Le bonheur au jeu (trad. Loève-Veimars)/Chapitre IV

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 213-234).

CHAPITRE IV.


» Au grand étonnement de tout Paris, continua l’étranger, la banque du chevalier de Ménars disparut de la maison de jeu ; on ne le vit plus lui-même, et de là mille bruits mensongers qui se répandirent. Le chevalier évitait toutes les sociétés ; son amour se témoignait par la mélancolie la plus profonde ; il faisait sans cesse des promenades solitaires ; et il arriva qu’un jour, dans une des sombres allées de Malmaison, il rencontra tout à coup le vieux Vertua et sa fille.

» Angela, qui avait cru ne pouvoir jamais envisager le chevalier qu’avec horreur et mépris, se sentit singulièrement émue en le voyant devant elle, pâle, défait, tremblant et osant à peine lever les yeux vers elle. Elle savait que, depuis la nuit où elle l’avait vu, le chevalier avait entièrement changé sa façon de vivre. Elle, elle seule avait opéré ce changement ! elle avait sauvé le chevalier de sa ruine ; et la vanité d’une femme pouvait être flattée de tant d’influence. Aussi, après que le chevalier et son père eurent échangé quelques complimens, elle ne put s’empêcher de lui témoigner qu’elle le trouvait dans un état de santé alarmant.

« Les paroles d’Angela firent un effet tout-puissant. Le chevalier releva sa tête ; il retrouva la grâce et l’amabilité qui jadis lui gagnaient les cœurs. Enfin après quelques instans de conversation, Vertua lui demanda quand il viendrait prendre possession de la maison qu’il avait gagnée.

» — Oui, s’écria le chevalier, oui, seigneur Vertua, j’irai demain ! mais permettez que nous rédigions mûrement nos conventions, cela dût-il durer quelques mois.

» — Soit, répondit Vertua en souriant.

» Le chevalier vint en effet ; et il revint souvent. Angela le voyait toujours avec plus de plaisir ; il la nommait son ange sauveur. Enfin il sut si bien gagner son cœur qu’elle promit de lui donner sa main, à la grande satisfaction du vieux Vertua, qui voyait ainsi sa perte réparée.

» Angela, l’heureuse fiancée du chevalier de Ménars, était un jour assise près de sa fenêtre, et elle se perdait dans des pensées d’amour et de bonheur, comme en ont d’ordinaire les fiancées. Un régiment de chasseurs, qui se rendait en Espagne, passa sous ses fenêtres au bruit des trompettes. Angela regardait avec intérêt ces hommes destinés à la mort dans cette guerre cruelle, lorsqu’un jeune homme tira violemment la bride de son cheval et leva les yeux vers Angela. Aussitôt elle tomba sans mouvement sur son siège.

» Ce jeune homme n’était autre que le fils d’un voisin nommé Duvernet, qui avait été élevé avec Angela, qui la voyait chaque jour, et qui avait cessé de paraître dans la maison depuis les visites assidues du chevalier.

» Angela n’avait pas seulement lu dans les regards pleins de reproches du jeune homme combien il l’aimait tendrement ; elle avait reconnu qu’elle l'aimait de toutes les forces de son âme, et qu’elle avait été seulement aveuglée par les qualités brillantes du chevalier. Ce fut alors seulement qu’elle comprit les soupirs étouffés de son jeune ami, ses adorations discrètes et silencieuses ; elle comprit ce cœur simple et naïf ; elle sut ce qui agitait si violemment son sein , lorsque le jeune Duvernet paraissait devant elle, lorsqu’elle entendait le son de sa voix.

» — Il est trop tard ! il est perdu pour moi ! se dit Angela. Elle eut le courage de combattre la douleur qui l’accablait ; et ce courage même lui rendit le calme. Cependant il ne put échapper au regard pénétrant du chevalier qu’il s’était passé quelque chose de funeste dans l’âme d’Angela ; il eut toutefois la délicatesse de ne pas chercher à deviner un secret qu’elle lui cachait ; et ce lui fut une raison de hâter son mariage, qui fut célébré avec la pompe et le goût qu’il mettait en toutes choses.

» Le chevalier eut pour Angela toute la tendresse imaginable ; il allait au devant de ses plus légers désirs ; il lui témoignait une vénération profonde ; et le souvenir de Duvernet dut bientôt s’effacer de son âme. Le premier nuage qui obscurcit leur vie tranquille fut la maladie et la mort du vieux Vertua.

