Le capitaine Palliser et l’exploration des montagnes Rocheuses (1857-1859)/01

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Première livraison
Le Tour du mondeVolume 1 (p. 274-288).
Première livraison

LE CAPITAINE PALLISER

ET
L’EXPLORATION DES MONTAGNES ROCHEUSES[1].
1857-1859.


I

Le capitaine Palliser. — Son voyage aux États-Unis. — La Nouvelle-Orléans. — Une aventure. — M. Palliser part pour le Haut-Missouri. Ses chasses à l’ours et au bison. — Une nuit dans les prairies. Deux jours de diète. — Retour dans le sud. — La ménagerie du capitaine. — Il s’empare, chemin faisant, d’une citadelle Néo-Grenadine. — M. Palliser se dispose à explorer les montagnes Rocheuses. Personnel de l’expédition. — Son départ.

Le capitaine Palliser est grand chasseur. Un soir qu’il s’ennuyait à Londres, il lui prit fantaisie d’aller s’exercer la main aux dépens des bisons, des panthères et des ours gris du nouveau monde. Il s’embarqua à Liverpool et le hasard lui donna pour compagnon de voyage une célébrité lilliputienne, originaire du Canada, le fameux et microscopique général Tom Pouce. Ce fut une distraction pendant la traversée. Tom Pouce, peu soucieux de la dignité de son grade, grimpait lestement sur le dos de M. Palliser, faisait de la voltige sur ses épaules, puis, prenant un vigoureux élan, disparaissait, la tête la première, dans les profondeurs d’une de ses poches. Les deux amis se séparèrent à Halifax, le général restant au Canada, le capitaine continuant jusqu’à Boston, pour gagner rapidement, par New-York, Baltimore, Cumberland et Wheeling, la riche vallée de l’Ohio. Dieu sait ce que c’est que la diligence qui fait le trajet de Cumberland à Wheeling, quels cahots, quels effroyables heurts sont le partage du voyageur, lorsque la massive voiture est lancée à toute vitesse sur les routes primitives qui traversent les Alléghanis ! M. Palliser s’en souvient sans doute encore. Heureusement qu’au delà commençait la route fluviale. Pour gagner la Nouvelle-Orléans, il n’avait plus qu’à se laisser emporter par un de ces steamers frémissants, tout blancs d’écume et de vapeur, qui bondissent, plutôt qu’ils ne naviguent, sur les grands cours d’eau des États-Unis. Go a head ! c’est la devise du Yankee ; c’est aussi le cri du commandant qui n’entend pas perdre son temps, ni se laisser dépasser par un concurrent. On chauffe, on force de vapeur, les rives se déroulent, incessamment variées ; les villes et les villages, à peine entrevus, disparaissent, et si l’on saute quelquefois, on arrive le plus souvent. Le capitaine Palliser arriva.

Nous avons déjà parlé de cette merveilleuse cité qu’on appelle la Nouvelle-Orléans, mollement assise aux bords du golfe du Mexique, au milieu de ses forêts d’orangers, moitié américaine, moitié créole, moitié angle-saxonne, moitié espagnole (voy. p. 189). Les deux races ne sont pas mêlées, elles ont leurs mœurs à elles, comme leurs quartiers distincts. Ici, la ville anglaise avec ses maisons anglaises, ses enseignes anglaises, la vie de Washington ou de Boston ; là, la ville créole, avec sa vieille architecture, ses verandahs, ses habitations en bois, la vie de la Havane ou de la Pointe-à-Pitre, vie facile s’il en fut, témoin cette aventure que nous raconte le capitaine. Il avait passé la soirée dehors et rentrait chez lui au clair de lune, un clair de lune des tropiques. La chaleur était suffocante ; tout le long de la rue Royale, portes et fenêtres étaient ouvertes ; les rideaux de mousseline flottaient à tous les étages, comme pour appeler la brise de la mer. Arrivé la veille, M. Palliser cherchait sa porte, un peu distrait sans doute par les merveilleux effets de lumière que favorisait cette belle nuit. Croyant enfin la reconnaître, il s’engage sous une verandah, monte un escalier et pénètre dans une succession de pièces dont les dorures brillaient aux rayons de la lune.

