Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume I/Introduction/Chapitre VII-4

La bibliothèque libre.


 
Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1892.
Annales du Musée Guimet, Tome 21.


INTRODUCTION
CHAPITRE VII
LES GÂTHAS
iv.
L’obscurité des Gâthas n’est point dans les idées, mais dans la forme. Identité du système des Gâthas et du Parsisme. Obscurités de la forme : dans le lexique, dans la morphologie, dans la construction.


« Toutes les œuvres et toutes les lois qui ressortent de l’Avesta, dit Nériosengh, Zoroastre les a révélées dans les Gâthas[1]. » Je crois que la traduction présente justifie dans une grande mesure cette vue de l’orthodoxie, en ce sens que le système théologique et moral des Gâthas est essentiellement celui du Parsisme, c’est-à-dire du système religieux exposé dans la littérature pehlvie, dans le Minokhard, le Bundahish, le Shikand Gùmànîk, le Saddar, etc. Le Parsisme, abstraction faite de sa mythologie et de sa légende, qui dérive de l’Avesta en prose, reproduit fidèlement dans sa théologie et sa morale les idées des Gâthas, dont il est le développement et la paraphrase en langue vulgaire et sous une forme plus accessible. Cette parenté directe une fois reconnue, nous nous trouvons en possession, pour l’interprétation des Gâthas, d’un principe intérieur qui nous dirige du dedans et vient combiner son action avec les indications extérieures données par les traductions et les commentaires traditionnels.
Voici les idées essentielles qui remplissent les Gâthas et qui constituent également le Parsisme :
Existence de deux principes contraires, le Bon Esprit et le Mauvais Esprit, opposés de pensée, d’intelligence, de religion (XXX, 3-4-5-6 ; XLV, 1-2). Les méchants et les insensés choisissent de suivre le Mauvais ; les bons et les sages choisissent le Bon Esprit (XXX, 5-6 ; XXXI, 12). Misère réservée dans l’autre monde à ceux qui suivent le Mauvais ; félicité du Paradis promise à ceux qui suivent le Bon Esprit (XXIX, 5 ; XXX, 8, 10, 11 ; XXXIV, 18 ; XLIII, 3, 5 ; XLV, 3-5, etc.).
Glorification d’Ahura Mazda, qui a créé le Bien (l’Asha) et toutes les choses bonnes (XXXI, 7, 8, 11 ; XXXVII, 1, etc.) ; des Abstractions divines qui personnifient les vertus cardinales : la Bonne Pensée, la Vertu, la [[Image:|Image:]] Royauté qui fait le désir du Seigneur, la Piété humble et soumise (Vohu Manô, Asha Vahishta, Khshathra Vairya, Speñta-Ârmaiti : XXXIII, 11-14 ; XXXIV, 1-3 ; XLVII, 1-2 ; LI, 2-4, etc.). Se donner tout entier à Ahura.
Ahura tient le compte des œuvres des hommes et connaît toutes leurs actions (XXIX, 4 ; XXXI, 13-16 ; XXXII, 6) ; il donne aux hommes dans ce monde et dans l’autre la part de bonheur qu’ils méritent (XXXIII, 9 ; XL ; XLI) ; les biens matériels dans ce monde même sont obtenus par la piété (XXXIV, 11, 14 ; XLIV, 10 ; XLV, 7 ; XLVII, 5 ; L, 2 ; LI, 7).
Faire du bien aux bons, du mal aux méchants ; celui qui donne au méchant est un méchant (XXXI, 14-15 ; XXXIII, 2-3 ; XLV, 11 ; XLVI, 5-6 ; XLVII, 4, etc.).
Se garder des hérétiques, de ceux qui pervertissent la loi d’Ahura : ne pas discuter avec eux, les traiter à coups d’épée (XXXI, 17-18 ; XXXIV, 7 ; XLIV, 14). Châtiments dans l’enfer de ceux qui induisent le juste en erreur (XXXI, 20 ; LI, 10). À quel signe distinguer la vérité de l’erreur, le droit de l’inique (XXXIV, 6 ; XLIII, 15-16 ; XLIV, 8, 11-12). Institution de l’épreuve du feu, le Var Nirang, qui tranche entre le vrai et le faux (XXXI, 1-4, 19 ; XXXVI ; XLIII, 4 ; XLVII, 5 ; LI, 9).
Devoir de l’homme envers l’animal : le bien traiter, ne point le battre, lui donner bonne étable et bon fourrage ; être ménager de sa vie (XXIX ; XXXII, 12, 14 ; XXXV, 3-4 ; XLVIII, 6-7).
Damnation du juge inique qui vend la justice (XXXII, 14 ; XLIX, 2-3) ; de celui qui rend la campagne inculte, du tyran et de l’oppresseur (XXXII, 10-12) ; des puissants qui usent du pouvoir au profit du mal et de l’erreur (XXXII, 15-16 ; XLIX, 11 ; LI, 12-13), qui s’opposent au bien (XLIV, 20), qui luttent contre la vraie religion (XLVI, 3-4) ; et de celui qui ne paye pas le prêtre (XLIV, 19). Un mécréant ne peut pas être un bon roi (XLIV, 20).
Le bon prince est celui qui protège la religion et ceux qui la prêchent, qui fait de la religion de Zoroastre la religion de l’État (XXXI, 21-22 ; XLIV, 9). Le prince qui adoptera et fera triompher la religion d’Ahura triomphera de ses ennemis, sera comblé des biens d’Ahura (XXVIII, 6 ; XLVIII, 8 ; XLIX, 5-6). Le bon roi est libéral (LI, 1), il nourrit le pauvre vertueux (LIII, 9).
Travailler par ses bonnes œuvres à la défaite finale du Mauvais Esprit et à l’avènement du nouveau monde (la frashô-kereti) : XXX, 8-9 ; XXXIV, 15 ; XLIII, 8 ; XLVIII, 2-3). Les hommes à la Résurrection passeront dans un bain de métal fondu (XXXII, 7 ; XXXIV, 4).


