Le Voyage du centurion/Première partie/Chapitre V

La bibliothèque libre.
L. Conrad (p. 169-196).

V

A FINIBUS TERRÆ AD TE CLAMAVI


ARGUMENT. — LA VIE DES CAMPS. — S’ADONNER À LA CONTEMPLATION. — LE RETOUR À LA COMPLEXITÉ. — VERS LA MER. — IL N’Y A PLUS MOYEN D’ÉVITER LE COMBAT. — CONDITIONS DE LA LUTTE. — ÉLOGE DE LA PAUVRETÉ. — L’ARME DU SILENCE.



VOICI à peu près ce qu’un étranger aurait pu voir du camp des méharistes : un désordre de petits abris en paille, de tentes basses, bariolées et rapiécées, où semble grouiller une vie confuse ; la tente du chef ni plus haute ni plus luxueuse que celle des soldats ; ici, une femme bleue allaitant un bébé nu, là, de petits enfants jouant sur des nattes en paille de palmier ; des hommes de toutes races, venus des quatre coins de l’Afrique ; le grouillement d’une banlieue ; tout l’espace habité, resserré sur le faîte d’une petite colline de sable surplombant à peine l’immense mer des dunes comme une barque basse sur le clapotis de l’eau illuminée. On est à Zoug. Et voici, au plus lointain horizon, tous les points donnant l’azimuth et la latitude : au sud les dômes granitiques de Ben Ameïra et d’Aïcha ; au sud-ouest, le piton d’Adekmar et le Gelb Azfar ; au nord, Kneïfissah, comme un rongeur sur la table de bois blanc ; à l’ouest, la chaîne de Zoug, aussi mince et nette que la sépia sur une toile peinte de la Chine. C’est tout. Hors ces témoins, prêts à répondre de l’emplacement, rien qui attire le regard, ou qui l’amuse. Ni formes, ni couleurs. De la lumière sans couleur. Un seul Personnage compte, et c’est le Ciel. Immense, fait d’une belle matière d’azur profond, occupant toute la place, il apparaît comme la plus certaine des choses créées. Parfois, un flocon effilé le traverse de part en part, sur le plus grand diamètre, — mais bien en vain, car nulle pluie ne surviendra de toute l’année. La terre, elle, visiblement ne sert que de support à ce ciel, et, par ce rôle d’esclave qu’elle assume, elle conduit aussi à la dilatation du cœur, et à la contemplation silencieuse.

Mais, pendant la sieste, l’homme doit interposer entre la nue et lui l’épaisseur de la toile de rente. C’est sous une ombre légère que Maxence attend, dans la grande suspension méridienne, le réveil de la vie. Et parfois il sursaute : il a entendu le subit vagissement d’un enfant et la voix de la mère qui le calme. Ce bruit en a éveillé quelques autres : deux tirailleurs échangent quelques mots rauques. Deux appels éclatent : « Ali !… Ali !… » Puis tout retombe dans le silence, la tête lourde se penche sur la poitrine, les paupières se ferment pour la profonde méditation.

Nul nuage, nul obstacle terrestre ne s’oppose à ce qu’on suive la marche du soleil. L’homme est placé en face du jour, et il n’est pas d’autres ombres sur la terre que la sienne propre et celle de sa demeure incertaine. Quand les rayons, devenant obliques, viennent agacer les yeux, l’on peut sortir et Maxence s’en va parmi les chameaux qui ruminent dans l’immobile chaleur. Parfois ils allongent le cou vers les petites tiges métalliques de hâd, seule plante de ce désert, — ou bien ils aiment mieux ne rien faire et simplement abaisser les longs cils de leurs yeux paisibles. Le berger aux cheveux annelés s’empresse auprès du chef.

