Le Voyage des princes fortunez de Beroalde/Entreprise I/Dessein XVI

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DESSEIN SEIZIESME.


Suite des amours de Beleador, Diſcours de chaud & froid en affections. Magie des Fees pour ſcauoir l'eſtat des cœurs. Le nauire de Sobare leue l'ancre, & emmenent les Fortunez.



IL n'eſt plaiſir au monde egal à celui que ſauoure vn amant de merite, quand il peut expoſer ſa paſſion, comme en vn tableau deuant les yeux de celle pour laquelle il eſt preſſé d'affections, il perçoit par ce moyen vn ſouuerain bien, & expliquant les angoiſſes & les plaiſirs de ſon ame. il exhale la malignité de ſes feux, il n'y demeure que le pur eſclair de perfection par lequel il ſe donne le contentement de communiquer auec les belles intelligences, qui luy donnent relaſche en ſes perſecutions, il eſtoit auenu que le Soleil plus vif ſur la terre, auoit redoublé la pointe de ſa chaleur, & alors eſtans tous au palais de Batuliree, chacun ſe reſiouïſſoit à la fraiſcheur, & Beleador ne perdoit pas l'occaſion, mais entretenoit Carinthee des paroles, dont il crayonnoit ſes intentions, & auint que luy touchant la main, qu'il ſentit non ſeulement fraiſche, mais froide, luy dit, Ceſte belle main fait paroiſtre par ſon eſtat, que l'interieur reçoit to9 les feux du corps. Carinthee. Si la main eſt froide, tout le corps l'eſt, la main & l'œil ſont indices de tout, & puis ie ſuis toute d’vne froideur glaceante, qui me priue de toute chaleur. Beleador. S’il y auoit vne eſteincelle de ce feu celeſte qui par vous meſme alume tous les cœurs, vous ne vous declareriez pas tant frilleuſe. Carint. Tous ces feux ne ſont que des inuentions pour ſe dilater en beaux diſcours, quand il n’eſt point queſtion d’affaires ſerieuſes, auſſi ces belles feintes ſont agreables occaſions, de ſe donner du plaiſir en la vanité delectable des diſcours qui ſ’ē font. Belea. Vous faites tort à l’Amour & a vous meſmes, car il n’y a rien tāt ſerieux, que lui obeir & vous ſeruir. Carin. les ſeruices ſont mignonnes occupations d’eſprits, qui ſe delectentés precieuſes feintes de l’hōneur courtois. Voila Beleador faſché, ſon ombre l’a fait broncher, & de fait ceſte controuerſe l’emporta ſi loing, qu’il ſe vid en la balance dans laquelle l’eſpoir eſt peſé auec la vanité, & pour en iuger au vray, voyez comme il en debat auec ſa Dame, & puis il ſ’en repend, telles ſont les douces melancholies d’amour demenant vn eſprit :

Ne faites plus deſtat de mes fidelitez,
Et foulez ſous vos pieds mon humble obeiſſance,
Puis que vo° eſtimez qu’aux feux de vos beautés
Faignāt ce qui me plaiſt ie bruſle en apparence.
Faites auſſi ceſſer l’eſclat de vos beaux yeux,
Faites mourir l’eſprit entre les belles ames,
Si vous ne cognoiſſez mes vœux religieux :
Et ſi vous ne iugez mes feux des viues flames.
Comment cognoiſtriez vous les diuines ardeurs
D’vne ame que l’amour doucement eſpoinçonne,
Quād au pl° grăd effort des pl° grādes chaleurs

