Le bonheur au jeu (trad. Loève-Veimars)/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 192-212).

CHAPITRE III.


» Une nuit, le chevalier, sans éprouver une perte considérable, vit son bonheur fléchir un instant. Ce fut alors qu’un petit homme vieux et sec, vêtu d’une façon misérable et d’un aspect presque repoussant, s’approcha de la table de jeu, prit une carte d’une main tremblante, et la couvrit d’une pièce d’or. Plusieurs des joueurs regardaient le vieillard avec un étonnement profond, et le traitaient avec un mépris marqué, sans qu’il parût s’en émouvoir, sans qu’il prononçât une parole pour s’en plaindre.

» Le vieillard perdit. Il perdit une mise après l’autre ; mais plus sa perte s’augmentait, plus les autres joueurs paraissaient s’en réjouir. Lorsque le vieillard, doublant toujours ses mises, eut enfin perdu cinquante louis sur une carte, l’un d’eux s’écria en riant aux éclats :

— Bonne chance, signor Vertua ! ne perdez pas courage ; continuez de ponter, vous prenez le chemin de la fortune, et vous ne tarderez pas à faire sauter la banque !

» Le vieillard jeta un regard de basilic sur le railleur, et disparut promptement ; mais une demi-heure après il revint les poches remplies d’or. Cependant aux dernières tailles le vieillard fut forcé de s’arrêter, car il avait déjà perdu tout l’or qu’il avait apporté.

» Le dédain et le mépris qu’on témoignait au vieillard avaient fort indisposé le chevalier, que sa vie désordonnée n’avait pas entièrement rendu étranger aux bienséances. Ce lui fut un motif de faire une remontrance à ceux des joueurs qui se trouvaient encore dans la salle après le départ du vieillard.

» — Vous ne connaissez pas le vieux Francesco Vertua, chevalier, s’écria l’un d’eux ; sans cela, loin de blâmer notre conduite , vous l’approuveriez hautement. Apprenez donc que ce Vertua, Napolitain de naissance, s’est montré, depuis quinze ans qu’il est à Paris, le ladre le plus horrible qu’on y ait jamais vu. Tout sentiment humain lui est inconnu : il verrait son propre père expirer à ses pieds qu’il ne donnerait pas un louis d’or pour le sauver. Les malédictions d’une multitude de familles, qu’il a ruinées par ses spéculations infernales, le poursuivent. Il est haï de tous ceux qui le connaissent, et chacun le voue à la vengeance du ciel. Jamais on ne l’a vu jouer, et vous pouvez comprendre l’étonnement que nous avons éprouvé en le voyant entrer dans cette maison. N’eût-il pas été bien malheureux qu’un tel homme gagnât notre mise ? La richesse de votre banque l’a attiré vers vous, chevalier, et il a perdu lui-même ses plumes. Mais jamais le vieil avare ne reviendra ; nous sommes débarrassés de lui pour toujours.

» Cette prédiction ne se réalisa pas, car la nuit suivante Vertua se retrouvait déjà à la banque du chevalier, où il perdit beaucoup plus que la veille. Mais il resta calme, souriant quelquefois d’un air d’ironie amère, comme s’il eût prévu que tout devait bientôt changer. Mais la perte du vieillard grossit de nuit en nuit comme une avalanche, jusqu’à ce qu’enfin on en vint à compter qu’il avait laissé à la banque trente mille louis d’or. Une fois, le jeu était commencé depuis long-temps ; il entra pâle et dé- fait, et se plaça loin de la table, les yeux fixés sur les cartes que tirait le chevalier. Enfin, lorsque le chevalier eut mêlé les cartes, et au moment où il se disposait à commencer une nouvelle taille, le vieillard s’écria d’une voix qui fit tressaillir tous ceux qui l’entouraient : — Arrêtez ! Repoussant alors la foule des joueurs, il se fit jour jusqu’au chevalier, et lui dit à l’oreille, d’une voix sourde : — Chevalier, voulez-vous tenir ma maison dans la rue Saint-Honoré, avec tout ce qu’elle contient, mes meubles, mon argenterie et mes bijoux, contre quatre-vingt mille francs ?

» — Bon ! répondit froidement le chevalier ; et sans se retourner vers le vieillard, il commença la taille.

» — La dame, dit Vertua ; et au premier coup la dame avait perdu ! — Le vieillard tomba presque à la renverse et se retint contre la muraille où il resta immobile comme une statue. Personne ne s’occupa de lui.