« Qui est là ? » crie tout à coup une petite voix de femme.

Le capitaine se confond en excuses, il explique sa mésaventure, il dit comment, nouveau venu, il s’est perdu dans la ville sans pouvoir gagner son gîte.

« Qu’à cela ne tienne, reprend la petite voix devenue rieuse ; on vous logera ; mon frère est à la campagne ; prenez sa chambre. La première à droite et la deuxième a gauche. Ah ! j’y songe, et de la lumière ? attendez. »

Et l’on entendit derrière la porte le frottement d’une allumette ; et la porte s’entrouvrit, juste assez pour laisser passer d’abord une bougie allumée, puis une main charmante, puis une manchette de dentelles.

« Bonsoir, maintenant. »

Le capitaine trouva la chambre, il y dormit d’un bon somme, et ce fut une négresse qui le réveilla en lui apportant une tasse de café. Quelques jours après, il se fit présenter à l’héroïne de cette histoire, qui s’en était fort divertie. Elle n’avait pas eu la moindre peur et l’idée d’un vol ne lui était pas passée par la tête. Est-ce à dire qu’on ne vole pas à la Nouvelle-Orléans ? Ce serait peut-être beaucoup s’avancer, mais je suppose tout au moins qu’on n’y vole pas avec effraction.

Quelque charme qu’offrît cette existence, M. Palliser n’était pas homme à s’endormir dans la Capoue de la Louisiane. Les bisons l’appelaient dans le nord et il prit la route du nord. Tournant le dos aux forêts d’orangers du golfe du Mexique, il remonta le Missouri avec le petit vapeur de la Compagnie des pelleteries de Saint-Louis, et atteignit successivement, d’abord le fort Vermillion, puis le fort Union, au confluent du Yellow-Stone, sur le territoire des Assiniboines. On était à la fin d’octobre. Il y prit ses quartiers d’hiver, d’autant plus gaiement que la route avait été plus pénible, que le résident du fort lui offrait une aimable hospitalité, et que les bisons ne manquaient pas dans les environs. Souvent même, ils s’approchaient très-près des habitations, et l’on garde le souvenir du mémorable combat qui s’engagea, trois mois avant son arrivée, entre un de ces animaux et le vieux taureau du fort Union. À l’honneur de la civilisation, le vieux taureau fut vainqueur, quoique attelé à une lourde charrette.

Combat d’un taureau et d’un bison. — Dessin de Morin, d’après un dessin du capitaine Palliser.

Je n’ai pas à dire les fatigues, les privations, les dangers de toutes sortes qui attendaient M. Palliser dans ses excursions au travers des prairies, ses temps de galop à la poursuite des sombres troupeaux de bisons, ses luttes corps à corps avec les terribles ours gris de la montagne Tortue et du petit Missouri. Il faut lire tout cela dans le charmant récit que nous devons à la plume du capitaine[2], et, parmi tant d’épisodes, je n’en raconterai qu’un seul.

Chasse à l’ours. — Dessin de Doré, d’après un dessin du capitaine Palliser.