Maxence revient lentement, car il n’y a pas d’utilité à aller vite. Des Maures déjà sont accroupis en cercle, au seuil de la tente. Il rentre, et, les dévisageant d’un regard aigu, il s’asseoit sur la natte. Puis il les écoute, et il parle avec mesure, selon l’équité et la raison, rendant à chacun son dû et disant ce qu’il est utile de dire… Un nouveau soir est descendu. Une nouvelle nuit est venue, la même nuit est venue, si pure, si sauvage, que toute voix se fait douce devant elle, et bientôt cède et se résout dans l’universelle attention…

Toute chose est simple et bien en place. La vie profonde a rejailli du bourgeon primitif. Toutes les branches mortes, toutes les feuilles jaunies sont tombées, et il ne reste plus que la grande poussée intérieure de la sève, et le travail mystérieux de l’éclosion. Goûte, ô exilé, la joie d’être vrai ! Le monde occidental n’est plus. Les mensonges, les vains discours, les sophismes sont pour toi comme s’ils n’avaient jamais été. Te voici seul dans la douce pensée de la nuit, et demain, dans le matin frugal, tu seras un homme aux prises avec la terre, un homme primitif sur la planète primitive, un homme libre dans l’espace libre. Car tu es délivré de tout ce que les hommes ont élevé de leurs mains contre Dieu et tu ne vois plus rien, jusqu’au plus lointain horizon, que l’œuvre même de la Création !

Tout est simple et visible. Et pourtant ce n’est pas un retour à la simplicité que veut dire Maxence. L’âme, livrée à elle seule, découvre des trésors qu’elle ne soupçonnait pas et c’est dans l’élémentaire que se posent les problèmes, avec l’équation de la substantielle vérité. L’homme ne reçoit nul soutien de l’art ou de la nature. Donc il aperçoit mieux la complexe constitution de lui-même. L’esprit le presse de toutes parts, et tous les désirs insatisfaits, que la servitude du corps avait fait taire, rejaillissent dans le fond obscur de la conscience. Ainsi Maxence considère-t-il le champ de bataille intérieur et la défection de tout le visible. Il est seul dans la rose des vents, mais, s’il est seul, c’est encore en compagnie de lui-même, en compagnie de sa misère qu’il connaît bien et du « pourquoi » se dressant à chaque pas avec le « comment ». Tout ici le proclame : une certaine simplicité du corps est en raison inverse de la simplicité de l’esprit, et plus rudes deviennent les mœurs, plus fine et plus ailée se fait l’intelligence, s’efforçant sur les choses difficiles, et sur cela même qui paraissait simple dans l’armature occidentale. D’où : ce qui est important dans le monde civilisé, c’est de vivre.

Mais ici ce qui est important, c’est de penser. Et le jeune homme qui, dans son pays, n’a jamais entendu parler que d’un monde sans Dieu, s’il reste auprès des siens, il suivra cette route facile où on l’a engagé, mais s’il vient dans les thébaïdes d’Afrique, rendu à lui-même, il remettra tout en question, il demandera le contrôle et la vérification.

Maxence, malgré les aspects toujours changeants de la vie nomade, ne pouvait détacher sa pensée de cet unique point où il sentait que sa destinée était en jeu. Vers la fin d’avril, laissant le camp sous la garde d’un sergent, il partit avec quelques méharas dans la direction de l’ouest. Il voulait atteindre en ligne droite le petit poste de Port-Étienne, sur les bords de l’Atlantique, à quatre-vingts lieues de Zoug. Les longues heures à chameau, devant le déroulement monotone de l’espace vierge, les haltes dans le silence infini des hommes et des choses, les veilles solitaires sous les étoiles, ou la longue patience des routes nocturnes, tout devait ramener Maxence à cette lutte ardente, à ce corps à corps de l’homme avec lui-même, dans l’azur de l’espace intérieur.

Mais si, d’aventure, la loi du silence est transgressée, c’est pour qu’une parole plus profonde monte aux lèvres de cette demeure qui est dans l’âme inquiète celle de Dieu. Un matin, le jour après qu’ils eurent franchi le désert Tiris, Maxence et ses compagnons se réveillèrent au puits de Bou Gouffa. Minute impérissable ! C’était au milieu d’une lande qu’ils reposaient, et des touffes de plantes y poussaient à l’envi, dont le vert pâle était celui des bruyères du pays de Galles. Une rosée abondante couvrait le sol, car déjà l’influence de la mer amollissante se faisait sentir. Vers l’est, les sombres dentelures de l’Adrar Souttouf apparaissaient, couronnées de brumes légères. L’air était allégé, décanté dans les laboratoires du matin, et il apportait, en brises tièdes, des parfums de terres mouillées. Quelques gouttes de pluie tombèrent dans le silence. Maxence, debout vers l’Orient, saluait la naissance du monde. Alors Sidia, un Maure de l’escorte, s’approcha de lui, et, faisant un grand geste du bras droit vers l’horizon :

— Dieu est grand ! dit-il.