» Le jeu était achevé, les joueurs se dispersaient ; le chevalier, aidé de son croupier, entassait l’or du jeu dans sa cassette ; alors le vieux Vertua s’avança de son coin, comme un spectre, et dit d’une voix sombre : — Chevalier, encore un mot, un seul mot !

» — Eh bien ! qu’y a-t-il ? répliqua le chevalier en fermant sa cassette, et en regardant le vieillard d’un air de mépris.

» — J’ai perdu toute ma fortune à votre banque, répondit Vertua ; il ne me reste rien, rien…… Je ne sais où je poserai demain ma tête, comment j’apaiserai ma faim ; chevalier, je cherche auprès de vous mon refuge. Prêtez-moi la dixième partie de la somme que vous venez de me gagner, afin que je recommence mon commerce et que je me retire de cette misère.

» — A quoi songez-vous, signor Vertua ? dit le chevalier ; ne savez-vous pas qu’un banquier ne doit jamais rendre l’argent de son gain ? Cela choque toutes les règles, dont je ne m’écarte jamais.

» — Vous avez raison, chevalier, reprit Vertua. Mes prétentions étaient absurdes, exagérées. La dixième partie ! non, prêtez-moi seulement la vingtième.

» — Je vous dis, répondit le chevalier avec humeur, que je ne prêterai rien de mon gain !

» — Il est vrai, dit Vertua dont le visage pâlissait toujours davantage et dont les regards devenaient de plus en plus sombres, il est vrai que vous ne devez rien prêter. Je ne l’aurais pas fait non plus ! Mais on donne une aumône à un mendiant : donnez-moi cent louis d’or sur les richesses que le hasard vous a envoyées aujourd’hui.

» — Non , en vérité, s’écria le chevalier en colère. Vous vous entendez bien à tourmenter les gens, signor Vertua ! Je vous le dis, vous n’aurez de moi ni cent, ni cinquante, ni vingt, — ni même un seul louis d’or. Il faudrait que j’eusse perdu l’esprit pour vous donner les moyens de continuer votre abominable métier. Le destin vous a jeté dans la poussière comme un ver malfaisant, et il serait criminel de vous relever. Allez, et subissez le sort que vous avez mérité.

» Vertua se cacha le visage de ses deux mains, et se mit à gémir profondément. Le chevalier ordonna à ses gens de porter sa cassette dans sa voiture, et s’écria d’une voix forte : — Quand me remettrez-vous votre maison et vos effets, signor Vertua ?

» Vertua se releva subitement et répondit d’une voix assurée : — Tout de suite. En ce moment, chevalier. Venez avec moi.

» — Bien ! répliqua le chevalier ; je vais vous conduire dans ma voiture à votre maison, que vous quitterez demain.

» Durant tout le chemin, Vertua et le chevalier ne prononcèrent pas un seul mot. Arrivés devant la maison, dans la rue Saint-Honoré, Vertua tira la sonnette. Une petite vieille ouvrit et s’écria en apercevant Vertua : — Seigneur du ciel ! est-ce vous enfin, monsieur ! Angela est à demi morte d’inquiétude à cause de vous.

» — Silence ! répond Vertua. Fasse le ciel qu’Angela n’ait pas entendu le bruit de cette malheureuse sonnette ! Il faut qu’elle ignore que je suis venu.

» A ces mots, il prit le flambeau des mains de la vieille, qui était restée immobile de surprise, et éclaira le chevalier.