M. Palliser avait à se rendre, au cœur de l’hiver de 1848, du fort Union au fort Mackensie. La neige était épaisse, la distance de 250 milles environ. Il partit seul, avec son fidèle Ismah, un grand chien-loup de race indienne, attelé à un travail ou traîneau léger, qui portait toute la fortune de M. Palliser, une robe de bison, une peau de daim, deux ou trois couvertures, du plomb, de la poudre, du café et du tabac. Les déjeuners et les dîners dépendaient naturellement des hasards de la chasse. Quand le soir arrivait, l’intrépide voyageur foulait ou écartait la neige, allumait du feu avec un peu de bois mort, et procédait aux apprêts de son frugal repas. Une petite marmite lui servait à faire cuire une langue de buffaloe ou un quartier de wapiti, le couvercle du même vase, à griller son café, qu’il pilait ensuite sur un morceau de cuir. Le dîner terminé, sa pipe éteinte, il s’enveloppait dans sa robe de bison et s’endormait jusqu’au matin, les pieds au feu, les étoiles brillant au-dessus de sa tête. Pendant quelques jours, tout alla bien ; mais un soir, comme il allait camper, Ismah disparut au milieu des loups qui, je l’ai dit, étaient un peu de sa famille. Passe pour Ismah, mais le traîneau ! Les appels de M. Palliser ne trouvèrent d’autre écho que les rochers du petit Missouri ; il courut jusqu’à la nuit, de toute sa vitesse, à la poursuite du fugitif, sans parvenir à l’atteindre, et quand les ténèbres s’épaissirent autour du capitaine, force lui fut de s’arrêter.

« Je me trouvais alors à cent milles de toute habitation, à près de cent cinquante de ma destination ; ayant perdu mes couvertures, avec très-peu de poudre et deux balles seulement. Heureusement encore il faisait un magnifique clair de lune, ce qui me permit de ramasser des branches sèches et de faire du feu. Je m’assis auprès, me demandant comment je m’y prendrais pour atteindre vivant un des postes de la Compagnie. La perspective n’était pas gaie et la brise du nord, qui hérissait ma barbe de stalactites de glace, n’était pas de nature à me distraire beaucoup. Enfin, je me résignai. Je pris ma pipe pour me consoler, lorsque, hélas ! en cherchant mon tabac, je m’aperçus qu’il était parti, lui aussi, avec le traîneau. C’était le comble du malheur ! Je regardai le ciel et je calculai, par la position des étoiles, qu’il pouvait être dix heures, l’heure où, en Angleterre, nous avons les pieds sous la table, discutant une bouteille du meilleur, en attendant que le thé soit annoncé et que nous passions au salon. J’essayais de chercher une feinte ressemblance entre la vapeur s’échappant de la bouilloire à thé et la fumée qui s’élevait au-dessus de mon triste feu couvert de neige ; l’imagination aidant, j’en vins presque à me figurer que j’entendais le frôlement de fraîches robes blanches, lorsqu’un bruit, mais un vrai bruit, parvint tout à coup jusqu’à mes oreilles ; il se rapprocha, devint distinct ; plus de doute ! c’était le travail d’Ismah qui glissait sur la neige. Un instant après, le coupable, tout haletant, venait se coucher à mes pieds. Je n’eus pas le courage de le punir, car jamais je n’éprouvai de pareil soulagement. »

De rudes épreuves attendaient encore le voyageur. Il lui restait cent cinquante milles à faire, quelque chose comme soixante lieues, avant de rencontrer un lieu habité, et probablement une figure humaine. Le vent était glacial, une neige épaisse couvrait toujours le sol. Deux jours s’écoulèrent sans que daims ou bisons passassent a portée de sa carabine, et deux jours de suite il s’endormit philosophiquement, n’ayant rien tué et par conséquent rien mangé. Le troisième, il fut plus heureux. Bientôt après, il touchait au terme de sa périlleuse excursion, harassé, brisé de fatigue, mais au demeurant prêt à recommencer. Cela dura plusieurs mois. Enfin, quand il eut battu tout le pays, brûlé plus de poudre qu’aucun guerrier de la nation des Sioux ou des Pieds-Noirs, descendu plus de gros gibier qu’aucun des hardis chasseurs qui, dans ces régions lointaines, parlent encore la langue française, réuni plus de robes de bison qu’aucun Indien n’en apporta jamais aux marchés fortifiés de la Compagnie de Saint-Louis, il reprit la route du sud, descendit le Mississipi comme il l’avait remonté, et reparut à la Nouvelle-Orléans, chaussé de mocassins, vêtu de cuir des pieds à la tête. Il avait à sa suite une véritable ménagerie : un ours, une vache, un bison, une antilope, sans compter le fidèle Ismah, tout cela pris vivant et ramené très-péniblement du Haut-Missouri. La ménagerie prit la route de Liverpool, pendant que son propriétaire allait à Chagres et à Panama, s’emparant, chemin faisant, avec un de ses amis, d’une citadelle Néo-Grenadine. La garnison capitula et le capitaine Palliser, auquel ne manquait aucun genre de gloire, revint tranquillement en Europe.