Telles sont les idées essentielles annoncées dans les Gâthas ; c’est le cercle même dans lequel se meut le Parsisme, et c’est pourquoi nous avons pu dans notre commentaire nous servir largement de la littérature sassanide et post-sassanide pour commenter ce document, le plus ancien de la Perse. Nous verrons plus tard, quand le lecteur aura en main tout l’Avesta, le rapport de ce document avec le reste du livre et les données historiques qu’il renferme. Pour l’instant, restant confiné dans notre tâche présente, nous remarquerons seulement que, si la traduction qui nous a conduit à cette conception est exacte, le mystère des Gâthas disparaît. Je veux dire que le mystère n’est plus dans les idées, puisque les idées sont celles avec lesquelles l’Europe est familière depuis longtemps, depuis la traduction du Saddar par Hyde : le mystère est uniquement dans l’expression des idées, dans les procédés de style.
L’obscurité des Gâthas n’est plus dès lors une obscurité de fond, mais déformé, et elle tient à trois causes différentes, différemment réductibles : obscurités verbales, obscurités formelles, obscurités de style. Les obscurités verbales tiennent aux particularités du lexique : elles se résolvent par le témoignage de la tradition[2] : quand ce témoignage fait défaut, nous sommes sans ressource[3], parce que les vagues combinaisons de l’étymologie ne nous fournissent que des possibilités subjectives, qui, étant donné le caractère technique des expressions, ont toute chance de nous laisser loin de la réalité. Les obscurités formelles, c’est-à-dire celles qui viennent de formes inconnues, sont plus difficilement réductibles, car la traduction pehlvie, pour la raison donnée plus haut (page c), en donnant le sens général du mot ou de la phrase où elles paraissent, ne peut en donner et ne vise pas à en donner la valeur grammaticale. C’est là l’ordre de difficultés le plus sérieux des Gâthas, et celui où la grammaire historique 1[4] aura le plus de services à rendre. Viennent enfin les obscurités de style proprement dit, et qui tiennent à l’emploi des procédés favoris de toute littérature sibyllique et oraculaire : l’ellipse 2[5], les changements de construction 3[6], les sous-entendus, les expressions conventionnelles. Ajoutez à cela le vague et l’incertitude résultant du double sens des abstractions qui incarnent les vertus zoroastriennes, Vohu Manô, Khshathra, etc., et qui tantôt désignent la vertu même, tantôt la divinité qui l’incarne, tantôt laissent voir l’une et l’autre flottant à la fois dans l’esprit du poète. Pour résoudre les difficultés de ce troisième ordre, il n’y a aucune règle ni aucun secours matériel, et leur réduction n’est pas œuvre de grammaire, mais de psychologie.