» — Je suis préparé à tout, dit Vertua. Vous me haïssez, chevalier, vous me méprisez, vous prenez plaisir à causer ma ruine : mais vous ne me connaissez pas. Apprenez que j’étais autrefois un joueur comme vous, que le sort capricieux me fut aussi long-temps favorable ; qu’en parcourant l’Europe, partout où je m’arrêtai, le bonheur s’attacha à moi, et que l’or afflua dans ma banque comme il afflue dans la vôtre. J’avais une femme belle et fidèle que je négligeai, et qui vécut malheureuse au milieu de l’opulence. Un jour, à Gênes, où je tenais alors ma banque, il arriva qu’un jeune Romain vint risquer à mon jeu tout son riche héritage. Comme je l’ai fait aujourd’hui, il me supplia de lui prêter au moins quelque argent pour retourner à Rome. Je le refusai en riant avec mépris, et lui, dans sa fureur, il me plongea son stylet dans le sein. Ce fut difficilement que les médecins parvinrent à sauver mes jours, et ma convalescence fut longue et douloureuse. Ma femme m’entoura de soins ; elle me consola, elle me soutint contre mes maux, et je sentis renaître en moi avec la santé un sentiment que je croyais éteint à jamais, ou plutôt j’éprouvai une passion qui m’était inconnue, car tous les sentimens humains sont éteints pour le joueur. J’ignorais encore ce que c’est que l’amour et le fidèle dévouement d’une femme : je sentis vivement combien j’étais coupable envers la mienne, et je me repentis de l’avoir sacrifiée à un penchant funeste. Je vis apparaître comme des esprits vengeurs tous ceux dont j’avais causé la ruine, dont j’avais anéanti avec sang-froid l’existence entière ; j’entendais leurs voix sourdes qui s’échappaient du tombeau et me reprochaient tous les crimes ? que j’avais causés. Ma femme seule avait le pouvoir de bannir par sa présence cette terreur, ces angoisses sans nom ! Je fis le serment de ne plus toucher une seule carte. Je m’éloignai, et m’arrachant des liens qui me retenaient, repoussant les instances de mes croupiers, je m’établis dans une petite maison de plaisance auprès de Rome. Hélas ! je ne jouis qu’une année d’un bonheur et d’une satisfaction dont je n’avais jamais soupçonné l’existence. Ma femme mit au monde une fille, et mourut quelques heures après. Je tombai dans un profond désespoir, j’accusai le ciel, je me maudis moi-même, et, comme un criminel qui craint la solitude, je quittai ma maison, et je vins me réfugier à Paris. Angela, la douce image de sa mère, grandissait sous mes yeux ; toute mon affection s’était concentrée en elle. Ce fut pour elle seule que je tentai d’accroître ma fortune. Il est vrai, je prêtai de l’argent à gros intérêts ; mais c’est une calomnie que de m’accuser d’avoir trompé les malheureux qui venaient à moi. Et qui sont mes accusateurs ? des misérables qui me tourmentent sans relâche pour que je leur prête de l’argent, des prodigues qui dissipent leur bien et qui entrent en fureur lorsque j’exige le paiement des sommes qu’ils me doivent, dont je ne me regardais que comme le régisseur, car toute ma fortune était pour ma fille. Il n’y a pas long-temps que je sauvai un jeune homme de l’infamie en lui avançant une somme considérable sur son héritage. Croiriez-vous, chevalier, qu’il nia sa dette devant les tribunaux, et qu’il refusa de l’acquitter ? Je pourrais vous citer vingt traits de ce genre qui ont concouru à me rendre impitoyable, et à me convaincre que la légèreté entraîne toujours avec elle la corruption. Il y a plus : je pourrais vous dire que j’ai séché bien des larmes, que plus d’une prière s’est élevée au ciel pour moi et pour mon Angela ; mais vous refuseriez de me croire, et vous m’accuseriez de me vanter ; car vous êtes un joueur ! — J’avais cru que les puissances infernales étaient apaisées ; mais il leur était donné de m’aveugler plus que jamais. J’entendis parler de votre bonheur, chevalier, chaque jour je rencontrais un joueur dont vous aviez fait un mendiant ; la pensée me vint que j’étais destiné à mesurer mon bonheur, qui ne m’a jamais abandonné, contre le vôtre ; que j’étais appelé à mettre fin à vos déprédations, et cette idée ne me laissa pas de relâche. C’est ainsi que je me présentai à votre banque, et que je ne la quittai pas avant que toute la fortune de mon Angela fût tombée dans vos mains ! C’en est fait ! — Me permettrez-vous d’emporter les vêtemens de ma fille ?

» — La garde-robe de votre fille ne me regarde pas, dit le chevalier. Vous pouvez aussi emporter vos lits et les ustensiles de votre ménage. Qu’ai-je besoin de toutes ces misères ? Mais prenez garde de soustraire quelque objet de valeur : j’y veillerai.

» Le vieux Vertua regarda fixement le chevalier durant quelques secondes, puis un torrent de larmes s’échappa de ses yeux ; il tomba aux genoux du chevalier, et lui cria avec l’accent du désespoir : — Ayez encore un sentiment humain ! Soyez compatissant envers nous ! Ce n’est pas moi, c’est ma fille, mon Angela, un ange innocent, dont vous causez la ruine ! Oh ! de grâce, ayez pitié d’elle, prêtez-lui, à elle seule, la vingtième partie de cette fortune que vous m’avez arrachée ! — J’en suis sur, vous vous laisserez toucher ! — O Angela ! ma fille !