Sa voix tremblait un peu… Il n’y eut pas d’autres paroles de dites ce matin-là.


On repartit. Un nouveau désert s’ouvrit alors, l’Aguerguer, c’est-à-dire un immense développement de cailloux blancs et de sable blanc, parsemé de dômes de sable étincelants. Et parfois on s’arrêtait, parce que quelques pieds d’usid desséché avaient réussi à se fixer dans le grand mouvement des sables. Les dromadaires pouvaient manger… — « Ô pays de clarté, disait Maxence, pays faits à l’intention du soleil, solitudes de loin en loin troublées par le passage de quelque medjbour ou la fuite de quelque campement… quelle figure faisons-nous parmi toi ? Nous nous retournons, nous constatons notre présence, et presque, nous demandons pardon d’être là… »

Cependant, à mesure que ces hommes se rapprochaient de l’océan, grandissait en eux l’exaltation d’une certaine allégresse. Il n’était pas rare qu’ils chantassent et quant à Maxence, il poussait avec plus de fièvre sa fine monture, lui caressant les flancs de son bâton noueux. Bientôt, le pays se fit semblable à ces terrains de démolitions que l’on voit aux faubourgs des villes, terrains vagues, chargés de gravats blancs, hachés de fossés et d’excavations. Dans les aires de sables, au pied des soulèvements calcaires, des gazelles fuyaient, en détournant la tête vers les voyageurs étonnés…

Puis, un soir, Maxence se trouva sur le bord de quelque chose qui ressemblait au fond d’un lac desséché. Le guide s’était arrêté, surpris. Il revint sur ses pas. Maxence sentait en lui le froid d’une nuit marine, et la pénétration jusqu’aux os de la grande inquiétude d’une navigation transie. Il s’orienta, montra du geste la nuit, où l’on s’enfonça en un dernier effort crispé. Mais la marche était incertaine. Il fallut s’arrêter, attendre que le jour nouveau fixât l’itinéraire.

Le lendemain, peu de temps après le départ, le guide apercevait à l’horizon de ce lac entrevu la veille, une ligne sombre. C’était la mer ! Maxence prit le trot, réveillé par les odeurs salines qui déjà affluaient du fond du golfe. Une heure après, les contours vagues d’une grève immense se dessinaient. Tout au fond, la mer scintillait. Elle semblait s’étaler en des formes qu’on ne comprenait pas. La ligne du rivage, mal dessinée, elle-même achevait de donner à ce spectacle l’aspect de la confusion.

Enfin les hommes du fond des terres arrivèrent à ce point précis où la nappe liquide, dans la dernière vague expirante, prend contact avec l’élément minéral, et à l’extrémité même du continent. Alors, s’étant arrêtés, ils mirent le pied dans l’eau, afin de constater la réalité de cette chose immensément vivante devant eux. Au contraire des tristesses molles de la lagune, c’était la joie achevée d’un golfe aux lignes pures qui les accueillait, et la courbe harmonieuse de ce rivage remplissait tous les cœurs de paix heureuse. Maxence ne disait rien, ne ressentant au dedans de lui qu’une immense libération du passé. Il était comme un homme ayant beaucoup pleuré, et qui sent une brusque détente, après le naufrage de tout dans le débordement des larmes.

Si loin qu’il aille en lui, il ne découvre en lui que le sentiment de la sécurité et l’assurance d’une félicité sans trouble. Le désert est derrière lui, mais il en a détourné son regard, comme si jamais plus il ne devait y vivre, et dans la joie du beau spectacle nouveau, il se donne à l’Atlantique retrouvée. Voici la satisfaction profonde du flot remplissant exactement la coupe. Quelle est l’âme dolente que la vague océane ne libérera pas, portée par le rythme de la respiration marine ? Maxence, lui, les pieds sur la terre ferme, pose son regard candide sur le gouffre. Et parfois il épie le marsouin bondissant au-dessus de l’écume, — ou bien il suit le vol des immenses cormorans fonçant du fond du ciel sur l’arête aiguë de la lame…

Courte trêve ! Brève diversion à ces heures pesantes où l’homme, perdu au plus profond de la terre, est le prisonnier de son horizon scellé ! Encore une fois, un Maure, — le même Sidia, — devait ramener Maxence à l’objet de son intérieure négociation, et le mot tomba comme l’allumette sur la meule, un jour d’été.

