Le cabinet et le congrès de Madrid

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Le cabinet et le congrès de Madrid
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 49 (p. 255-260).


Le cabinet et le congrès de Madrid

Il y a un pays qui n’assiste en quelque sorte que de loin au drame des événemens européens et qui n’y prend qu’une faible part, qui reste presque en dehors du mouvement universel par une conséquence de sa position autant que par suite des traditions d’une politique d’isolement : c’est l’Espagne. Pendant que mille questions s’agitent à la fois en Europe, pendant que la querelle du Danemark et de l’Allemagne se brouille étrangement, que la Pologne ne cesse de se débattre dans l’obscurité d’une lutte poignante, que l’Italie recommence à remuer, qu’un souffle menaçant s’élève de tous côtés, et que l’idée d’un congrès général se rapetisse aux proportions d’un congrès restreint, d’une conférence ministérielle qui risque fort de n’avoir pas une meilleure fortune, les cortès se réunissaient récemment à Madrid, après des élections d’où est sortie une nouvelle chambre des députés. L’adresse répondant au discours par lequel la reine Isabelle a ouvert la session a été longuement et vivement débattue. Opposition, majorité et ministère se sont heurtés dans une mêlée parlementaire de quelques jours. Au demeurant, quelle est la politique qui règne aujourd’hui au-delà des Pyrénées ? Quelle est la situation du ministère et des partis qui tourbillonnent autour de lui, agitant des drapeaux aux couleurs incertaines ? La question ne laisse point d’être obscure et difficile à éclaircir. Un des caractères de la politique actuelle de l’Espagne en effet, c’est l’indéfinissable. Tout y apparaît dans une sorte de demi-jour équivoque où rien n’est moins aisé que de saisir un système, une pensée, un groupe distinct et compacte, une politique suivie. Depuis nombre d’années, l’Espagne vit en pleine décomposition des partis. De là cette couleur indécise, cette impuissance organique des ministères, qui peuvent tomber sans aucun motif saisissable, de même qu’ils peuvent durer sans aucune raison sérieuse de vivre, et dont la force la plus réelle est dans la faiblesse et la division de leurs adversaires ; de là aussi cette confusion des opinions et des partis, qui ont à coup sûr plus de velléités que de puissance, qui peuvent créer des embarras, rendre la vie difficile à un gouvernement mal constitué, exercer à un jour donné, en se mêlant, en se coalisant, une sorte d’influence, sans offrir les élémens d’un pouvoir plus consistant et plus uni. En un mot, c’est pour le moment le règne des pouvoirs et des partis de demi-teintes, ou, pour mieux dire encore, de la personnalité se créant une issue à travers cette dissolution des opinions organisées d’autrefois.

Lorsque le ministère qui s’est présenté récemment devant les chambres à Madrid arrivait au pouvoir il y a neuf mois à peu près, il succédait à un cabinet qui arborait le drapeau de ce qu’on a appelé l’union libérale, qui avait le général O’Donnell pour chef, M. Posada Herrera pour grand-électeur et arbitre de la politique intérieure, et pour premier diplomate M. Saturnino Calderon Collantes d’illustre mémoire, qui précédait de quelques jours ses collègues dans la tombe, périssant enveloppé dans la gloire que lui avait value la manière dont il avait conduit les affaires extérieures de la Péninsule. Ce cabinet avait duré près de cinq ans. Il aurait pu sans nul doute, conduit par un chef énergique, exercer une influence décisive et utile en Espagne. Il avait eu, pour le soutenir et imposer silence à ses adversaires, une bonne fortune imprévue telle que la guerre du Maroc. Malheureusement, en dehors de cette bonne fortune toute militaire, il s’était borné à vivre, laissant intactes les questions qu’il avait trouvées pendantes à sa naissance, comme la loi sur la presse, ne présentant des réformes administratives que pour les voir sombrer dans des discussions confuses, subissant des influences insaisissables contre lesquelles il avait prétendu réagir, poursuivant les journaux d’un redoublement de rigueurs et s’épuisant à ne rien faire. Sentant le terrain se dérober sous lui, il essayait au dernier instant, il est vrai, de se reconstituer ; mais les inconséquences qu’il avait commises dans la question du Mexique et les discussions qui s’en étaient suivies, l’inertie palpable et les contradictions de sa politique intérieure, la froideur ou l’hostilité se glissant parmi ses adhérens eux-mêmes, toutes ces causes l’avaient frappé d’un coup mortel, et il finissait par se trouver dans une de ces situations où, sans cesser d’avoir la majorité dans les chambres, il ne pouvait plus faire un pas.