On aurait mal compris l’énergique nature de M. Palliser, si l’on supposait cependant qu’il y revenait pour rester inactif. Il connaissait mieux que personne, aussi bien peut-être que notre jeune compatriote, M. Paul Carrey, le far west des États-Unis ; il ne connaissait pas encore le far west du Canada ; et là des perspectives nouvelles s’ouvraient à son aventureuse imagination. Sur ce point, je devrais dire sur cette immense superficie, car elle ne comprend pas moins de 176 000 kilomètres carrés, il y avait certainement mieux à faire qu’à chasser le buffaloe dans les plaines : il y avait à explorer une région à peine connue ; à étudier, peut-être à résoudre, le grand problème d’un passage facile au travers des montagnes Rocheuses. Plusieurs étaient déjà pratiqués par les agents de la Compagnie de la Baie d’Hudson, mais ils étaient généralement trop au nord et se prêtaient mal à l’établissement d’une voie quelconque. Ce problème, d’autant plus important que l’île de Vancouver, depuis la découverte des gisements aurifères, attirait davantage l’attention du public anglais [3], M. Palliser résolut de l’éclaircir lui-même et à ses propres frais. Il fit part de son projet à la Société géographique de Londres, qui, comprenant tout l’intérêt qui s’attachait à cette expédition, en instruisit le gouvernement. Le Colonial office était alors confié à un ministre d’un grand mérite, M. Labouchère, et administré par un sous-secrétaire d’État, aussi apprécié de ses amis qu’estimé du monde savant, M. J. Ball, membre du parlement pour le comté de Carlow. Je ne crois pas me tromper en attribuant à leur sollicitude éclairée l’ouverture d’un crédit de 125 000 fr., qui fut alloué à M. Palliser pour lui faciliter son entreprise et la rendre plus profitable aux progrès de la science. Grace à cet heureux concours de circonstances, le capitaine put se munir de beaucoup d’instruments de précision et augmenter le personnel de l’expédition.

M. Palliser prit la mer le 9 mai 1857, emmenant avec lui son secrétaire, M. Sullivan, le docteur Hector pour la géologie et la zoologie, et M. Bourgeau pour la botanique.

Les futurs explorateurs des montagnes Rocheuses arrivèrent à New-York le 28 mai, à Sault-Sainte-Marie le 10 juin, au fort William, sur le lac Supérieur, le 12 du même mois, et se trouvaient réunis à l’établissement de la rivière Rouge, le 11 juillet.



II

Le lac Supérieur. — Le lac la Pluie. — La rivière la Pluie. — Le lac des Bois. — l’expédition canadienne rencontre les Indiens Saulteux. — La rivière Winnipeg et le lac de ce nom. — Arrivé à l’établissement de la rivière Rouge.

Le capitaine Palliser n’a pas publié le récit de son voyage, et nous ne trouvons dans celles de ses dépêches qui ont été déposées sous les yeux du parlement anglais, que des détails incomplets sur cette première partie de la route. Nous y suppléerons au moyen des travaux d’une autre expédition qui venait d’explorer le même parcours sous les auspices du gouvernement canadien.