À Port-Étienne, le jeune officier aimait à quitter le poste et à venir, avec quelques-uns de ses compagnons, sur la plage étroite qui s’enfonce vers le sud comme un coin entre deux masses d’azur. Là, des barques de pêche se balançaient mollement, et plus loin une grande carène gisait, à moitié recouverte par le flot. Maxence s’amusait à suivre des yeux les pêcheurs espagnols des Canaries qui balaient sur le sable de lourds filets chargés de poissons. Il était comme dans l’immense repos d’un rêve étoile de soleils. Seuls, les cris gutturaux des pêcheurs rythmaient le silence… « A la ! A la ! A la riva ! » Mais lui se taisait, ne pensant à rien, et il ne restait dans tout son être que cette sensation persistante : le balancement égal et monotone du chameau avec la détente mesurée des quatre membres, l’un après l’autre, sur le sable…

Ce jour-là, en revenant vers le poste, Maxence admirait, au-dessus des gravats desséchés de la presqu’île, les quatre grands pylônes de la télégraphie sans fil. Il se considérait, Français, hautement possesseur de ce sol, et, au delà, par ces mâtures métalliques recueillant les nouvelles du monde, il prenait mesure de toute la terre. Et, dans l’enivrement de cette incomparable royauté : « Venez… » dit-il aux Maures. Des étincelles remplissaient l’espace d’une petite pièce vitrée où l’on apercevait la confusion ordonnée des fils dans des tremblements de cuivre. Sous un hangar voisin, un moteur battait le sol, et le bruit sourd parti de là se mêlait aux détonations formidables de la lumière.

— Voyez, disait Maxence aux soldats, quelle est la folie des Maures qui veulent résister aux Français. Est-il, à travers le monde, une puissance comparable à la nôtre ?…

Et c’est alors que fut dite — d’une voix douce et lointaine — la conclusion :

— Oui, vous autres, Français, vous avez le royaume de la terre, mais nous, les Maures, nous avons le royaume du ciel…

Maxence regarde Sidia, la souffrance aiguë le saisit, un « oh ! » s’étouffe sur ses lèvres. Mais à quoi bon répondre, et que répondre ? Il n’est pas autre chose en lui que l’explosion silencieuse de la tristesse… Ô Maxence ! cette parole ne s’effacera plus et ce regard hautain ne cessera pas de peser sur toi, qui baisses les yeux et qui te tais. En vain tu balbutieras : « Ce n’est pas vrai… » Où que tu ailles désormais sur la terre des vivants, la voix intérieure te répondra : « Oui, le royaume de la terre est à toi. Toute la science humaine est à toi. Toute la pensée humaine est là, dans le creux de ta main et il n’est point de système que tu n’aies pesé, point de cité dont tu n’aies fait le tour. Tout ce qui peut être mesuré dans la nature a été mesuré par toi. Tout ce qui peut être réduit sous la puissance de l’homme, lu l’as fait tien et tu lui as imposé la marque de la servitude. Mais le royaume céleste qui ne se pèse ni ne se mesure, ce royaume-là ne t’appartient pas. La cité de Dieu, qui n’est pas faite avec des pierres, mais avec les mérites de tous les saints, cette Jérusalem du ciel t’est fermée. Tu es limité dans la proportion humaine, et de l’homme à l’homme, tu sais tout. Mais de l’homme à Dieu, de l’ordre visible à l’invisible, du naturel au surnaturel, de l’accident visible à la substance invisible, c’est à peine si tu as posé la mystérieuse équation, et le terme connu à côté de l’inconnu…

