Le Voyage du major Serpa Pinto dans l’Afrique australe

La bibliothèque libre.
Le Voyage du major Serpa Pinto dans l’Afrique australe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 188-199).
LE
VOYAGE DU MAJOR SERPA PINTO
DANS L’AFRIQUE AUSTRALE

L’excellence de l’homme, sa supériorité sur toutes les espèces d’animaux à nous connues ne consiste pas à être mieux organisé que les autres êtres pour le bonheur. Tout au contraire, il est le seul qui aux maux inévitables que lui infligent la nature et la destinée en ajoute d’autres de sa façon, le seul qui ait l’audace de chercher le malheur, le seul qui possède la glorieuse faculté de la souffrance volontaire et le goût étrange de sacrifier de gaîté de cœur ses aises, les douceurs du monde, les commodités de sa vie à quelque rêve, à quelque chimère qu’il adore en la maudissant, à quelque idée nette ou confuse dont il a fait sa maîtresse et dont il se sent possédé et tourmenté.

C’est une réflexion qui se présente naturellement à l’esprit quand on vient de lire l’émouvant récit des hasards et des dangers courus par l’un de ces intrépides explorateurs du continent noir qui sont nos Thésée, nos Pirithoùs, nos Jason, nos Argonautes. Encore Jason ne pénétra-t-il en Colchide au péril de sa vie que pour s’emparer de la toison d’or, ce qui diminue sensiblement l’admiration qu’il nous inspire. Nous ne sommes pas disposés non plus à glorifier outre mesure le cou- rage de tel aventurier anglais ou ibérien, qui s’enfonce audacieusement dans les solitudes de l’Afrique, à la seule fin d’y faire une ample et fructueuse récolte de plumes d’autruche ou de défenses d’éléphant, a Je voudrais, s’écriait l’un d’eux, que tout ce que je vois, tout ce que je touche fût de l’ivoire et m’appartînt. » La soif de l’or, le feu de la convoitise, la fureur d’accumuler, accomplissent des miracles qui peuvent nous étonner sans que nous soyons tenus de les admirer. Mais le major portugais, M. Serpa Pinto, qui vient de nous raconter comment il est parvenu à traverser l’Afrique australe, de l’Atlantique à l’Océan indien, n’avait rien à gagner dans cette rude entreprise qu’il a menée à bonne fin[1]. Il ne s’agissait pour lui que de contenter son démon. Il habitait les Algarves, délicieux pays où les palmiers s’inclinent gracieusement sur les terrasses des maisons. « Les relations d’une société de choix, les affections de famille, mes livres d’étude et mes instrumens de physique me procuraient des heures de félicité, de ce bonheur paisible dont il est donné de jouir à si peu de mortels. Ma bergère, ma robe de chambre, mes pantoufles n’auraient pas tardé à devenir pour moi l’idéal du bien-être.» Mais il se trouva que le gouvernement portugais avait conçu le projet d’envoyer une expédition scientifique dans l’Afrique méridionale. Le major Pinto sentit son démon se réveiller, il se proposa : « Adieu le foyer domestique ! adieu la vie calme et tranquille que je menais au milieu d’êtres chéris ! Il fallait me remettre à courir le monde. »

Si le major Pinto n’avait jamais quitté ses chères Algarves, il se serait épargné de grandes fatigues et de cruelles souffrances. Mais, en revanche, il n’aurait pas eu la joie de nous dire ses hauts faits, ses exploits, la gloire qu’il a recueillie sur les redoutables plateaux de ce noir continent où les hommes ont de la laine et les moutons du poil. Raconter ce qu’on a fait et ce qu’on a vu est un plaisir qui rachète bien des angoisses, qui console de toutes les peines. Dans sa jeunesse, Henri Heine ne pouvait lire les Vies des héros de Plutarque sans éprouver un violent désir de courir bien vite prendre la poste pour devenir un grand homme. Le plus pacifique bourgeois, qui, assis dans un fauteuil moelleux, les pieds allongés sur les chenets, méditera les aventures du major Pinto, se surprendra à jeter des regards de pitié courroucée sur ses pantoufles; il se sentira des inquiétudes dans les jambes, il en viendra à se demander si, pour mériter vraiment le nom d’homme, il n’est pas nécessaire d’avoir mangé un cuissot d’antilope sous la hutte du redouté monarque de quelque peuplade nègre inconnue et couru vingt fois le risque de se noyer dans une rivière sans nom, d’être tué d’un coup de sagaie, éventré par un buffle, ou dévoré par les puissantes mâchoires d’un lion à l’œil sanglant.