Toute pleine de froid, tout le corps vo° friſsōne ?
Si vous eſtes ainſ ſans ardeurs, ſans deſirs,
Et au regret des cieux vne inutile image,
Incapable d’amour, indigne de plaiſirs,
Vous eſtes ſans deſſeins, ſans eſpoir, sas courage,
Belle pardonnez moy ie cognoy mon erreur,
Afin de m’esprouuer vous faites ceſte feinte,
Uous recognoiſſez biē aux traits de mō humeur,
Que c’eſt d’amour parfait, que mō ame eſt atteinte
S’il eſt vray que mō cœur n’ait point de paſſiō,
Auſſi voſtre beauté n’aura point d’apparence,
Mais comme vos beautez ſont la perfection,
Auſſi mon amour eſt d’amour la vehemence :
Ne paroiſſés point belle, où ne le ſoyez point,
Puis dites qu’vn ær feint en ces accens reſpire,
Mais voyeK que l’effet à la cauſe eſt conioint,
Et que l’vn eſtāt vray, l’autre vray ſe peut dire :
Ceſſes l’opinion qui m’offence le cœur
Et croyez ie vous pri que mon ame eſt fidele.
Et recognoiſſant bien, iugez de la grandeur
De mes affections, comme vous eſtes belle.
Le froid exterieur dont vous vous reſſentez
Auiourd’huy que l’ardeur entous lieux eſt brillāte,
Demonſtre que vos feux dans le cœur arreſtez,
Conçoiuent vn amour plus grande qu’apparēte.
Ainſi vos feux ſecrets couuez ſecrettement,
Contentent dedans vous voſtre ſage penſee,
Et mes feux qui vous ſont cognus appertement,
Mōſtrēt voſtre pouuoir qui m’a l’ame offencee :
Belle ne dites pas que ie vay retraceant,
Sans ſuiet deſiré ces mignonnes atteintes,
Et que ſans paſſiō ie ſouſpire l’accent,
D’vn cœur qui prend plaiſir aux amoureuſes feintes.

Mon cœur n’oſeroit pas ainſi ſe transformer,
Pour deceuoir les yeux qui dans les ames liſent,
Si digne eſt ſon ſujet, qu’il ne veut preſumer,
De fair come ceux-cy qui touſiours ſe deſguisēt.
Or c’eſt voſtre beaute qui cauſe mes ſouhaits,
Mes ſouhaits ſerōt dōc des ſouhaits veritables.
Puis que i’ay pour objet le parfait des parfaits,
Mes feux sōt d’amour vray, les feux pl° agreables.
Belles pointes d’honneur qui me faites loger
En ſi digne ſujet les deſirs de mon ame,
Afin que pour iamais ie m’y puiſſe obliger,
Tout d’amour ſoit mon ame, & tout mō cœur de flame.
Iamais autre deſir ne me tranſportera,
Car il n’eſt rien d’egal à ma belle maiſtreſſe,
Iamais autre bel œil ne me deſtournera,
Car i’ay trop de valeur pour māquer de promeſſe.

Ceux qui ont veu ceſte Iſle, ſcauent qu’il y a pluſieurs beaux palais, d’autant qu’elle eſtoit autrefois habitee d’vn peuple ſage & admirable en inuentions : Or la belle Carinthee auoit entre quelques vns choiſi vn chaſteau vers le leuant, où ſouuent elle ſe retiroit, & ce ſoir là, elle ſe delibera d’y aller, parquoy elle prit ſa ſeruante & ſe mit en chemin, permettant à Beleador de l’accompagner : A dire vray les Dames ont de terribles artifices, pour faire paroiſtre leur pouuoir abſolu ſur les ames de leur commandement. Cet amant tout contant de conduire ſa maiſtreſſe, ſe baignoit deſia en l’aize parfait d’vne eſperance aſſeuree d’affection mutuelle, & du tout en reſolution d’accompliſſement. Or comme ils eurent fait vn peu plus du tiers du chemin, la Belle le pria de la laiſſer aller ſeule auec ſa ſeruante acheuer ſon voyage. Beleador. Mademoyſelle il n’y a pas apparence que ie manque tant à mō deuoir, ie vous ſupplie que ie vous conduiſe iuſques au lieu de voſtre repos, vous auez ce bois à paſſer, faites moy ceſte faueur que ie le trauerſe, vous ſeruant d’eſcuyer puis ie vous laiſſeray. Carintee. Ie ne le deſire par ſ’il vous plaiſt, ie veux aller ainſi ſeule, & puis il n’y a point de danger, il n’y a plus que deux petites proumenades. belea. il me ſeroit indecent de commettre telle erreur, & pourtant ie vous fay ceſte treshumble requeſte, qu’il vous plaiſe me permettre de vous faire ce petit ſeruice de vous ſuyure iuſques là, puis ie m’en retourneray. carin. Vous me ferez deſ plaiſir ſi vous paſſez outre, & ie rebrouſſeray chemin. belead. Il m’eſt auis que vous deſirez que ie face vne faute ſignalee carin. Vous ferez vne faute plus grande de me deſplaire, que de pēſer faire pour moy, ce que ie ne deſire pas, ie vous prie encor vn coup de trouuer bon, que ie ſuyue le chemin que i’ay deliberé, faites moy donc cet honneur de m’accorder, ce que ie vous demande belead. il ſemble que vous deſiriez vous faſcher ? carint. Vous en ſerez cauſe, car ſi vous me preſſez d’auantage contre mon vouloir, i’en auray beaucoup de deplaiſir, ie vous prie croire que la liberté eſt l’vnique contentement, ie la deſire, n’y contreuenez pas, autrement mon cœur receura de l’incommodité & mon ame de la faſcherie. Beleador. Bien donc Belle : puis qu’il faut obeïr ie vous laiſſe aller & m’en retourne, tout chargé de triſteſſe de vous auoir deſpleu. Il la laiſſa pourſuriure, é le lendemain au matin que la ſeruante veint, il lui enuoya ceſte recognoiſſance,

