations cet automne. Je soupai à Soudac et je dormis jusqu’à trois heures du matin que je me mis en marche pour visiter toutes les vignes. Comme le prince Potemkin n’avait pas pu venir et qu’il s’y intéresse beaucoup j’étais bien aise de pouvoir lui en rendre compte. À neuf heures, j’arrivai au Vieux-Crimée et j’en repartis à dix avec l’impératrice pour Caffa. Je parlai beaucoup, pendant la route, des belles positions que j’avais vues. Ligne était enthousiasmé de Parthéniza et, moi, j’assurais que Massoudre valait beaucoup mieux. Le prince était de mon avis. Nous trouvâmes à Caffa, — qui s’appelle actuellement Théodosie, — l’empereur qui y avait été de grand matin pour tout voir. C’est le seul endroit de la Tauride où l’on voie des monumens conservés. À la monnaie, l’on avait frappé une médaille que le prince Potemkin présenta à l’impératrice, et tout était préparé pour en frapper d’autres, mais l’impératrice passa sans s’arrêter et la donna au général Momonof pour qu’il la mît dans sa poche ; je la vis le soir ; il y avait d’un côté l’impératrice et, de l’autre, qu’elle avait bien voulu venir à la monnaie accompagnée du comte de Falkenstein. Nous revînmes coucher au Vieux-Crimée. »


« Nous partîmes le lendemain pour venir dîner à Karasbazar où l’impératrice avait déjà passé pendant que j’étais dans les montagnes. Le palais y est joli, les jardins charmans, et le prince y avait fait tirer un feu d’artifice d’une très grande beauté. J’ai entendu dire à l’empereur que jamais il n’avait rien vu de si beau. Il y avait dans le bouquet vingt mille grosses fusées. L’empereur fit venir l’artificier afin de savoir ce qu’il y avait de fusées, afin, disait-il, de savoir que commander s’il était dans le cas de faire tirer un beau feu d’artifice. Je vis répéter l’illumination qu’il y avait eu le jour du feu d’artifice ; elle était composée de cinquante-cinq mille terrines qui couronnaient toutes les montagnes des chiffres de l’impératrice. Les jardins étaient aussi illuminés ; je n’ai rien vu de plus superbe !

« L’on vint coucher à moitié chemin du pont de pierre. Le lendemain, l’on repassa les lignes de Pérékop où nous dînâmes, et nous couchâmes au pont de pierre. Nous trouvâmes près de là les mêmes Cosaques que nous y avions vus en passant. Je partis à trois heures du matin pour aller voir les terres que j’ai sur le bord du Dnieper ; ce sont les meilleurs pâturages qu’on puisse voir. J’y ai trouvé quarante-six familles et un établissement de six cents chevaux d’artillerie qui vont quitter l’endroit. J’y ai décidé l’établissement de quelques villages et j’y aurai de grands troupeaux. J’ai rejoint l’impératrice et, le lendemain, sa séparation s’est faite avec l’empereur qui passa une heure dans son cabinet, et, au moment où elle allait monter dans sa voiture, il voulut lui baiser la main ; elle s’en défendit et ils s’embrassèrent. Il marcha ensuite devant elle jusqu’au carrosse où il voulut encore lui baiser la main ; mais ils s’embrassèrent très affectueusement. Puis, l’empereur me demanda si je savais où logeait le prince Potemkin, qu’il voulait aller voir. J’allais l’y conduire, mais nous le vîmes arriver. L’empereur redescendit de voiture et alla à celle du prince qui descendit. L’empereur lui fit ses adieux et son compliment sur tout ce qu’il avait fait voir à l’impératrice et puis l’embrassa et remonta en voiture. Nous rejoignîmes l’impératrice et, après dîner, nous prîmes les devans pour venir droit ici où l’impératrice n’arrivera que demain soir. En chemin, nous avons vu un camp de six mille hommes de cavalerie commandé par le général Souwarof et, ici, nous avons eu, toute la journée, de la musique….. »

Ici s’arrête de nouveau, mais cette fois définitivement, le journal du prince de Nassau durant ce voyage. Poussa-t-il jusqu’à Pultawa, comme il se l’était proposé, ou bien, pressé de regagner Varsovie d’où il était absent depuis près de six mois, — alors qu’en quittant la Pologne, il avait cru n’aller faire en Russie qu’une visite de cinq à six jours, — prit-il plus tôt congé de Catherine ? Aucune de ses lettres ne nous renseigne à cet égard. La première en date que l’on rencontrera dans la suite de sa correspondance est bien, il est vrai, par une curieuse coïncidence, écrite à Pultawa, mais à Pultawa cinq mois plus tard, le 5 novembre ; or, que d’événemens dans ces cinq mois !

Pour lui, il aura eu le temps d’aller à Varsovie, à Paris, à Madrid, et de revenir auprès de Potemkin au bord du Dnieper d’où, par Pultawa et Moscou, il a hâte de gagner Saint-Pétersbourg. Car ce qu’il va solliciter de l’impératrice, pleinement assuré maintenant de l’assentiment de la France, ce n’est plus seulement une lointaine espérance, mais bien l’honneur immédiat d’un commandement devant l’ennemi. La guerre, qu’il avait cru voir indéfiniment ajournée, est, en effet, déclarée et même commencée ; mais, — par un renversement des rôles bien inattendu qui prend la Russie au dépourvu et jette la perturbation dans notre politique, — déclarée et commencée… par la Turquie.


Mis D’ARAGON.

  1. Les pages qui suivent font partie d’un ouvrage qui paraîtra prochainement sous le titre : le Prince de Nassau-Siegen, d’après sa correcpondance originale inédite de 1784 à 1789.
  2. Le prince de Nassau était déjà venu à Soudac dans son premier voyage avec le prince Potemkin : « Si jamais je veux fuir le monde, écrivait-il alors, le 13-24 janvier, c’est à Soudac que je me retirerai. Je ne connais pas un plus beau ni meilleur pays. Ce canton ressemble singulièrement aux environs de Valence ; et, comme vous savez que le royaume de Valence est le plus beau pays des Espagnes, vous pouvez juger de la beauté de celui-ci. La vallée de Soudac est couverte par de hautes montagnes au nord, à l’est et à l’ouest. Elle ne s’ouvre qu’au vent du midi, ce qui change totalement le climat de ce charmant endroit. Aussi laissâmes-nous la gelée à 15 verstes de Soudac et il y faisait chaud au point de dîner sous une tente sans qu’aucun de nous ait gardé de pelisse ni redingote. La mer, des montagnes escarpées, des rochers, un vieux château, des bois, la richesse de la vallée, pour laquelle tout a l’air d’avoir été placé, doivent donner à tous ceux qui verront ce séjour enchanté le désir de s’y établir. J’ai choisi le meilleur emplacement ; je suis à côté du prince Potemkin, et, comme c’est la meilleure partie pour la culture de la vigne, des mûriers et des oliviers, je vais écrire à Constantinople pour que l’on m’envoie, cet automne, un vaisseau chargé d’oliviers et de ceps de vigne ; et j’écrivai à Mme Rénier pour faire venir de Champagne un homme pour faire le vin, car il ne manque que la façon au vin de Tauride pour qu’il soit excellent. Nous sommes venus coucher ici ; nous allons partir pour aller dîner à Caffa… »