Passons rapidement en vue des îles de Terre-Neuve et d’Anticosti ; des villes canadiennes de Québec, de Montréal, de Kingston et de Toronto ; remontons, sans nous arrêter, le grand fleuve Saint-Laurent, les lacs Ontario, Érié et Huron, le canal Lachine, le canal Beauharnais, le canal Farren’s Point, le canal Saint-Iroquois, le canal Welland ; laissons sur notre gauche le lac Michigan, et, au fond de ce lac, Chicago, exemple unique de ce que peut l’activité américaine, une ville de 95 000 âmes qui date de vingt ans, qui en 1836 n’était encore qu’une prairie déserte, et d’où rayonnant aujourd’hui dix-sept lignes de chemins de fer ; entrons dans le lac Supérieur par un dernier canal, le canal du Sault-Sainte-Marie ; et traversons enfin cette mer intérieure qui a cent cinquante lieues de long, plus que la mer d’Aral et la mer d’Azoff. Nous voici au fort William, de la Compagnie de la Baie d’Hudson. Jusque-là la route est ouverte, la navigation facile, sur l’énorme distance de 1910 milles, soit 764 lieues ou 3056 kilomètres, à peu près équivalente à celle qui sépare à vol d’oiseau Gibraltar et Stockholm.

Au delà, les difficultés commencent. Pour atteindre le lac de la Pluie, en marchant vers l’ouest, il faut franchir la ligne de partage des eaux et passer du bassin du lac Supérieur dans un autre bassin. Telle est toutefois l’abondance des rivières qui sillonnent le pays et des petits lacs qu’elles mettent en communication, que, malgré la différence de niveau, le trajet se fait en canots, sauf de rares interruptions. Ces interruptions résultent, en partie, des rapides qui embarrassent le cours du Kaministiquia, sur le versant oriental, et celui de la rivière Savanne, sur le versant occidental ; en partie, d’une solution de continuité d’une lieue à peine, formant la crête des deux vallées. Sur ces divers points, qu’on appelle des portages, les embarcations sont chargées à dos d’homme, opération toujours difficile et quelquefois dangereuse. Quand on voyage à distance, les obstacles ne coûtent guère. Passons donc : descendons la Seine, nom français d’une rivière qui a été française, souvenir lointain de notre puissance dans le nouveau monde, et laissons-nous porter jusqu’au lac de la Pluie (Rainy Lake).

Un portage. — Dessin de Sabatier, d’après Paul Kane.

Rien de triste et de désolé comme la région solitaire au milieu de laquelle il se développe. Des marais, peu de végétation, des arbres rabougris, et au-dessus de tout cela des rochers nus de 400 à 500 pieds de haut. C’est le désert avec ses imposantes sévérités. Mais, un peu plus loin, la scène change et la vallée de la rivière la Pluie, qui s’ouvre devant nous, réserve au voyageur d’éclatantes compensations. Là, point de portages, point de rapides ; un cours d’eau magnifique de plus de 100 milles, se déroulant au milieu de deux à trois cent mille acres de terre végétale, bordé de frênes, d’ormes, de peupliers et de vieux chênes, tout enlacés de plantes grimpantes ou de convolvulus en fleurs. Ailleurs ce sont de grandes prairies verdoyantes, où l’on aperçoit les débris d’un campement indien. Il ne reste que la carcasse des loges, transformées par la nature en berceaux de chèvrefeuille. Des millions d’oiseaux peuplent cette vallée splendide, qu’on dirait un jardin abandonné et qu’on ne quitte qu’à regret pour s’engager sur la nappe verdâtre du lac des Bois, quels que soient la variété de ses îles et le magnifique panorama de ses côtes.

