Le Zend-Avesta (trad. Darmesteter)/Volume I/Introduction/Chapitre VII-2

La bibliothèque libre.


 
Traduction de James Darmesteter

Édition : Musée Guimet. Publication : Ernest Leroux, Paris, 1892.
Annales du Musée Guimet, Tome 21.


INTRODUCTION
CHAPITRE VII
LES GÂTHAS
ii.
Inexactitude apparente de la traduction pehlvie. À quoi elle tient ? Inexactitude grammaticale, due à l’exactitude littérale. Préoccupations étymologiques du traducteur. Les gloses. Le sens réel et le sens figuré.


Les obscurités des Gâthas sont telles et les secours traditionnels accessibles sont si insuffisants que, sur ce terrain, le chef de l’école traditionaliste, M. Spiegel, a lui-même renoncé à suivre la traduction pehlvie, à laquelle il s’est contenté de demander des renseignements sur le sens des mots, sans la suivre dans le sens général, et s’est résigné à consulter avant tout les passages parallèles et la grammaire comparée. « Une chose est certaine, dit-il, c’est que nous ne pouvons pas considérer dans les Gâthas la traduction pehlvie comme un guide certain ; et c’est là un résultat très regrettable. Nous pouvons seulement chercher, par la comparaison des passages parallèles et avec l’aide de la grammaire comparée, à présenter une autre traduction. Ces secours, il est vrai, ne nous permettent d’arriver qu’à une conception subjective, qui peut rarement prétendre à une valeur objective[1]. » Autrement dit, sur le terrain des Gâthas, les deux écoles ont suivi essentiellement la même méthode, avec cette seule différence que M. Spiegel a bien reconnu l’unité de conception des Gâthas et de l’Avesta[2], tandis que l’école védisante cherche dans les Gâthas des conceptions d’une période plus ancienne[3].
Cette insuffisance de la traduction pehlvie est plus apparente que réelle et tient à des causes très diverses.
Écartons tout d’abord une cause tout extérieure et qui tient à l’incorrection du seul texte dont on fît usage jusqu’à présent. Le texte correct, ou du moins plus correct, que permettent de rétablir les deux manuscrits des Dastùrs[4], supprime nombre des bizarreries et des erreurs qui scandalisaient l’étudiant et nous laissent en face des causes intérieures de désaccord, les seules qui aient une valeur dans la question qui nous intéresse. Or, la plupart des accusations que l’interprète européen élève contre l’interprète pehlvi reposent sur deux malentendus :
1o L’interprète européen cherche dans la traduction pehlvie l’explication grammaticale du texte zend et ne la trouve pas : or, comme la traduction pehlvie est pourtant littérale, il en conclut que l’interprète ne comprend pas le texte original. Il oublie que le système grammatical diffère du tout au tout, du zend au pehlvi ; que la construction, dans le passage de la langue ancienne à la langue nouvelle, a subi un renversement complet ; que la déclinaison synthétique a disparu et que dans le verbe les passés, imparfaits et aoristes, ont fait place à des formes passives[5], et que par suite, la traduction, étant littérale, est nécessairement anti-grammaticale.
2o Le traducteur pehlvi a un travers, commun à beaucoup de traducteurs : il affectionne les traductions étymologiques et ses étymologies sont
généralement fausses. Mais comme il comprend par tradition, ces étymologies sont inoffensives, au contraire de celles d’aujourd’hui qui sont destinées à fournir le sens et non à le justifier. Soit, par exemple, ces mots yé ashâunê vahishtô (XXXIII, 3 a) « celui qui est très bon pour le juste » ; il sait aussi bien que nous que vahishtô signifie « très bon » ; car il le traduira en général pahlûm « excellent » (Nériosengh utkṛishtatara) ; mais, voulant faire ressortir le sens actif de cette bonté dans le cas présent, il traduira man ahlav vakhshinishn « celui qui fait grandir le juste », comme si vahishta était obscurément apparenté à vakhsh 1[6]. Le rapprochement étymologique est faux, mais la glose aighash mandûm yahbûnishn « c’est-à-dire qu’il lui fait des présents », prouve qu’il n’en est pas dupe. — La grammaire comparée a souvent expliqué par le sanscrit dhâ, grec θη, le θ final de certaines racines grecques : le traducteur pehlvi voit un composé de « donner » dans presque toutes les racines en d 2[7], dans tous les adverbes en da 3[8] : il considère les mots terminés en ish comme composés du verbe qui signifie « désirer » 4[9]. À la façon des commentateurs juifs du iie siècle, il cherche dans chaque redoublement de verbe une extension de sens ; le redoublement ayant disparu dans la langue contemporaine, il fallait bien l’expliquer de quelque façon rationnelle 3[10]. Mais conclure qu’il ne sait pas le sens de urvâidya « gloire », parce qu’il y voit un composé et traduit vàfrigàn dahishnih, le sens de naêdhâ « pas » parce qu’il traduit là dahisha
« ne pas donner », c’est comme si l’on concluait que tel savant allemand ne connaît pas le sens de βαρθάνω, parce qu’il y voit un composé de τίθημι ; que Platon ne savait pas le sens du mot αίσχρόν parce qu’il y voit άεί ίσχοντι τόν ροὔν. Le traducteur moderne, quand il fait usage de la traduction pehlvie, doit faire abstraction de ces étymologies, et lire en dessous le sens réel : elles ne le voilent que quand on les prend au sérieux et qu’on veut y voir la pensée dernière du traducteur, tandis qu’elles ne sont qu’une satisfaction de conscience qu’il donne à ses scrupules, respectables et gênants, d’étymologiste. C’est pourquoi une traduction pehlvie ne doit pas être traduite littéralement, non seulement si l’on veut être intelligible, mais si l’on veut être juste envers le vieux traducteur.
Ni l’incohérence grammaticale, ni les étymologies artificielles ne compromettent donc la valeur et l’utilité des traductions pehlvies, à condition que l’on entre dans l’esprit du traducteur et qu’on ne l’aborde pas avec des préoccupations différentes des siennes. D’ailleurs les gloses nombreuses qui accompagnent souvent ces traductions littérales, sont libres des deux préoccupations qui troublent la clarté de ces traductions ; elles sont écrites dans le style direct et naturel de l’époque et donnent le sens et l’esprit de la phrase.
Cependant ces gloses, qui en général rachètent la traduction, ne sont pas toutes d’égale valeur. La traduction, dans la forme dernière qu’elle a revêtue, n’est point l’œuvre d’un seul homme, ni d’une seule école. Chez les commentateurs de l’Avesta, comme chez leurs prédécesseurs les commentateurs de la Bible, il y a eu souvent lutte entre le sens simple et le sens figuré, entre le Peshat et le Derash. En général, c’est le sens simple et le bon sens qui l’emportent : mais il est impossible que le Derash édifiant n’ait pas eu quelquefois ses triomphes : c’est en général dans la glose qu’il les remporte[11], et alors la traduction reste indemne. C’est au traducteur européen, selon les cas, tantôt à se reconnaître dans la traduction littérale au moyen de la glose, tantôt à se garer des dangers de la glose avec le garde-fou de la traduction littérale. L’orthodoxie, elle aussi, avait souvent à s’y reconnaître : car c’est à l’appui de la glose que se sont développées les hérésies du dualisme[12].