La classe si intéressante des hardis explorateurs auxquels nous avons l’obligation de connaître un peu l’Afrique, qui jadis nous était plus inconnue que la lune, comprend trois variétés de voyageurs bien distinctes, les missionnaires, les savans, et les simples curieux. On ne saurait parler avec trop de respect des vrais missionnaires, de ceux que dévore le zèle de la maison du Seigneur et qui sont capables de renoncer à tout, de tout braver, de tout endurer, pour porter des consolations à un Bassouto et la grâce à une misérable négresse du royaume de Barozé. Quelques-uns, comme Livingstone, joignent aux ardeurs de la charité toutes les curiosités du savant ; leurs noms glorieux demeureront à jamais inscrits en lettres d’or dans le martyrologe africain. M. Pinto rencontra à Lechouma, dans le voisinage de la cataracte du Zambèze, un missionnaire français et protestant, qui n’est pas un Livingstone, mais qu’il proclame le meilleur des hommes qu’il ait jamais connus, unissant à beaucoup d’instruction, à une intelligence supérieure, l’indomptable volonté et l’insondable mansuétude. Ce missionnaire, nommé François Coillard, qui, après avoir passé vingt-cinq années en Afrique, est aujourd’hui de retour parmi nous, étonnait notre Portugais par la tranquillité surhumaine de son courage. Il éprouvait une impression singulière en le voyant traverser de nuit d’épaisses forêts, hantées par les fauves, sans autre arme qu’une houssine à peine assez forte pour écarter les grandes herbes qui obstruaient son chemin. « Par momens, nous dit-il, M. Coillard me faisait l’effet le plus extraordinaire ; il y avait en lui quelque chose qui dépassait mon intelligence. Un jour qu’il me contait un des épisodes les plus pathétiques de ses voyages, il conclut en disant : — Nous étions à deux doigts de notre perte. — Bah! repartis-je, vous aviez des armes, une escorte, dix serviteurs dévoués, résolus à vous défendre. — Il hocha la tête et me répondit : — Je ne me serais sauvé qu’en répandant du sang, et jamais je ne tuerai un homme pour sauver ma vie, ni même celle des miens. — Ces paroles me révélaient un type de l’espèce humaine complètement nouveau pour moi et auquel je ne saurais rien comprendre, bien que je l’admire de toutes mes forces. » Il est permis de préférer la sagesse de Platon, la philosophie de Spinoza ou même les simples aphorismes du sens commun à la divine folie de la croix ; mais le sage qui ne sait pas admirer une folie qu’il est incapable de comprendre est un sage fort incomplet.

Si M. Coillard étonnait beaucoup le major Pinto, on peut croire que le major Pinto n’étonnait pas moins M. Coillard. Les savans qui risquent leur peau pour découvrir une loi cachée de la nature ou pour s’informer si décidément le lac salé qu’on appelle le grand Macaricari déverse, oui ou non, ses eaux vers la côte orientale de l’Afrique, sont à leur façon de vrais missionnaires. Mais le major Pinto n’est pas précisément un savant de race ou de profession ; il faut plutôt le ranger parmi les curieux, pourvu qu’on s’empresse d’ajouter que c’est un curieux fort instruit et que son voyage d’exploration a rendu de sérieux services à la géographie, surtout en ce qui concerne les vastes régions inconnues situées entre Benguela et le cours supérieur du Zambèze. Toutefois, ce qui le poussait, c’était moins l’ambition des découvertes et le désir de savoir que la fureur d’oser et de courir. Il a le tempérament méridional, la vivacité de l’imagination, le sang qui s’embrase et qui pétille, l’amour des émotions, des hasards, des coups d’audace, le goût de mettre à l’épreuve sa volonté, de jeter le gant à la fortune et de sortir vainqueur d’un combat dont Chimène ou la gloire est le prix. Il nous dit lui-même que tout voyage en Afrique est un roman; c’était le roman que, sa carabine au poing, il était venu chercher, et voilà ce qui put surprendre M. Coillard. Cette carabine toujours armée et cette inoffensive houssine se paraissaient étranges l’une à l’autre; ces deux folies avaient peine à se comprendre, et pourtant elles ne laissèrent pas de faire amitié. Elles passèrent ensemble plus de trente jours dans le désert, sans que rien pût troubler leur accord, et elles pleurèrent en se disant adieu.