C’est là qu’une partie de l’expédition canadienne qui devait essayer de se rendre directement à l’établissement de la rivière Rouge, en évitant la route fluviale ordinaire qui est plus au nord, rencontra les Indiens Saulteux et fut obligée par eux de renoncer à son projet. Je trouve dans une dépêche de M. Hind, en date du 30 août 1857, le récit de cette rencontre, qui est curieuse. Trente canots abordèrent un matin sur l’île où campaient les voyageurs, et ceux-ci ne tardèrent pas à se voir entourés d’un parti de guerre en grand costume. Presque tous les Indiens qui le composaient, au nombre de cinquante environ, étaient des hommes de cinq pieds et demi, remarquablement vigoureux, la figure peinte en rouge et en noir, la chevelure ornée de plumes d’aigle. Le chef, un vieillard, se distinguait seul par la simplicité de sa mise. Ils gagnèrent le campement et s’accroupirent en cercle devant les tentes. « C’est l’usage parmi nous, dit le vieux chef, de fumer avant de parler. Nous suivrons la coutume de nos pères. » Et il s’assit à son tour. Une demi heure s’écoula. Secouant alors les cendres de sa pipe éteinte, et se levant, le chef prit la parole.

« Que veulent, dit-il, les hommes blancs ?

— Nous allons à la rivière Rouge et notre chef nous a dit de prendre cette route.

— On vous a vu cueillir des fleurs. Pourquoi ?

— Pour nous amuser le long des portages ou pendant les campements. Nous avons cueilli vos fleurs, parce qu’il y en a que nous n’avions encore jamais vues.

— Les hommes blancs cueillent nos fleurs, ils regardent nos arbres, et ils s’emparent de la terre de l’Indien. N’ont-ils rien vu près du fort, sur la rivière la Pluie ?

— Ils n’ont rien vu d’extraordinaire.

— N’ont-ils pas vu une tombe près du fort ? Une tombe isolée, la tombe d’un chef ? Tous ces jeunes gens (montrant les siens) sont les descendants de ce chef, et ils ignorent pourquoi vous venez ici.

— Nous venons ici, parce que c’est la route la plus courte pour aller à la rivière Rouge. Nous l’avons déjà dit.

— Nous le demandons, parce qu’il y a ici des guerriers qui ne l’ont pas entendu, et nous le demandons encore afin que tous puissent l’entendre et le savoir. Ils appartiennent tous à la même tribu et sont un même peuple. Nous sommes pauvres, mais notre cœur est large et nous ne voulons pas abandonner notre pays.

— Notre gouvernement n’a pas l’intention de prendre votre pays ; nous sommes vos amis.

— Pourquoi le chef des hommes blancs a-t-il envoyé son peuple au travers de notre pays, sans demander notre permission ?

— Il était pressé. On lui avait dit que vous étiez dispersés, les uns sur le terrain de guerre, les autres à la pêche[4]. Il n’a pas pensé qu’il y eût aucune chance de trouver vos chefs.

Indiens Saulteux pêchant aux flambeaux. — Dessin de Sabatier, d’après M. Paul Kane, (voy. la note).

— Tous les chemins que vous voulez suivre sont difficiles et mauvais. Ils sont impraticables et nous ne pouvons laisser notre peuple (les guides) travailler pour les hommes blancs ou aller avec eux. Votre chef n’a pas de droit sur ce chemin, et vous devez passer par l’ancienne route. Si vous voulez continuer, nous ne vous en empêcherons pas, mais vous irez seuls et vous trouverez le chemin vous-mêmes. Souvenez-vous, j’ai dit que le chemin était mauvais.

— Nous ne vous demandons qu’un de vos jeunes gens pour nous montrer la route ; nous le payerons bien et nous vous enverrons des présents. Que répondez-vous ?

— Il est dur de vous refuser ; mais nous voyons comment les Indiens sont traités. L’homme blanc vient, il regarde leurs fleurs, leurs arbres et leurs rivières ; d’autres le suivent ; le pays des Indiens s’en va de leurs mains et ils n’ont plus de demeure. Vous devez aller par le chemin que les hommes blancs ont pris jusqu’ici. J’ai dit.

— Qu’est-ce que nous dirons à ceux qui nous ont envoyés ?