Il fallait assurément un certain courage pour prendre le pouvoir en face d’un congrès qui arrivait au terme de son existence légale, mais où le précédent cabinet avait encore une majorité, en présence de partis incohérens, trop morcelés et trop faibles pour former une majorité nouvelle. Ce fut le marquis de Miraflorès qui eut cette hardiesse, qui se chargea de cette épineuse mission, quoique déjà avancé en âge. C’était d’ailleurs un personnage d’une assez grande position sociale, longtemps mêlé aux affaires diplomatiques, ayant été plus d’une fois ministre, notamment avec M. Bravo Murillo, à une époque où se produisait pour la première fois cette malheureuse pensée de réformer la constitution ; mais ces antécédens s’effaçaient devant les nécessités d’une situation nouvelle. Et, pour tenir tête aux difficultés du moment, le marquis de Miraflorès s’adjoignait des hommes choisis un peu dans tous les camps, un ancien modéré, M. Vahamonde, le général José de la Concha, marquis de La Havane, qui venait de Paris, où il avait été envoyé comme ambassadeur pour tâcher d’arranger l’affaire du Mexique, et qui avait du reste coopéré à la révolution de 1854 ; M. Pedro Salaverria, qui était ministre des finances dans le précédent cabinet, et M. Moreno Lopez. Il appelait même peu après dans le conseil un ancien progressiste, M. Alonso Martinez. Quel était le caractère réel de ce ministère ainsi constitué ? Il serait difficile de le dire. Des influences contraires luttaient visiblement en lui. S’il inclinait vers l’union libérale, qui se trouvait tout à coup privée de ses chefs, il risquait de mécontenter les dissidens et les modérés, dont l’opposition avait contribué à la chute du dernier cabinet ; s’il se rapprochait trop de ceux-ci, il risquait de froisser les hommes de l’union libérale, qui étaient en majorité dans le congrès ; s’il restait en équilibre entre les uns et les autres, que représentait-il ?

On crut un moment à Madrid que ce n’était là qu’un ministère de transition, gardant un pouvoir destiné à revenir prochainement au général O’Donnell ou à passer au parti modéré pur, ayant tout au plus la mission de conduire sans secousse le congrès au terme légal de son existence et de faire des élections qui permettraient au pays de se prononcer, aux partis de se classer, de se reconstituer, de se compter, de façon que des combinaisons nouvelles pussent sortir d’une situation moins confuse. Mais quand donc a-t-on vu, surtout en Espagne, un ministère consentant à se considérer comme transitoire, à ne point se croire définitif, à ne point essayer de se faire un parti avec des débris de tous les partis ? Le ministère du marquis de Miraflorès, placé en présence de la dissolution nécessaire du congrès, faisait donc les élections, puisque c’était là presque sa principale et en apparence son unique mission ; seulement il essayait à son tour, sinon de se former une majorité, fort difficile à obtenir dans l’état des partis, du moins de se créer des amis, de rallier des adhérens à un drapeau dont les couleurs n’étaient pas des plus distinctes ; en un mot, il essayait de vivre. Et ici, dans cette période d’élections, surgissait un incident qui compliquait singulièrement les choses, qui a légué tout au moins un certain embarras à la situation actuelle. Par des mesures peu calculées sans doute, par une circulaire qui restreignait le droit de réunion électorale, le ministre de l’intérieur, M. Vahamonde, conduisait le parti progressiste à s’abstenir complètement et systématiquement dans les élections. Ce n’était pas d’un avis bien unanime que les progressistes en venaient là : M. Madoz et d’autres combattaient l’abstention ; M. Olozaga, le général Prim, l’appuyaient. L’opinion de ceux-ci l’emporta, et, la résolution une fois adoptée, tous s’abstenaient, tous restaient fidèles à ce mot d’ordre de tout un parti, de sorte que dans le nouveau congrès il n’y a plus un seul progressiste, et le parti démocratique a suivi la même ligne de conduite. C’était évidemment une faute de la part des progressistes de se retirer ainsi de la lutte sans combat. Par cette abstention systématique dans des conditions qui, fussent-elles irrégulières, n’étaient point faites pour provoquer une aussi grande résolution, il n’obtenait pas une victoire morale et il allait au-devant d’une défaite matérielle, qui, pour être volontaire, n’en était pas moins réelle. Ou bien il cherchait à dissimuler son impuissance, ou il faisait acte d’abdication, ou il semblait renoncer à la lutte légale et laisser entrevoir qu’il attendait le moment de recourir à d’autres moyens. De toute façon, c’était bien moins soutenir son droit que se mettre hors d’état de le défendre. À quoi cela lui a-t-il servi ? Le parti progressiste a-t-il retrouvé plus de force ? Est-il plus uni qu’il ne l’était ? A-t-il pris plus d’ascendant moral sur le pays ? Nullement, il est absent du congrès, il s’est enlevé la possibilité de tenir son drapeau dans le parlement, et voilà tout.