L’esprit de conduite s’allie plus souvent qu’on ne pense aux instincts romanesques. Le major Pinto est à la fois homme de conseil et de main; grâce à la sûreté de son jugement, à l’énergie de son caractère, à la sagesse des mesures qu’il savait prendre de loin, son roman a bien fini. Il y a deux mois, nous racontions ici le voyage malheureux d’un Allemand dans la Tripolitaine. Le voyage du major portugais a été heureux; il a triomphé de tous les obstacles, surmonté toutes les résistances, déjoué tous les complots. Il a parcouru les espaces, franchi les fleuves et les montagnes, traversé sans y laisser sa vie le pays des Ganguelas, des Ambouélas, des Bihenos, le Barozé, le Manguato. Le 6 août 1877, il avait débarqué à Loanda, chef-lieu des établissemens portugais dans la Guinée; le 19 mars 1879, il arrivait vers six heures du soir à Durban, place principale de la colonie anglaise de Natal. « Avant tout, je courus voir la mer. Mes yeux se remplirent de larmes en contemplant la masse immense des flots bleus qui à l’horizon se confondait avec l’azur du ciel. Qu’on me le pardonne, mais à ce moment mon cœur se gonfla d’orgueil pendant que je murmurais : J’ai traversé l’Afrique d’un océan à l’autre; j’étais parti de l’Atlantique et voici l’Océan indien. » Qui ne pardonnerait à ce mouvement de joie superbe? Qu’on soit apôtre ou chercheur d’aventures, qu’on s’appelle Coillard ou Pinto, qu’on réussisse à traverser l’Afrique ou à convertir une négresse, tout homme assez persévérant et assez heureux pour exécuter son idée goûte de souveraines délices, dont il n’est permis de se railler qu’aux imbéciles qui n’ont jamais d’idée ou aux maladroits qui mourront sans avoir mis une seule fois dans le blanc.

Ce n’est pas une entreprise aisée que de voyager dans des pays où l’or et l’argent monnayé n’ont pas cours, où rien ne se paie en espèces sonnantes, où le commerce se réduit l’’échange brut et au troc. D’un bout à l’autre des vastes contrées où le major Pinto s’est frayé un passage, la seule monnaie valable est, avec la verroterie, le calicot blanc et le zouarié ou toile bleue de coton de l’Inde. Dans le Bihé, un poulet ou six œufs valent un mètre de cotonnade, un chevreau de deux ans en vaut sept ou huit, un litre de farine de manioc en coûte trois ou quatre; voulez-vous acheter un porc, vous donnerez une pièce d’étoffe tout entière. Quiconque se propose de voyager dans l’Afrique australe est obligé de se faire trafiquant; la bourse la mieux garnie ne l’empêcherait pas de mourir de faim. Il doit se munir d’une pacotille considérable de marchandises bien assorties, et comme tous les transports se font à dos d’hommes, il est tenu de recruter dans tous les endroits où il passe une petite armée de portefaix noirs ou cuivrés, qui sont les gens du monde les plus difficiles à gouverner. Ils sont toujours prêts à se payer par leurs mains ou à planter là leur paquet et à détaler. Il faut se défier sans cesse de leur mauvaise foi, parlementer, discourir, menacer, et on se surprend à envier le sort des heureuses gens qui voyagent dans les sables brûlans du Sahara, où leurs provisions sont transportées par des chameaux. Le chameau a ses caprices, ses mauvais jours, mais il est somme toute profondément honnête, il porte sa bonne conscience sur sa face rébarbative, mais placide, et il est plus facile d’avoir raison de ses quintes que de la duplicité, de l’incurable paresse et des sots ergotages d’un quimboundo.

Aux difficultés s’ajoutent les périls de tout genre, les lieux mal hantés, l’effrayant mystère des solitudes, les rivières à franchir à la nage, la fièvre, les hyènes, les chacals, les serpens venimeux, la terrible fourmi quissondé, qui tue jusqu’à l’éléphant, l’horreur des tempêtes au milieu des forêts, les explosions du tonnerre auxquelles répondent les hurlemens des fauves, et puis les embûches de l’homme, les perfidies et les trahisons des sovas ou rois nègres et de leurs secoulos ou gentilshommes couleur de suie qui sont leurs favoris, leurs chambellans et le plus bel ornement de leur cour. Le major Pinto a l’âme bien trempée, son courage l’a soutenu contre toutes les défaillances de la nature, et il ne songe pas à s’en vanter.