  1. Commentar ueber das Avesta, II, 188.
  2. Ibid., p. 179 et suiv.
  3. Nous ne pouvons renvoyer à aucun exposé de l’école, parce qu’elle n’a point donné de traduction complète des Gâthas. Il ne serait pas juste de renvoyer à celle de Haug qui est un travail de jeunesse, et d’une jeunesse très exaltée (1858-1860).
  4. Voir plus bas, ch. VIII, ii, 1o
  5. Études iraniennes, I, p. 189.
  6. 1. De même, XXX, 2, a ; XIX, 57 et 58 (éd. Spiegel).
  7. 2. ràd décomposé en rà-d (râtîh dahishn ; XXXIII, 2c ; LI, 6 a) ; vared, décomposé en var (d’après le pehlvi, vâl-grandir)-d (varedaiti, vâlishn dâtâr ; XXVIII, 3 c) ; urvàidya, expliqué par urvâta-dâ (vâfrîgàn dahishnih, XXXIV, 6 c) ; khrud, expliqué par khrus dâ (khraodaitì, khrôsishn yahbûnad, LI, 13 b) ; ared, expliqué par ar-dà (bûndak dahishnih, L, 1 c ; même vid : vaèdemnὸ, àkâs-dahishnîh (LI, 19 b) ; etc. — Cf. khshàman « réjouissance », décomposé en khshnu et man (shât-mînishn ; Y. XXIX, 9 a).
  8. 3. naèdà, lâ dahishn (XXIX, 6 b) ; adà, pun zak dahishn (XXX, 10 a) ; yadà… anyadà litamman dahisn… zak zakài dahishn (XXXV, 2), etc.
  9. 4. khrvish, expliqué par khru-ish, khôrak bôyahûn (IX, 95 éd. Sp.) ; sevishtὸ, décomposé en sev-ishtὸ, sût khvàstàr (passim).
  10. 5. Le début parallèle des trois strophes XLV, 8, 6, 19 est particulièrement intéressant : les redoublements vî, ci, mi, de vîvareshὸ, cikhsnusbὸ, mimaghzbὸ sont assimilés à la préposition vi, à l’indéfini ci, à l’adverbial mi, d’où les traductions barà varzishn, cîkâmcài shnàyishn, hamêshak masinishn : cf. cicashânâo, cîkâmcâi câshishnîh (X, 57 ; éd. Sp.). jâgerebushtarô jivàk ( ) griftârtar (Vd. IV, 48, 134).
  11. On trouvera un bel exemple de Derash dans la glose des stances 3, 4, 5, 6 du Hâ XLV.
  12. Cf. page 384, note 8.