» Et, dans ses gémissemens entrecoupés, le vieillard répétait sans cesse, d’une voix étouffée par les sanglots, le nom chéri de son enfant.

» — Cette scène de comédie commence à me fatiguer, dit le chevalier avec indifférence et d’un ton d’humeur ; mais au même instant, la porte s’ouvrit et une jeune fille en blanc déhabillé de nuit, les cheveux épars, la mort peinte sur les traits, se précipita vers le vieux Vertua, le releva, le pressa dans ses bras et s’écria : — O mon père, mon père ! j’ai tout entendu, je sais tout. Avez-vous donc tout perdu ? n’avez-vous plus votre Angela ? ne travaillera-t-elle pas pour vous, mon père ? O mon père ! ne vous abaissez pas plus long-temps devant cet homme orgueilleux. Ce n’est pas nous qui sommes pauvres et misérables ; c’est lui qui vit dans sa richesse abandonné comme dans une solitude ; il n’est pas de cœur au monde qui batte près du sien, dans lequel il puisse verser ses peines quand la vie le désespère ! — Venez, mon père ! quittez cette maison avec moi ; partons, afin que cet homme ne se délecte pas plus long-temps de votre douleur !

» Vertua tomba presque sans mouvement sur un siège. Angela s’agenouilla devant lui, prit ses mains, les baisa, les couvrit de caresses, énuméra avec une volubité enfantine tous les talens, toutes les connaissances qu’elle avait, et qui pouvaient suffisamment nourrir son père ; elle le conjurait en versant des larmes de ne pas s’abandonner à la douleur : car elle se trouverait plus heureuse de coudre, de broder, de chanter pour son père, que lorsque tous ces talens ne servaient qu’à son plaisir.

» Quel pécheur endurci eût pu demeurer indifférent à la vue d’Angela dans tout l’éclat de sa beauté, consolant son vieux père, et lui prodiguant tous les trésors de son cœur, tous les témoignages de l’affection et de la piété filiale !

» Le chevalier éprouva un tourment et un remords violens. Angela lui semblait un ange devant lequel disparaissaient toutes les illusions de la folie, tous les égaremens du vice ; il se sentit embrasé d’une flamme nouvelle qui changea tout son être. Le chevalier n’avait jamais aimé. Le moment où il vit Angela fut pour lui une source de tourmens sans espoir ; car tel qu’il devait paraître aux yeux de cette jeune fille, il ne pouvait espérer de la toucher. Il voulut parler ; mais les paroles lui manquèrent : sa voix s’éteignit, et il eut peine à prononcer ces mots : — Signor Vertua… écoutez-moi… je ne vous ai rien gagné, rien. — Voici ma cassette ; elle est à vous. Je vous dois encore autre chose… je suis votre débiteur… prenez, prenez.

» — O ma fille ! s’écria Vertua.

» Mais Angela se releva, s’avança vers le chevalier, le mesura d’un fier regard, et lui dit avec fermeté : — Chevalier, apprenez qu’il est quelque chose de plus élevé que la fortune et l’argent ; les sentimens qui vous sont étrangers et qui nous donnent des consolations célestes. Ce sont ceux qui nous apprennent à repousser vos dons avec mépris ! — Gardez le trésor auquel est attachée la malédiction qui vous poursuivra, joueur impitoyable !

» — Oui, s’écria le chevalier, oui, je veux être maudit, je veux descendre au fond des enfers, si cette main touche encore une carte ! Et si vous me repoussez loin de vous, Angela, vous, vous seule aurez causé ma perte… Oh ! vous ne me comprenez pas… vous me prenez pour un insensé… mais vous comprendrez tout, vous saurez tout, quand je viendrai me brûler la cervelle à vos pieds… Angela, c’est de la mort ou de la vie qu’il s’agit pour moi. Adieu !

» A ces mots, le chevalier disparut. Vertua le pénétrait jusqu’au fond de l’âme ; il savait tout ce qui s’était passé en lui, et il chercha à persuader à Angela qu’il pourrait arriver des circonstances qui le forçassent à accepter le présent du chevalier. Angela frémissait de comprendre son père. Elle ne pensait pas qu’elle pût jamais voir le chevalier autrement qu’avec mépris. Mais ce qu’il était impossible de songer, ce qui semblait invraisemblable, arriva par la volonté du sort, qui a placé tous les contrastes au fond du cœur humain.