Il se glorifie davantage d’avoir triomphé d’une autre épreuve qui lui parut plus redoutable. Il nous raconte avec quelque complaisance que pendant une nuit tout entière il a résisté aux dangereuses séductions d’Opoudo et de Capéou. Ainsi se nommaient deux princesses noires, les deux filles du vieux roi des Ambouelas, qui eut la pensée bizarre de faire fête à notre voyageur en les envoyant un soir dans sa tente. Du jour où il débarqua à Loanda, le major s’était promis de mener une vie d’absolue continence. Il estimait qu’il conserverait à ce prix toute son autorité sur ses nègres, que, ne le voyant boire que de l’eau et ne lui connaissant aucune aventure galante, ils l’envisageraient comme un être supérieur aux humaines faiblesses. Jusqu’alors il s’était tenu parole, et il se croyait sûr de sa vertu. Hélas ! il n’avait pas prévu Opoudo et Capéou. A la vérité, Opoudo, qui avait vingt ans, était fort laide. Mais Capéou portait sur sa joue le printemps dans sa fleur, Capéou avait un sourire qui annonçait des enchantemens, Capéou était la plus innocente des charmeuses, la plus coquette des ingénues. En la créant, l’Afrique s’était piquée au jeu et semblait avoir voulu prouver que, quand elle veut s’en mêler, elle produit d’autres grâces que celles du crocodile. Que cette nuit parut longue au major ! Un grand feu brillait dans la hutte et répandait sa lueur rougeâtre sur un visage candide, sur un sein nu, sur des yeux languissans, humides de désirs et remplis de promesses. Le major nous assure que cette jeunesse lui inspirait plus d’épouvante que la plus sauvage des bêtes fauves, qu’il est moins fier d’avoir tué un jour deux lions que d’avoir résisté à Capéou, et qu’en cette rencontre il comprit pour la première fois de sa vie ce qu’il peut y avoir d’héroïque dans l’histoire d’un certain Joseph obligé en Égypte d’abandonner son manteau.

On a beau se munir de verroteries, de perles fausses et de calicot, quand on chemine dans un désert, on chercherait en vain à troquer les meilleures de ses marchandises contre un peu de farine de manioc, et pour avoir de quoi mettre sous la dent, il n’y a pas d’autres ressource que la chasse. Nous croyons sans peine le major Pinto lorsqu’il nous dit que chasser pour manger est un plaisir horrible, connu seulement du tigre et du lion, et accompagné d’une sorte de fièvre à laquelle on ne peut comparer que celle du joueur risquant sa dernière pièce d’or sur un tapis vert. Le major a connu cet horrible plaisir et cette fièvre dévorante. À combien de privations et de misères n’a-t-il pas été sujet durant sa longue odyssée, qu’égayaient de temps à autre de trop courtes ripailles ! Quand, au sortir des sauvageries, il se retrouva dans un pays à demi civilisé, il en éprouva un choc si violent qu’il pensa devenir fou. Il reçut un jour de la main d’un nègre un paquet assez lourd et soigneusement enveloppé que lui envoyait le plus obligeant des missionnaires. Ce colis renfermait un énorme pain de froment. Il n’en avait point vu depuis un an, depuis treize mois presque accomplis. En contemplant ce vieil ami dont il n’avait cessé de rêver durant ses nuits de famine, ses yeux se remplirent de larmes. Ce fut une des plus vives émotions qu’il eût ressenties dans son voyage.

Il en ressentit une plus forte encore lorsque, arrivant à Pretoria, capitale du Transvaal, il fut invité à dîner par le trésorier du gouvernement anglais. Son premier soin fut de remettre en état son pantalon, dont les reprises n’étaient que trop visibles et qui portait les marques d’au moins vingt espèces de boues africaines ; puis il cira de son mieux ses bottes à talons de fer. Son habit, garni de poches de cuir jadis noir, lui donna beaucoup de mal ; pour leur rendre leur couleur primitive, il y répandit tout un encrier. À son entrée dans la salle à manger, il éprouva un éblouissement, un délire. Les femmes très parées, les hommes en frac et en cravate blanche, les laquais en livrée, les glaces, les cristaux, la porcelaine, l’argenterie, les vins étincelant dans leurs carafes taillées, lui causèrent un véritable effarement. Il perdit la tête, il croyait rêver; comme Abou-Hassan, il se disait : « Est-ce bien moi? » Ce qui le gênait le plus, c’étaient ses mains, dont il ne savait que faire. Nous nous souvenons qu’au banquet qui lui fut donné à l’hôtel du Louvre par la Société de géographie de Paris, Stanley retournait vivement la tête par intervalles et semblait jeter derrière Lui des regards fiurtils et inquiets, comme pour s’assurer que quelque invisible assagaie ne menaçait pas sa sûreté; il se croyait en Afrique et s’occupait de garder son dos. Les mains du major portugais cherchaient instinctivement leur carabine et s’étonnaient de ne pas la trouver. Quand on a mené longtemps la vie d’aventures et de combat, le repos dont jouissent les civilisés sous la protection du gendarme semble un songe, et le gendarme lui-même, avec ses grandes bottes et son tricorne, fait l’effet d’un être miraculeux, descendu du ciel en droiture. Mais les douceurs de la paix sont accompagnées de langueurs et d’ennuis. On pense à Capéou, on regrette le& lions, les buffles et les Ambouelas. « D’abord, je m’ennuyai horriblement; bientôt, je fus pris de mélancolie et ma santé s’altéra. Après de longs mois de fatigue, de perpétuelle tension d’esprit, quel vide j’éprouvais ! Un besoin d’action vague, indéfini, me rongeait. Bref, je tombai gravement malade, et, pour la première fois de ma vie, j’eus peur de mourir, » Si le major Pinto était mort, il n’aurait pas eu le plaisir de nous raconter son histoire ; cette considération lui rendit le goût de vivre.