— Nous vous arrêtons, parce que nous pensons que vous ne nous dites pas pourquoi vous voulez prendre cette route et ce que vous voulez faire dans ces chemins. Vous dites que tous les hommes blancs que nous avons vus appartiennent à un même parti, et cependant ils vont par trois routes différentes ; qu’est-ce que cela ? Ont-ils besoin de voir le pays des Indiens ? Souvenez-vous, si l’homme blanc vient dans la maison de l’Indien, il faut qu’il entre par la porte et qu’il ne se glisse pas par la fenêtre. Ce chemin, la vieille route, c’est la porte, et c’est par là que vous devez aller. Vous cueillez du maïs dans nos jardins et vous l’emportez. N’avez-vous donc jamais vu de maïs ? Pourquoi ne pas le marquer sur vos livres ? Votre peuple a-t-il besoin de voir notre maïs ? Ne lui suffit-il pas que vous le marquiez sur vos livres ? Vous ne pouvez passer par ce chemin. »

De bruyantes exclamations suivirent les paroles du vieillard : « Non, non ! ka-ween, ka-ween ! Votre maïs, répondit alors l’interprète, nous vous l’avons payé en tabac. Maintenant, si nous voulons aller à la rivière Rouge par le chemin de la rivière Muskeg, c’est que nous avons appris que les longs couteaux (les Américains) prenaient cette voie. Nous avons besoin de savoir si c’est vrai, s’ils viennent dans le pays et ce que ces hommes blancs viennent y faire. Souvenez-vous, nous sommes vos amis.

— Pourquoi ne pas le dire tout de suite ? » interrompit le chef, et il se mit à consulter les siens, sans résultat d’ailleurs, car il reprit : « Nous savions bien qu’il y avait quelque chose ; mais notre parole est tombée de notre bouche et nous ne pouvons pas la changer. C’est l’avis de tous. Nous n’avons pas besoin de l’homme blanc ; quand l’homme blanc vient, il apporte la misère et la maladie, et notre peuple périt. Nous ne désirons pas mourir ; beaucoup d’hommes blancs nous apporteraient la mort, et notre peuple s’éteindrait. Nous désirons conserver le pays que Dieu nous a donné et que nos pères nous ont laissé. Dites-leur cela, ajouta-t-il en s’adressant à l’interprète ; la conversation est terminée. »

Il fallut renoncer à marcher vers l’ouest, et faire un détour vers le nord en suivant le cours tourmenté de l’imposante rivière Winnipeg. Un immense labyrinthe d’îles encombre la sortie du lac des Bois. Dans cette direction le paysage prend un aspect plus sévère, les rochers se dépouillent, et c’est au milieu d’un véritable chaos, par mille bras enchevêtrés dans tous les sens, que s’engouffrent les eaux du lac. Elles s’encaissent de plus en plus à mesure que la vallée se rétrécit ; elles se heurtent, se brisent, se précipitent en cataractes de 350 pieds de haut, tantôt d’un vert d’émeraude, tantôt blanches d’écume, rompant seules par leur mugissement l’éternel silence de cette solitude. Spectacle merveilleux qu’on sent et qu’on ne peut rendre ; qui échappe à toute description et qu’aucun pinceau ne saurait reproduire, quand les premiers rayons du soleil viennent iriser l’écume fumante, colorer les hautes cimes, tandis que le gouffre reste dans l’obscurité ; ou bien quand, par une belle nuit, la lune, dominant la scène, argente de sa pâle clarté les mille remous de la rivière.

Soixante-quatre lieues de navigation pénible conduisent au lac Winnipeg, une véritable mer intérieure qui, avec les lacs qui en dépendent, représente une superficie à peu près égale à celle de l’Érié et de l’Ontario réunis. Nous sommes au fond d’un autre bassin, après avoir définitivement franchi les rampes inférieures du long contre-fort qui, en se prolongeant vers le nord-est, forme la charpente osseuse du Canada. Ce bassin est immense. Il s’étend, à l’ouest, jusqu’aux montagnes Rocheuses, et la seule vallée de Winnipeg ne peut être évaluée à moins de 640 000 kilomètres carrés. Il reçoit le tribut de magnifiques cours d’eau, presque tous navigables jusqu’à plusieurs centaines de milles au-dessus de leur embouchure.