Ô Maxence ! cette parole ne s’effacera plus ! En vain, tu diras : « Ce n’est pas vrai. Et de toutes parts, sur le sol chrétien se lèvent des hommes qui portent témoignage pour moi, et je les reconnais comme les frères bien-aimés de mon sang. Voici pour te confondre, Sidia, les ascètes chargés d’œuvres devant Dieu, voici les contemplateurs en qui rien d’humain ne subsiste plus, et déjà leurs visages ont la couleur des corps glorieux, voici les explicateurs des mystères, ceux qui, au delà de l’effet, ont saisi la cause, et nul ne peut les suivre, dans les limbes de leur pensée, s’il n’a déjà en lui la grâce de l’Esprit ; voici les bénis de Dieu, par qui les miracles de l’amour se sont accomplis ; voici les saints semant les prodiges sous leurs pas, et les Docteurs en qui la Parole a pénétré jusque dans les jointures et dans les os, et voici la divine folie des martyrs. Et voici, dans le fond de nos campagnes, les plus humbles de mes frères, voici les plus obscurs et les plus courbés. Mais ceux-là même, ils sont dans la possession du ciel, et, si attachés que soient leurs pas à la terre, encore vivent-ils dans l’esprit, et entrent-ils dans la participation du divin. Et ce sont eux, ô Maures, ce sont eux avant tout qui viennent vous confondre et redresser votre offense… »

En vain ces paroles-là seront dites. Car ces témoins que Maxence invoque, ils se retournent contre lui, ils portent condamnation contre lui, et eux-mêmes, plus encore que Sidia, ils le confondent. Eux-mêmes se dressent en accusateurs, et ils se tiennent, devant lui avec le vivant reproche de leur visage de douleur…


Maxence quitta Port-Étienne avec la conviction qu’il était un très pauvre homme, — mais riche de cette certitude, il se replongeait dans le désert avec la sombre ivresse du chercheur d’or, aux plus profondes forêts de la Guyane. Rien de ce qu’il savait n’était la satisfaction profonde de l’esprit se retrouvant tout entier, et s’épuisant dans la plénitude de l’embrasement victorieux. Nul maître n’était pour lui le maître incontestable. Nulle parole, de toutes celles qu’il avait reçues, n’était la parole de la vie. Et pourtant, il sentait confusément que ce serait là, dans le silence des sables éternels, que se dresserait le Bon Pasteur, tendant à la brebis nouvelle ses mains sanglantes. Les cercles de feu s’ouvraient, l’un après l’autre, pour le geste de la délivrance, et déjà, à l’extrémité de la terre altérée, apparaissait le ciel du rafraîchissement éternel…

Le temps des épreuves n’était pas fini, mais la bénédiction de Dieu était sur elles. Maxence connut la soif, l’attente amère de la mort, la sueur de sang, l’immense fatigue semblable à l’agonie, tout — sauf le désespoir qu’une force mystérieuse lui interdisait. Et parfois la peur immense se mettait dans la petite troupe, la peur hideuse courant de proche en proche, claquant comme le vent du nord dans la nuit sans lune. Alors il fallait que le taciturne trouvât un sourire, avec la douce parole du père à ses enfants, et il était, devant la masse humaine serrée derrière lui, comme la petite lampe de l’espérance qui brille au bout de la plage abandonnée.

Au puits de Bir Guendouze, les vivres étaient à peu près épuisés. Maxence hâta la marche sur Bou GoufFa. La chaleur était devenue intolérable. L’air était si pesant que l’on entrait dedans comme un nageur faisant effort pour fendre une eau morte. Le ciel se chargea d’une fine poussière jaune, pénétrée de lumière diffuse. Des chameaux tombèrent morts d’épuisement. Le météore était comparable à une cloche de cuivre ayant perdu la propriété de la résonance, et s’abattant sur le monde frappé de stupeur. Maxence craignait de perdre tous ses animaux et il voulut marcher la nuit. Mais la lune et les étoiles étaient cachées par la brume, ce qui rendait la direction impossible.

Le troisième jour, on était parti avant l’aube. Lorsqu’elle parut, Maxence arrêta sa troupe pour la prière du matin. L’immense plaine se taisait, comme si la respiration du monde eût été suspendue. Bientôt, le gros disque fuligineux du soleil sortit des brumes de l’horizon, et déjà, au bas de sa course, il répandait d’immenses nappes de lumière métallique recouvrant la masse, radiante elle-même, de la terre. On repartit. Bientôt les premières hauteurs de l’Adrar Souttouf apparurent, mais toutes proches, car la caractéristique du phénomène était que le monde avait perdu sa profondeur et tout l’ordre que donne aux choses l’atmosphère. Enfin, vers midi, Maxence mit pied à terre au puits de Bou Gouffa, à l’endroit même où, quelques jours avant, un Maure, et non lui, avait confessé la gloire de Dieu. Le premier bolge était franchi.