Le major Pinto fait grand cas des vrais missionnaires, mais il est en dissentiment avec eux sur plus d’un point, il leur cherche plus d’une chicane. Il les accuse d’être portés aux illusions, aux utopies, de voir les nègres d’un œil trop favorable, avec ces préventions qu’inspire à un convertisseur l’homme qui le croit sur parole ou qui fait semblant de le croire. Il leur représente que les conversions qu’ils opèrent sont souvent bien trompeuses ou bien fragiles, que les nègres entrent noirs au bain et que noirs ils en sortent, que lorsqu’un chef, par fantaisie ou par intérêt, se laisse baptiser, ses sujets eu font autant par esprit d’imitation et d’obéissance, mais qu’à peine est-il mort, s’il arrive que son successeur ait un goût marqué pour les voluptés du harem, en peu de jours il ne reste plus un seul chrétien dans une église qui regorgeait de fidèles. Il reproche aussi aux missionnaires catholiques ou protestans de prêter trop libéralement aux autres les vertus théologales qu’ils possèdent, la foi, la charité et ces divines espérances qu’un poète portugais a baptisées du nom de fleurs de l’âme, flores d’alma. Il estime, quant à lui, que les fleurs de l’âme ne suffisent pas à gouverner le monde noir et qu’en certains cas le bâton est un maître plus sûr d’être obéi.

S’il faut en croire le major Pinto, la race africaine, à laquelle il n’a aucune raison d’être hostile, est vouée pour toujours à la sordide cupidité, aux appétits sensuels, au culte imbécile et lâche de la force, à la tyrannie envers le faible, et toujours elle unira les férocités aux grimaces, les perfidies aux courbettes. Il avait choisi ses compagnons parmi les noirs qu’on lui avait le plus recommandés. Il y avait dans le nombre des quimboundos et des quimbarés, c’est-à-dire des nègres sauvages de l’intérieur et des nègres à demi civilisés, venus de la côte de Benguela. Un de ces quimbarés, qui ne se doutait pas que le maître l’écoutait, se vanta un jour qu’il avait capturé récemment une petite fille dans le Bihé, que sa prisonnière l’obsédant de ses cris, il avait tenté de lui imposer silence en lui coupant une oreille, que comme elle s’obstinait à geindre, il lui avait lancé sa hachette dans la poitrine de façon à ne pas la tuer du coup et à faire durer son agonie. Il ajouta qu’il s’en était bien repenti, les parens de l’enfant, qui la croyaient encore vivante, étant venus lui offrir pour sa rançon trois esclaves avec lesquels il aurait pu commencer des affaires. L’opinion très arrêtée du major est « que dans le cœur de l’Afrique il ne faut mettre sa confiance en rien ni en personne, tant que des preuves irréfutables et réitérées ne vous ont pas démontré qu’elle peut être accordée à quelqu’un ou à quelque chose. » Il en conclut que quiconque se propose de faire un voyage de découverte ou d’agrément sur les bords de la Cuando ou du Zambèze, fùt-il l’homme le plus évangélique du monde, fera bien d’apporter d’Europe une grande quantité de calicot, mais qu’il peut y laisser les fleurs de l’âme, attendu que cet article ne serait pas de défaite et ne trouverait aucun débit.