» Depuis la nuit où il avait perdu toute sa fortune à la banque du chevalier, il n’avait pas repris les cartes ; mais dans les derniers instans de sa vie, le jeu sembla remplir entièrement son âme. Tandis que le prêtre qui était venu pour lui apporter les consolations de l’église l’entretenait de choses célestes, lui, les yeux fermés, il murmurait entre ses dents : — perd, gagne ; et il faisait, avec ses mains tremblantes et déjà glacées, le mouvement de tailler et de mêler les cartes. En vain Angela, en vain le chevalier, penchés sur son lit, lui prodiguaient les noms les plus doux ; il paraissait ne plus les connaître. Il rendit l’âme en poussant un soupir de joie, et en s’écriant : gagne !""

» Dans sa douleur profonde, Angela ne put se défendre d’un secret mouvement de terreur, en songeant à la manière dont son père avait quitté la vie. L’image de cette nuit affreuse, où le chevalier s’était montré pour la première fois à ses yeux avec la rudesse du joueur le plus passionné et le plus endurci, se représenta vivement à sa pensée, et elle trembla que le chevalier, rejetant son masque d’ange, ne s’offrît à elle sous son aspect infernal.

» Le pressentiment d’Angela ne devait que trop tôt se réaliser.

» Quelque terreur qu’eût ressentie le chevalier à la vue du vieux Francesco Vertua, repoussant, au moment d’expirer, les secours spirituels, pour ne songer qu’à sa passion coupable, le jeu ne reprit pas moins son empire sur lui ; et dans ses rêves de toutes les nuits, il se voyait assis à une banque, amassant de nouvelles richesses.

» Tandis qu’Angela, de plus en plus frappée du souvenir de l’ancienne façon de vivre du chevalier, avait peine à retrouver avec lui ces épanchemens qui faisaient sa joie, des soupçons s’élevaient dans l’âme de son époux qui attribuait cette réserve au secret qui avait affligé autrefois Angela et qu’elle ne lui avait pas dévoilé. Cette défiance enfanta de l’humeur qui éclata en paroles offensantes, et qui réveilla dans Angela le souvenir du jeune Duvernet, et avec lui le sentiment affligeant d’un amour détruit à jamais au moment où il promettait un long bonheur à deux jeunes âmes. Cette disposition des époux devint toujours plus fâcheuse ; si bien qu’enfin le chevalier trouva la vie simple qu’il menait pleine d’ennuis et sans goût, et que ses désirs se reportèrent vers le monde.

» Il fut confirmé dans cette idée par un homme qui avait été son croupier, et qui ne négligea rien pour tourner en ridicule cette vie domestique. Il ne pouvait comprendre qu’il abandonnât pour une femme tout un monde qui, à lui seul, valait le reste de vie. Bientôt la riche banque du chevalier de Ménars reparut plus brillante que jamais.

» Le bonheur ne l’avait pas abandonné : victimes sur victimes tombaient sous ses coups, et l’or abondait de toutes parts sur sa table. Mais le bonheur d’Angela, qui n’avait été qu’un rêve de courte durée, fut cruellement détruit. Le chevalier la traita avec indifférence, avec mépris même ! Souvent il passait des semaines, des mois sans la voir ; un vieux régisseur dirigeait la maison ; les laquais changeaient sans cesse, selon le caprice du chevalier ; et Angela, devenue étrangère dans son intérieur, ne trouvait nulle part une consolation. Souvent, dans ses nuits sans sommeil, elle écoutait le bruit de la voiture du chevalier qui rentrait dans la maison ; elle entendait transporter sa lourde cassette ; elle entendait les brusques monosyllabes qu’il adressait à ses gens ; puis la porte de son appartement se refermait à grand bruit, et alors un torrent de larmes s’échappait des yeux de la pauvre Angela ; elle prononçait quelquefois, dans son désespoir, le nom de Duvernet, et elle suppliait le ciel de mettre un terme à sa déplorable existence.

» Il arriva un jour qu’un jeune homme de bonne famille, qui avait tout perdu au jeu, se tira un coup de pistolet dans la chambre même où le chevalier tenait sa banque. Son sang et les éclats de sa cervelle jaillirent sur les joueurs, qui se dispersèrent avec épouvante. Le chevalier seul resta indifférent, et demanda froidement s’il était d’usage de se séparer avant l’heure pour un fou qui n’avait pas de conduite au jeu.