L’abstention des progressistes dans les élections a eu, d’un autre côté, un résultat politiquement peu favorable ; elle a livré trop exclusivement la scène à un parti qui, dans son ensemble, peut bien s’appeler sans doute le parti modéré, mais dont les nuances infinies, incohérentes, hostiles les unes aux autres, vont d’un semi-absolutisme à un libéralisme de plus en plus sensible, et elle a placé le ministère dans l’embarras d’avoir à choisir entre toutes ces nuances, entre des amis qui l’attirent pour l’absorber. Elle a contribué enfin à créer dans le parlement une de ces situations où, à défaut d’un adversaire devant lequel on se rallie en certains momens, la politique se perd dans l’excès des personnalités, dans les rivalités, les jalousies et les ressentimens mesquins. C’est là malheureusement le caractère de la dernière discussion de l’adresse. La personnalité y déborde, submergeant en quelque sorte toutes les questions politiques ; les compétitions vulgaires. les antagonismes de ministres déchus, les ressentimens individuels, s’y donnent pleine et libre carrière. Tout disparaît dans ces luttes médiocres, triomphe de l’incohérence des partis. D’un côté, c’est M. Posada Herrera essayant de reconstituer l’union libérale en opposition, accusant le cabinet de toute sorte de méfaits qu’il a certainement surpassés dans sa carrière ministérielle, lui reprochant ses excès de pouvoir, lorsque lui-même il s’est servi sans mesure d’une loi sur la presse qu’il avait combattue, et en définitive n’arrivant qu’à trop laisser percer le regret de n’être plus ministre et le désir de l’être de nouveau. D’un autre côté, c’est M. Nocedal reprenant l’apologie de la politique modérée pure qu’il croit avoir représentée il y a quelques années comme ministre de l’intérieur, et qu’il compromit singulièrement à cette époque par ses intempérances, par des actes comme la loi sur la presse, qui dure encore. C’est le comte de San-Luis enfin, qui remonte bien plus haut, qui entreprend l’apologie rétrospective de sa politique et reproduit l’histoire des scènes qui précédèrent la révolution de 1854.