Assurément il y a nègres et nègres ; on aurait tort de les mettre tous de niveau. De tribu à tribu les différences sont grandes, et ce ne sont pas les Africains les plus noirs qui sont les plus barbares. les Moucasséquérès, qui habitent dans le voisinage de la Cuando et que le major Pinto rattache à la race hottentote, ont le teint fort clair, avec une nuance de jaune terreux qui illumine leur laideur et la rend effroyable. Le lion et le tigre ont leurs cavernes; les Moucasséquérès, qui sont les vrais sauvages de l’Afrique tropicale du Sud, ne construisent aucune demeure ou rien qui y ressemble; ils naissent, grandissent et meurent à l’ombre des bois. Insensibles à tout, d’une apathie que rien ne peut dégourdir, étrangers à toutes les curiosités de l’esprit comme à toutes les industries de la main, incapables de cultiver la terre et de se procurer aucun outil, s’il est vrai que l’indifférence soit le sommeil de l’âme, leur vie se passe à dormir. Quand la faim les réveille, ils se mettent en quête de racines, de miel ou de gibier, et, à peine repus, ils recommencent à sommeiller les yeux ouverts ou fermés. La distance est-elle plus grande d’un singe à un Moucasséquéré ou d’un Moucasséquéré à Périclès, à Socrate ou à Phidias? C’est une question dans laquelle nous n’avons garde de nous engager, il y aurait là de quoi parler beaucoup. Les Ambouélas, qui habitent le même territoire que ces éternels dormeurs et qui, leur laissant les forêts, recherchent le bord des fleuves, sont de tout autres gens. Habiles agriculteurs, leurs champs de maïs paient leurs peines avec usure. Théophile Gautier prétendait qu’on peut juger du degré de civilisation où un peuple est parvenu à la manière dont il façonne un pot. Les Ambouélas font eux-mêmes leurs pots et même leurs marmites ; leurs femmes tressent des nattes, filent et tissent le coton. Plus ingénieux encore, les Ganguélas exploitent les gisemens de minerai qui abondent dans leur pays ; ces beaux forgerons fabriquent des armes à feu, et leurs fusils portent loin. Les Bihénos, qui ont transformé en un territoire habitable de vastes jungles où foisonnait l’éléphant, ont l’esprit de trafic, l’amour des voyages, des entreprises, du négoce lointain. On trouve parmi eux des capitalistes, et il n’est pas rare de rencontrer au Bihé quelque blanc échappé des prisons du littoral portugais et devenu le secrétaire d’un riche traitant nègre. M. Pinto assure qu’en matière de voyages, les Bihénos ne connaissent pas d’obstacles, que s’ils pouvaient se décider à dire où ils sont allés et à décrire ce qu’ils ont vu, les géographes de l’Europe auraient une portion moins grande de l’Afrique méridionale à laisser en blanc sur leurs cartes. Ce qui fait tort à l’opinion favorable que nous pourrions avoir des Bihénos, c’est leur goût très prononcé pour les fourmis blanches et les termites, qu’ils mangent crus, et leur passion plus déplorable encore pour la chair humaine. D’habitude ils ne sont pas anthropophages, mais dans les grandes occasions ils se régalent volontiers d’un voisin qu’ils ont (soin de mettre à la broche. Leur préférence est pour la viande de vieillard, et quand un sous ou quelque riche et puissant secoulo a des politesses à rendre, un patriarche à cheveux blancs est de tous les mets dont il puisse faire fête à ses hôtes celui qu’ils savourent le plus.

Qu’elles soient capables ou non de cultiver le maïs ou de se fabriquer des marmites, qu’elles aient l’humeur sédentaire ou l’amour des voyages, qu’elles préfèrent se nourrir de manioc ou de viande de vieillard, ce qui est commun à toutes ces tribus du continent noir, c’est qu’elles sont gouvernées par des souverains à qui tout est permis, dont tous les caprices sont sacrés, dont les fantaisies brutales ne respectent rien et qui, unissant le grotesque à l’odieux, semblent chargés d’offrir au monde la ridicule caricature du principe d’autorité. Parmi tous ces rois ou sovas dont le major Pinto eut le bonheur de faire la connaissance et dont nous voyons défiler dans son livre les réjouissantes figures, à qui faut-il donner la préférence ? Est-ce au sova Brito, affublé d’un uniforme de capitaine d’infanterie, qui laissait à nu sa sombre poitrine, et de trois jupons de perse à grands ramages, très fripés et fort crasseux ? Est-ce au roi Bilombo, dont la tunique écarlate Se mariait heureusement à un képi de chasseur ? ou réserverons-nous nos sympathies au roi Mavanda, véritable hippopotame, qui aimait à fourrer son énorme tête dans une citrouille peinte de noir et de blanc? Tous les voyageurs qui traversaient ses états étaient mis en demeure de le gratifier d’un haut-de-chausses; cinq mètres du plus large calicot en faisaient l’affaire. A notre avis, la place d’honneur doit être réservée à Chimbarandango, roi de Ngola. Toujours gris, toujours titubant, pour se retirer le soir dans sa hutte, il grimpait sur le dos d’un de ses conseillers, qui n’était pas moins ivre que lui. Le jour où le major Pinto eut l’honneur de lui être présenté, ce monarque était de fort belle humeur. Après une longue sécheresse, un orage venait d’éclater, et il avait rassemblé ses peuples pour leur annoncer que, si par malheur la pluie cessait de tomber, il se saisirait incontinent du misérable qui en serait la cause et qu’il le tuerait de sa main.