Ie tremblerois de peur ayant commis l’offence,
Que ie fis reſiſtant à vos commandemens,
Si vous qui ſcauez tout n’auiez la cognoiſſance
Des violents efforts des premiers mouuemens.
Je ſcay que i’ay failli, mais auiſez ma Belle
Quel intereſt de cœur ie pretens en auoir,
Car puis que vous ſcauez que ie uous ſuis fidele,
Uous deuiez accepter l’effet de mon deuoir.
Uous m’auez arreſté de puiſſance abſolue,
Uos beaux yeux ont voulu m’eſlire à leur plaiſir,
Toutesfois ie vou vei colere & reſolue,
Preſte à me deſtourner l’objet de mon deſir.
Ie l’oſe proferer, vous me fuſtes cruelle,
Et voſtre voix me fut vn accent de rigueur,
Car puis que vous ſcauez que ie vous ſuis fidele
Vous me deuiez traitter ainſi que ſeruiteur.
Mais ſoit ce qu’il uous plaiſt, i’ay l’ame obeyſſante,
Le cœur humilié, prompte la volonté,
Riē ne peut empeſcher que mō amour n’augmēte,
Rien ne rompra le cours de ma fidelité.
Uous m’auex allumé d’vne flame eternelle,
Uous eſtes obligee à conſeruer mes feux,
Et puis vous ſcauez bien que ie vous ſuis fidele,
Uous deuez accepter le deuoir de mes vœux.
Eſſayez & cherchez tout diuin artifice
Pour trouuer par effait quel mō cœur vou ſera,
Soit que vous vo° feignies, ou cruelle, où propice
Mō courage conſtant, conſtant vous paroiſtra.
Ainſi ie vay ſuyuant où mon deſtin m’appelle
N’ayant que mō amour & vos beautez pour loy,
Et puis que vous ſcauez que ie vous ſuis fidele

Laiſſez moy uous ſeruir ainſi que ie le doy.

Quand Carinthee fut de retour, Beleador ſe plaignit à elle encor ſur le meſme ſujet, & cōme elle luy remonſtroit qu’elle auoit affaire, & ne le vouloit pas incommoder, & l’aymoit mieux employer en fait de plus d’importance, il lui dit, ie veux ce qu’il vous plaiſt, car vous auez tout pouuoir ſur moy, mais vous ne m’auez peu empeſcher de vous attaquer par ceſte boutade dōt ie vous inquieteray pour me venger en declarāt le ſecret de voſtre belle magie, que comme Fee vous exercez.

Belle pardonnez moy de uous prendre à partie,
En uous repreſentant que uous m’anez fait tort,
Et uous reſſouuenez de ceſte departie
Dont le cōmandement me fut vn trait de mort.
Je ne couueray plus vne triſte penſee,
Ie vou diray mon mal puis que i’oſe parler,
Auſſi vou iugez bien que mon ame offencee
A quelque opinion qu’elle ne peut celler.
Pourquoy vouluſtes vous que ie m’en retournaſſe,
Sans vous accompagner à trauerſer le bois ?
Meſme en me demonſtrāt vne prompte diſgrace :
Dont vous me menaſſiez ſi ie n’obeiſſois ?
Je deſcouure les traits de vos beaux artifices,
Vous auiez en l’eſprit vn deſſein auancé,
Vous deuiez acheuer vn reſte de ſeruice
Aux deitez des bois ſur vn ſort commencé.
Et ne ſçay-ie pas bien que les ſauantes Fees
Suyuent dans les foreſts leurs deſſeins curieux,
Et que d’vn feu diuin dans le cœur eſchaufees
Uont dedans les ſecrets de l’abiſme & des cieux ?
Elles ne ueulent pas que l’on ait cognoiſſance.