» Cet événement produisit une grande sensation. Les joueurs les plus endurcis furent indignés de la conduite du chevalier ; tout le monde s’éleva contre lui. La police fit cesser sa banque. On l’accusa de déloyauté au jeu ; et son bonheur constant ne contribua pas peu à accréditer cette croyance. Il ne put réussir à se justifier ; et l’amende qu’on lui infligea lui ravit une partie de ses richesses. Il se vit honni, méprisé ; alors il revint se jeter dans les bras de sa femme, qu’il avait tant maltraitée, et qui, voyant son repentir, le reçut avec tendresse ; car l’exemple de son père, qui avait renoncé à la vie de joueur, lui donnait encore une lueur d’espérance.

» Le chevalier quitta Paris, et se rendit avec sa femme à Gènes, lieu de naissance d’Angela.

» Là il vécut, durant quelque temps, fort retiré ; mais bientôt sa passion fatale se ranima, et une force toute puissante le chassa sans cesse de sa maison. Sa mauvaise renommée l’avait suivi de Paris à Gènes ; il ne pouvait songer à établir une banque, et cependant un entraînement irrésistible le poussait au jeu.

» Dans ce temps, un colonel français, retiré du service à cause de ses blessures, tenait la plus riche banque de Gènes. Le cœur plein de haine et d’envie, le chevalier s’y rendit, nourrissant en secret l’espoir de lutter contre lui. Le colonel le reçut avec gaîté, et s’écria que le jeu allait enfin avoir quelque valeur, puisque le chevalier de Ménars arrivait avec son étoile.

» En effet, dès les premières tailles, les cartes vinrent au chevalier comme de coutume ; mais lorsque, se fiant à son bonheur habituel, il s’écria enfin : — ""va, banque !"" il perdit d’un seul coup une somme immense.

» Le colonel, qui se montrait d’ordinaire froid dans le gain comme dans la perte, ramassa l’or du chevalier avec tous les signes de la joie la plus vive. Dès ce moment, la fortune abandonna totalement son favori.

» Chaque nuit il joua , chaque nuit il perdit, jusqu’à ce que sa fortune fût entièrement épuisée, et qu’il ne possédât plus que deux mille ducats en papier.

» Le chevalier courut tout le jour pour réaliser ce papier, et revint le soir fort tard à la maison. A l’entrée de la nuit, il mit ses dernières pièces d’or dans sa poche, et il se disposait à sortir, lorsque Angela, qui se doutait de ce qui se passait, lui barra le chemin, se jeta à ses genoux qu’elle arrosa de larmes, et le conjura, au nom du ciel, de renoncer à son dessein, et de ne pas la plonger dans le désespoir et dans la misère.

» Le chevalier la releva, la pressa douloureusement contre son sein, et lui dit d’une voix sourde : — Angela, ma chère Angela ! je ne puis céder à ta prière. — Mais demain, demain, tous tes soucis seront effacés ; car je te jure, par tout ce qui est sacré, qu’aujourd’hui je joue pour la dernière fois ! Sois tranquille, ma chère enfant ; dors, rêve d’heureux jours, une vie meilleure ; cela me portera bonheur !

» Le chevalier embrassa sa femme et s’éloigna en toute hâte.

» Deux tailles, et le chevalier eut tout perdu, — tout ce qu’il possédait !

« Il resta immobile auprès du colonel, et fixa ses regards sur la table de jeu, dans un anéantissement complet.

» — Vous ne pontez plus, chevalier ? dit le colonel en mêlant les cartes pour une nouvelle taille

» — J’ai tout perdu, répondit le chevalier en s’efforçant de paraître calme.

» — N'avez vous donc plus rien ? demanda le colonel en continuant de mêler ses cartes.

» — Je suis un mendiant ! s’écria le chevalier d’une voix tremblante de rage, en regardant toujours la table de jeu, et ne remarquant pas que les joueurs prenaient toujours plus d’avantage sur le banquier.

» Le colonel continua de jouer avec calme.

» — Mais vous avez une jolie femme ? dit le colonel à voix basse, sans regarder le chevalier, et en mêlant les cartes pour une seconde taille.

» — Que voulez-vous dire par là ? s’écria le chevalier avec colère. Le colonel tira ses cartes sans répondre.

» — Dix mille ducats ou Angela, dit le colonel, en se retournant à demi, tandis qu’il donnait à couper.

» — Vous êtes fou, s’écria le chevalier, qui revenait un peu à lui-même, et qui s’apercevait que le colonel perdait de plus en plus.

» — Vingt mille ducats contre Angela, dit le colonel à voix basse, en retenant la carte qu’il s’apprêtait à retourner.

» Le chevalier se tut ; le colonel reprit son jeu, et presque toutes les cartes furent favorables aux joueurs.

» — Cela va ! dit le chevalier bas à l’oreille du colonel, lorsque la nouvelle taille commença, et qu’il eut placé la dame sur la table.