Le comte de San-Luis, si l’on s’en souvient, était président du conseil en ce temps-là, lorsqu’une révolution trop facile à prévoir emportait tout. Il avait passé neuf ans dans le silence ; il a senti aujourd’hui le besoin de se défendre, d’attaquer à son tour, en prenant à partie un des ministres actuels, le général José de la Concha, à l’occasion de toutes ces choses anciennes, de réchauffer en un mot tous ces souvenirs irritans, et il en est résulté un de ces incidens tout personnels qui ne font qu’ajouter aux divisions, en affaiblissant les hommes, sans aucun bien pour le pays ni même pour la dignité des partis. Le comte de San-Luis a tiré de l’ombre où elle était ensevelie une lettre que le général José de la Concha aurait écrite peu avant la révolution de 1854, et d’où il résulterait que les organisateurs de ce mouvement ne se bornaient plus à poursuivre un changement de ministère, qu’ils songeaient à « couper la retraite à la cour. » Il n’est peut-être pas certain qu’on ait persuadé à tout le monde que le mouvement de 1854 était pur de toute arrière-pensée anti-dynastique ; mais en même temps une question bien simple s’élevait : cette lettre secrète que le comte de San-Luis exhumait, comment l’avait-il eue ? S’il l’avait interceptée à la poste, le procédé n’était peut-être pas des plus avouables : il n’était pas de ceux qu’on déclare publiquement à la tribune ; si cette lettre avait été saisie chez quelques-uns des conspirateurs de ce temps par l’action de la justice, comment le comte de San-Luis se trouvait-il détenteur d’une pièce qu’il n’avait pu connaître que comme ministre, sur laquelle il n’avait plus aucun droit comme homme privé, et qui appartenait à la justice ou à l’état ? De toute manière, c’était par trop mêler la police à la politique, et si le comte de San-Luis a pu nuire au général Concha par ses révélations, il a certainement commencé par se nuire à lui-même en compromettant l’autorité d’une défense rétrospective au moins oiseuse par la nature des moyens qu’il employait et par ses procédés de discussion. Voilà comment cette discussion de l’adresse a ressemblé bien plus à une série de conflits personnels qu’à un grand débat politique.

Au fond, après comme avant cette discussion, la situation de l’Espagne, tout en paraissant pour le moment à l’abri d’une menace de trouble matériel, est assurément loin d’être claire ; elle se résume dans un mot, l’incohérence. Le ministère se trouve sans une force propre en présence de partis ou de fragmens de partis entre lesquels il n’y a ni lien, ni homogénéité, qui en sont encore à la période de dissolution commencée il y a déjà un certain nombre d’années. La vérité est effectivement qu’en Espagne aujourd’hui les anciens partis, y compris le parti progressiste absent du congrès, continuent à être en pleine désorganisation, et qu’on n’aperçoit bien distinctement aucun parti nouveau et vivace. Si l’on veut cependant s’élever au-dessus de ce tourbillon d’incidens personnels et chercher à travers l’obscurité quelque lumière pour l’avenir, il est un fait à remarquer : c’est que dans cette vaste et confuse décomposition des opinions, un travail singulier et profond s’opère au sein même du parti modéré. Il y a toute une portion plus jeune et énergique de ce parti qui tend à s’organiser et qui cherche sa force dans les idées libérales. On pourrait dire peut-être que c’est là aujourd’hui ce qu’il y a de plus sérieux en Espagne, que cette tendance fait chaque jour des progrès. On l’a vu l’an dernier : c’est un député modéré, M. Valera, qui demandait avec une vive et ingénieuse éloquence que l’Espagne reconnût enfin le nouveau royaume d’Italie et se désintéressât dans toutes ces questions où elle se fait un satellite d’absolutisme. On l’a vu plus récemment, dans la discussion de l’adresse au sein du congrès : lorsque, dans un discours qui visait à être un programme, M. Nocedal est venu promulguer assez pompeusement des théories d’immobilité et de résistance et enfermer dans ce moule étroit la politique du parti modéré, de ce qu’il a appelé le parti modéré historique, il n’a rallié à sa motion que treize voix. Voilà le bilan de l’absolutisme modéré ! Ne peut-on pas voir enfin un signe de l’influence croissante de ces idées dans la résolution qu’a prise le ministère de retirer un projet de réforme constitutionnelle qui pèse sur l’Espagne depuis nombre d’années et n’est qu’une cause d’embarras ? On ne peut dire assurément que ce parti et ces tendances dominent aujourd’hui en Espagne, qu’ils se dessinent même bien clairement et qu’ils doivent triompher sans difficulté ; mais enfin, au milieu d’une situation depuis longtemps indécise, c’est à ce rajeunissement du parti modéré par les idées libérales les plus larges et les plus justes qu’il faut souhaiter la fortune et l’avenir pour la dignité des opinions, pour la sécurité des ministères, pour le bien de l’Espagne, pour l’affermissement même de la dynastie en qui s’est personnifié le régime constitutionnel au-delà des Pyrénées.

Ch. de Mazade.