Or les pensées de ces hommes qui étaient là se taisant et se recueillant en eux-mêmes, n’étaient pas complexes et diverses, mais au contraire leurs esprits étaient tendus vers le but qu’ils poursuivaient dans l’espace, comme des cordes prêtes à se rompre. Le soir même, l’on repartit pour franchir l’Adrar Souttouf. Vers dix heures, Maxence se trouvait entre deux parois de pierres qui devaient être l’entrée dans le massif. Les chameaux n’avançaient plus qu’avec peine. Le fond des monts apparut, derrière les décombres du couloir, et parfois, aux épines d’un arbre suspendu aux flancs des rocs, le burnous du jeune chef se déchirait. On était perdu dans les rocs de l’Adrar Souttouf, là où sans doute aucun être humain n’avait encore passé, dans les solitudes sauvages que trouble seul, de loin en loin, le passage d’un mouflon solitaire. Cette pensée, un peu grisante, arrachait Maxence à son souci et détournait son regard de la voûte obstinément fixée. Pourtant une échappée apparut sur la droite : c’était une pente très raide, mais sablonneuse. Au bas se trouvait un fond d’oued étroitement resserré entre des rochers abrupts. Il y avait là assez de sable pour que tout le monde pût reposer. Alors on s’arrêta, et Maxence, debout et frissonnant sous les étoiles invisibles, considéra autour de lui le deuxième cercle.


Mais le troisième cercle fut le Tiris, avec la faim, l’extrême pauvreté, l’immense abandon. Maxence s’éloignait de la terre. Sa vie ralentie n’avait plus qu’une faible pulsation. Et déjà plus rien d’humain ne restait en lui, qui s’avançait dans le rêve sans fin de la lumière surnaturelle. Parfois, se ressaisissant, il disait, les poings sous le menton : « Voyons, où en sommes-nous ?… Réfléchissons… » Mais les poings retombaient, et la voix intérieure disait : « Plus tard… Maintenant, laissons agir le silence, qui est le maître… » Et vraiment qu’étaient les épreuves et tous les cercles de la douleur, en regard de ce bien immense qu’il possédait ? … Malheur à ceux qui n’ont pas connu le silence ! Le silence est un peu de ciel qui descend vers l’homme. Il vient de si loin qu’on ne sait pas, il vient des grands espaces interstellaires, des parages sans remous de la lune froide. Il vient de derrière les espaces, de par delà les temps, — d’avant que furent les mondes et de là où les mondes ne sont plus. Que le silence est beau !… C’est une grande plaine d’Afrique, où l’aigre vent tournoie. C’est l’océan Indien, la nuit, sous les étoiles… Maxence les connaissait bien, ces vastes espaces semblables aux fleuves sans bords du Paradis. Et cette grande descente, au fil du temps, quand d’abord le silence clôt les lèvres, et puis pénètre jusqu’à la division de l’âme, dans les régions inaccessibles où Dieu repose en nous. Et quand il sortait de cette retraite, comme le solitaire quitte sa cabane pour admirer l’ouvrage de la création, déjà c’était pour dire : « Tout Vous confirme, ô Père céleste. Il n’est point une heure qui ne soit votre preuve, il n’est point une heure, si sombre qu’elle soit, où Vous ne soyez présent, il n’est point une épreuve qui ne soit une preuve de Vous. Que je meure de soif dans ce désert, et je dirai encore que ce jour est béni — car je Vous ai vu présent dans votre justice comme je Vous ai vu présent dans votre miséricorde, et je n’ai pas préoccupation des apparences, qui sont la soif et la faim et la fatigue, mais de Vous, qui êtes la réalité. Ô mon Dieu, aidez-moi à marcher sur la route où Vous-même m’avez engagé, vous souvenant de la Parole de votre Fils qui a dit : « Ce n’est pas vous qui M’avez choisi, mais c’est Moi qui vous ai choisi. »