Des myſteres ſacrez de telles actions,
C’eſt cela qui vous fit ordonner mon abſence :
Pour ſeulette vacquer à vos inuentions.
Uous auiez reſerué dedans le creux d’vn cheſne,
Trois fueilles de laurier, & trois vierges flābeaux
Une table ſacree, vne pointue aleiſne,
La poudre de trois cœurs pris de trois paſſereaux
Sur le plan de la table enfonçant ceſte pointe
Vous formaſtes trois cœurs en triangle poſez,
Puis à chaqu’vn des cœurs ſa fueille fut adiointe
De meſme les flambeaux y furent diſpoſez :
Puis vous miſtes la main ſur la poudre animee,
De quelques mots ſacrés que bas uous pronóciez,
Et d’elle ſurſemant chaque meſche allumee,
Vous viſtes dās ces feux ce que vous recherchiés.
C’eſt ce qui me fait tort, c’eſt cela qui m’offence,
Car uous auez douté de mon affection,
Vou euſſiez biē mieux veu mon courage en preſence,
Que ſuiuant le hazard de telle inuention
Ors vous ſcauez beaucoup, ſoyez en ſatisfaite,
Vous auez recognu que vous me poſſediez,
Vous n’auez rien gaigné de vous eſtre diſtraite,
Car vo° n’auez riē veu que ce que vous ſpauiez.
Mais vous qui pouuez tant, faut-il que curieuſe
Uous aliez recherchant ainſi la verité ?
Ne ſçauez vous pas biē que toute ame amoureuſe
Doit ſans feinte de cœur ſeruir voſtre beauté ?
Donques me doutez plus de ma perſeuerance,
Car vous me feriés tort & à vous meſme auſſi,
A moy de me troubler en ma bonne eſperance,
A vous d’auoir eſleu ſans qu’il eut reuſſi.
Bien que cēt mille cœurs bruſlent pour vos merites,
Que to° les beaux eſpris ſoyēt ſo° voſtre pouuoir,

Mes flames ne ſeront toutesfois ſi petites,
Qu’étre tāt de grāds feux ne ſe facēt bien voir.
Je vous ay dit le mal que mon ame ſouspire,
Et le deſſein conſtant dont mō cœur s’entretient,
Et puis ie ſuis à uous, il vous a pleu m’eſlire,
Vous deuez conſeruer ce qui vous appartient.
Auiſez mes raiſons, & me faites iuſtice,
Payez moy l’intereſt de mon affliction,
Si iuſte eſt voſtre cœur qu’il me ſera propice,
Encor que contre vous i’intente l’action.

Carintee. Vous auez tort de m’offenſer, & de reblandir ſi ſoudain. Bien ie ne vous en dis rien pour maintenant, & ne vous en feray demonſtration aucune, d’alteration à ioye ou a peine, i’eſpere vous attraper en l’hermitage d’Honneur, & à vous payer d’affront ſi vous le meritez, ou recompenſer de grace ſi vous en eſtes trouué digne. L’Amour veut bien que l’on celebre ſes bonnes feſtes, & qu’on ſ’occupe à ſes delicieux deſſeins, mais les autres affaires qui ſont des effets qui lui ſuccedent, ou qui l’eſtabliſſent, nous attirent auſſi, parquoy nous permetrons à cet Amant de ſouſpirer, iuſques au tēps determiné. Et nous prēdrons auſſi le temps commode pour leuer les voiles, & leuer les ancres du Nauire de Sobare, qui auec les ſiens reçoit les Fortunés, leſquels auec vn meſlange de regret & de ioye, prirent congé de la dame Batuliree & de ſa fille, eſquelles laiſſerent aller ceſte troupe auec vn deſplaiſir mutuel.