Les rois nègres sont des souverains qui peuvent tout se permettre en sûreté de conscience et tout oser impunément; ils n’ont à se mettre en règle ni avec la morale ni même avec l’arithmétique, et deux fois deux ne font quatre qu’aussi longtemps qu’il leur plaît. Qui pourrait les empêcher d’user comme ils l’entendent de leur pouvoir arbi- traire et de se livrer sans contrainte à leurs féroces caprices? Leurs sujets n’ont découvert jusqu’ici aucune loi ni dans la nature ni dans la société; il règnent sur des hommes pour qui l’univers n’est qu’une vaste confusion de détails incohérens et pour qui l’homme lui-même n’est qu’un détail oiseux entre mille autres. Dans une pièce mal faite, on peut tout supprimer sans faire trou ; dans un univers où rien ne se tient, Mavanda et Brito peuvent supprimer dix mille hommes sans que l’univers s’en aperçoive.

L’intelligence enfantine du nègre est incapable d’abstraction ; conclure du particulier au général est un effort qui dépasse son entendement. Il n’y a pour lui ni règles, ni principes, ni liaison fatale des causes et des effets, ni rien qui s’impose à son esprit comme une nécessité, et rien ne lui semblant nécessaire, il en conclut que tout est possible. Il porte dans sa tête laineuse un faux merveilleux qui le dispense de se rendre compte de quoi que ce soit; c’est plus tôt fait de tout expliquer par l’accident. Depuis le Sénégal jusqu’à l’Orange, personne n’admet que la maladie ou la mort puisse avoir des causes naturelles. Si quelqu’un tombe malade et meurt, c’est un mauvais tour que lui joue quelque âme de l’autre monde ou l’effet d’un sort que lui jeta la malice d’un vivant. Ce qui console l’Africain, c’est qu’il estime que les forces aveugles qui le menacent peuvent être tenues en échec par d’autres forces occultes, qu’il se flatte d’asservir à sa volonté par de mystérieuses pratiques. Sa religion est une obscure magie, ses prêtres sont des devins et des sorciers, ses dieux sont ses fétiches, dieux intermittens, dieux de rencontre et de louage, dieux qu’il prend à l’essai et qu’il jette bien vite au rebut s’ils s’avisent de lui manquer de parole. Après tout, son cas est-il si moquable? Les fétichistes noirs ont plus de disciples que nous ne pensons. Le capitaine Burton raconte qu’il était parti de Goa sur un bâtiment qui portait à son avant l’image enluminée d’un saint, devant laquelle un lumignon brûlait Jour et nuit. Un soir que le vent fraîchissait et que la mer était houleuse, le capitaine s’aperçut que le saint n’avait plus son lumignon; il en demanda la raison au patron du navire, qui lui répondit en haussant les épaules : « J’ai découvert que ce gaillard ne vaut pas l’huile qu’il me coûte. La dernière fois, nous l’avions à bord et nous avons essuyé une bourrasque épouvantable; s’il n’empêche pas celle-ci, je le jette à l’eau et je prends sainte Catherine. » Après c.la, croirons-nous que tous les Africains soient en Afrique?