  1. Nériosengh ad Yasna XXVIII, introd. — Il va sans dire que Nériosengh ne fait ici que reproduire une glose pehlvie perdue.
  2. àma pun astûbîh, indomptable (XXX, 7 b) ; vazdvaré, pîvarttvam, graisse (XXXI, 21 c) ; àzhush zûzak, hérisson (LIII, 7 b), etc.
  3. Yasna LI, 12 b-c : urùraost ashtὸ… caratascà aodereshcà zὸishenù vàzà. — LIII, 4 c : mêm béedush ; etc.
  4. 1. Plutôt que la grammaire comparée, car les formes obscures sont des formes propres à l’Iran, bien que peut-être des recherches comparatives soient destinées à les rattacher à des formes connues d’autres langues. Voici quelques-unes de ces formes gàthiques, qui, je crois, n’ont pas encore été reconnues ; gérondif en sh (j’emploie ce terme, faute d’un terme meilleur) ; âî-sh, en venant, avec son négatif an-âish, en ne venant pas (XXXII, 15 a ; XXVIII. 9 a) ; vàunush, en obtenant, l’obtenir (28, 8 b) ; vidush, en sachant (28, 4 b). — Asha et Khshathra, quand ils sont personnifiés, ont leur nominatif en â. — Décomposition orthographique de ὸi en au-i : civishi = * cὸishi, LI, 15 a ; civîshtà = cὸishtà, XXXIV, 13 c ; ivizayathà = *ὸizayathà, LIII, 7 d. — Construction impersonnelle de jim et dad avec l’instrumental (XLIII, 7 c ; XLIV, 1 e ; — XLVI, 3 d).
  5. 2. Voici quelques exemples, on en trouvera en nombre dans le commentaire : mahyào cistὸish thwà ishtish mazdà usen « de sagesse mienne, fortune tienne, ô Mazda, en joie » (XLIV, 10 e), c’est-à-dire : « en retour de ma sagesse, tu me donnes la fortune dont tu disposes et la joie » ; même idée exprimée avec une autre ellipse, XLVI, 2 e : àlihsὸ vanhéush ashà ìshtim mauaṅhὸ « enseignement de Vohu Manὸ, fortune par Asha » (ou peut-être : « fortune, ô Asha ») ; — yahmài zavéng-jimà keredushà, « à qui action venant à l’appel » (XXIX, 3 c), c’est-à-dire : « qui, convié aux bonnes œuvres, répond aussitôt ». — yèzi àish noìt urvànè advào aihidareshtà vahyâo « si à voir pas à croire, foi meilleure montrée » (XXXI, 2 a), c’est-à-dire, « si la foi ne s’impose pas au premier regard, elle sera établie par des preuves matérielles », etc.
  6. 3. frìnemnà ahuràl à mé urvâ géushcà azyâo (29, 5 a-b), « précantes ad Ahuram mea anima vaccae azî ; nous, priant à Ahura, mon àme [sera] de la vache azi » ; c’est-à-dire : « nous prierons à Ahura et, en récompense, j’obtiendrai les biens représentés par la vache azî » ; — aṭeà géush urvà raostà yé anaèshem khshâménè ràdem vâcim neres asùrahyà yém à vasemi ishà Khshathrem (XXIX, 9 ab) : « Alors l’Âme du Bœuf pleura l’impuissant à faire joie et [à faire] largesse, la voix de l’homme faible que je souhaite souverain à son désir ; c’est-à-dire qu’elle gémit sur l’impuissance [de Zoroastre] à lui donner la joie et à faire largesse ; [elle gémit] sur la faiblesse de sa voix, « lui que je voudrais [dit-elle] maître de l’absolu pouvoir ».