» Au coup suivant, la dame perdit.

» Le chevalier se recula en grinçant des dents, et s’appuya contre la fenêtre ; la mort et le désespoir étaient dans ses traits.

» Le jeu venait de finir ; le colonel s’avança devant le chevalier et lui dit d’un ton moqueur : — Eh bien ?

» — Que voulez-vous ! s’écria le chevalier. Vous m’avez réduit à la besace ; mais il faut que vous ayez perdu l’esprit, de croire que vous pouviez gagner ma femme. Sommes-nous donc dans les colonies ? ma femme est-elle une esclave pour être livrée à l’homme qui se plaît à la jouer et à la marchander ? Mais il est vrai, j’ai perdu vingt mille ducats, et j’ai perdu le droit de retenir ma femme, si elle veut vous suivre. Venez avec moi, et désespérez, si ma femme vous repousse, et qu’elle refuse de devenir votre maîtresse !

» — Désespérez vous-même, répondit le colonel, si Angela vous repousse, vous qui avez causé son malheur, si elle vous rejette avec horreur pour se jeter avec délices dans mes bras. Désespérez vous-même en apprenant qu’un serment d’amour nous unira, que le bonheur couronnera nos longs désirs, Vous me nommez insensé ! Oh ! oh ! je ne voulais gagner que le droit de prétendre à votre femme ; j’étais déjà certain de son cœur ! Apprenez, chevalier, que votre femme m’aime, qu’elle m’aime inexprimablement ; je le sais. Apprenez que je suis ce Duvernet élevé avec Angela, attaché à elle par l’amour le plus ardent ; ce Duvernet que vous avez chassé par vos intrigues ! Hélas ! ce ne fut qu’au moment de la mort de son père qu’Angela connut ce que je valais. Je sais tout. Il était trop tard ! Un démon ennemi me suggéra l’idée que le jeu pouvait me fournir l’occasion de vous perdre ; je m’adonnai entièrement au jeu. Je vous suivis jusqu’à Gênes, et j’ai réussi ! — Allons, allons trouver votre femme !

» Le chevalier resta anéanti, frappé de mille coups de foudre. Ce secret si longtemps gardé se dévoilait enfin ; il vit toute la mesure des maux dont il avait accablé la malheureuse Angela.

» — Angela décidera, dit-il d’une voix sourde ; et il suivit le colonel qui marchait à grands pas vers sa demeure.

» En arrivant le colonel saisit la sonnette ; mais le chevalier le repoussa. — Ma femme dort, dit-il, voulez- vous troubler son doux sommeil ?

» — Hum ! murmura le colonel, Angela a-t-elle jamais goûté un doux sommeil depuis que vous l’avez précipitée dans une vie aussi déplorable ?

» A ces mots, il voulut pénétrer dans la chambre ; mais le chevalier se jeta à ses pieds, et s’écria, au désespoir : — Soyez compatissant ; maintenant que vous avez fait de moi un mendiant, laissez-moi ma femme !

» — C’est ainsi que le vieux Vertua était à genoux devant vous, sans pouvoir vous attendrir, cœur de pierre ! Que la vengeance du ciel vous atteigne enfin !

» En parlant ainsi, le colonel se dirigea de nouveau vers l’appartement d’Angela.

» Le chevalier s’élança vers la porte, l’ouvrit, se précipita sur le lit où reposait sa femme, tira les rideaux et s’écria : Angela, Angela ! — Il se baissa vers elle, prit sa main, balbutia des mots entrecoupés, puis s’écria de nouveau d’une voix terrible : — Voyez ! vous avez gagné le cadavre de ma femme !

» Le colonel s’approcha, plein d’horreur. — Nul signe de vie. — Angela était morte, — morte.

» Le colonel se frappa violemment le front, laissa échapper un gémissement, et disparut. — Jamais on n’a entendu parler de lui. »

Dès que l’étranger eut achevé son récit, il quitta le banc, sans que le baron, profondément ému, pût lui adresser une parole.

Peu de jours après, on trouva l’étranger mort dans sa chambre. Il avait été frappé d’un coup d’apoplexie. On découvrit, par ses papiers, que cet homme, qui se faisait nommer Baudasson, n’était autre que le malheureux chevalier de Ménars.

Le baron vit dans cette aventure un avertissement du ciel, qui lui avait envoyé le chevalier de Ménars pour le sauver au moment où il se précipitait dans l’abîme ; et il se promit de résister à toutes les séductions du bonheur au jeu.

Jusqu’à ce jour, il a fidèlement tenu parole.


FIN DU TROISIÈME VOLUME.