Ne soyons pas injustes envers les nègres. En dépit de leur inertie naturelle et de l’engourdissement de leur cerveau, ils se sont approprié par la seule force de leur instinct certaines inventions qui sont considérées comme l’apanage des peuples civilisés et progressifs. Leurs femmes ont poussé aussi loin que les nôtres le bel art de la coiffure ; elles frisent, elles roulent, elles crêpent leurs cheveux avec une prodigieuse dextérité et les fixent à l’aide d’un cosmétique humecté d’huile de ricin. Le major Pinto a vu dans le Huambo des têtes que les plus habiles coiffeurs de l’Europe auraient peine à reproduire, et il remarque que, s’il faut au moins trois ou quatre jours pour élever ces édifices triomphans, ils ont l’avantage de durer plusieurs mois. Dans ce même royaume de Huambo, il a découvert que chaque village possédait un casino ou kiosque de la conversation où l’on venait causer les jours de pluie, et il assure qu’on y médisait beaucoup moins du prochain que dans les salons d’Europe. En politique aussi, les nègres semblent se piquer d’être nos disciples ou nos émules. Le major constata que le sova Lobo-si, roi de Loui, plus heureux que M. de Bismarck, avait introduit dans ses états le monopole du tabac et qu’il avait un remarquable talent pour rédiger des programmes. Il constata également que ce puissant monarque avait un ministre des affaires étrangères et un président du conseil nommé Gambêla, qui passait pour être le vrai roi du pays et pour faire tout ce qui lui plaisait. Mais ce qui l’étonna plus que tout le reste, c’est qu’il découvrit en causant avec lui que le roi Chinibarandango, lorsqu’il n’était pas ivre-mort, était un profond politique qui semblait avoir lu Machiavel. Bien qu’il portât autour de son gros cou une véritable cravate d’amulettes, il ne croyait pas plus à ses fétiches qu’à son pouvoir de faire tomber la pluie; mais il lui convenait d’avoir l’air d’y croire, à la seule lin de conserver son prestige.

Sur plus d’un point les nègres s’efforcent de nous ressembler, sur plus d’un point nous leur ressemblons sans y lâcher. L’embryogénie nous apprend que le développement de l’être humain, depuis l’ovule jusqu’à la naissance, reproduit en quelque sorte toutes les phases successives de l’évolution du rogne animal et qu’ainsi l’histoire de l’individu est la répétition en raccourci de l’histoire de l’espèce. Il en va du progrès social comme du progrès dans la nature; rien ne se perd, tout se perpétue, et l’homme du XIXe siècle n’a pas besoin de s’examiner longuement pour apercevoir en lui la trace à jamais subsistante de ses premières origines et d’un passé qu’il méprise. Nous nous moquons des enfances du nègre ; en sommes-nous tout à fait guéris? Nous raillons leurs absurdes superstitions ; n’avons-nous pas les nôtres? L’énergumène qui croit à la puissance magique d’une formule pour transformer le monde et celui qui s’imagine que le moyen de faire prospérer les républiques est de changer le nom de toutes les rues, sont-ils autre chose que des fétichistes sans le savoir et de véritables Africains d’Europe? Un roi nègre qui se flatte de faire la pluie et le beau temps est-il beaucoup plus déraisonnable que tel tribun, tel inventeur de panacée révolutionnaire qui ne demande que vingt-quatre heures de dictature pour réformer tous les abus et mettre à leur aise tous les misérables? A la vérité, il est dans le nombre plus d’un charlatan qui fait semblant de croire à la vertu de sa recette et qui sait mieux que personne ce qu’on en doit penser, — en quoi il ressemble au roi Chimbarandango, bien qu’il ne soit pas vêtu comme lui d’un pagne et d’une cravate d’amulettes.

Encore un coup, ne méprisons pas trop les Africains. Qu’on gratte le plus civilisé d’entre nous, et l’on trouvera souvent à fleur de peau un Cafre, un Ambouéla, un demi-sauvage, éternel enfant qui rit et pleure sans savoir pourquoi, adorant le paillon, le clinquant, la verroterie et préférant la rassade aux perles, ami des gros plaisirs, du tapage, du tambour, des castagnettes et se grisant de son bruit, fort soi au demeurant, fort crédule, très paresseux et quelquefois très brutal, prompt à l’espérance, bouillant dans ses caprices, terrible dans ses colères rouges, très adonné à ses fétiches et toujours prêt à leur casser la tête quand il les prend en faute. N’essayons pas de tuer notre nègre, ni même de faire son éducation, ce serait peine perdue. Ayons soin de lui et tâchons de lui procurer de temps à autre quelques petites réjouissances, car il est bon qu’il y ait ici-bas du bonheur pour tout le monde, mais ne souffrons pas qu’il se mutine, qu’il s’émancipe, qu’il usurpe le gouvernement de la maison. Malheur à qui se laisse gouverner par son nègre ! Si d’aventure il porte sceptre et couronne, malheur à ses sujets !


G. VALBERT.

  1. Comment j’ai traversé l’Afrique depuis l’Atlantique jusqu’à l’Océan indien, par le major Serpa Pinto, ouvrage traduit d’après l’édition anglaise, collationnée sur le texte portugais, par J. Belin de Launay; Paris, 1881, Hachette.