Nous approchons de notre première étape. Traversons, avec l’expédition canadienne, la partie méridionale du grand lac, entrons dans la rivière Rouge, ou Red River, en nous frayant passage au travers des roseaux et en levant, à chaque coup d’aviron, des nuées d’oiseaux aquatiques. Bientôt l’eau redevient transparente, la rivière profonde ; des frênes, des ormes, se penchent au-dessus de ses berges ; puis, voici des maisons blanches, des fermes, des églises, des moulins ; sur la droite, le fort Pierre ; plus loin, le fort Garry, au milieu des belles habitations qui l’entourent ; sur la gauche, les toits aigus de l’église et du collége Saint-Jean, la flèche de la belle cathédrale de Saint-Boniface ; tout cela se succédant, tout cela se déroulant aux regards, à mesure qu’on avance, à chaque coude du fleuve, pendant huit à dix lieues, comme pour contraster avec la sauvage nature que je dépeignais tout à l’heure, avec les splendides horreurs des gorges du Winnipeg, la solitude du désert et le fracas des grandes eaux. Une route directe, tracée sur la rive gauche, et ne s’appelle rien moins que la route Royale, King’s road, épargne au voyageur ou au colon les longs méandres de la rivière. Elle court du nord au sud, ou à peu près, bordée d’un côté par les mêmes maisons, les mêmes fermes, les mêmes églises qu’on aperçoit en remontant le Red River, de l’autre par des prairies à perte de vue, qui se confondent avec le ciel. Rien, dans cette direction, n’arrête l’œil du spectateur : pas un arbre, pas un pli de terrain ; et cependant rien de plus varié que cet océan de verdure avec son apparente uniformité ; rien qui prête à de plus merveilleux effets de lumière, suivant les heures du jour et de la nuit ; rien de plus imposant surtout, alors que la prairie brûle à quinze ou vingt lieues de là, enflammant toute la ligne de l’horizon et teignant de lueurs empourprées les nuages qui passent au-dessus de l’incendie.


III

L’établissement de la rivière Rouge. — Sa population, ses églises, ses écoles. — Un dimanche à la rivière Rouge. — La sonnette du presbytère. — La ferme de M. Gladieux. — Un gentilhomme fermier. — Les métis. — Leurs grandes chasses. — Avenir de la colonie.

Nous voilà donc à l’établissement de la rivière Rouge, le premier et le seul centre de civilisation que la voie projetée soit appelée à traverser. C’est un fait curieux que celui d’une colonie agricole, perdue dans l’intérieur de l’Amérique, à plus de 2000 kilomètres, à vol d’oiseau, du point le plus rapproché des deux océans. L’établissement date de 1812, et sa population actuelle est de 6523 habitants, dont 816 familles de sang indien ou de sang mêlé, et 264 d’origine écossaise, canadienne, anglaise, irlandaise, suisse et norvégienne. J’énumère ces diverses nationalités d’après leur ordre d’importance, par rapport à la population. Ainsi les familles écossaises sont au nombre de 116, et la Norwége n’y est représentée que par une seule. La plupart des cultes chrétiens sont indistinctement professés à la rivière Rouge. On compte 534 familles catholiques ; 488 appartiennent au culte anglican, 60 au culte presbytérien. Neuf églises ou temples se partagent les fidèles, et c’est le dimanche qu’il faut voir la colonie quand chacun se rend à sa paroisse : les catholiques, à Saint-Boniface, à Saint-Norbert, à l’église de la rivière Salle ; les protestants, à Saint-Jean, à Saint-Paul ou à Saint-André, les uns à cheval, les autres en voiture ; les jeunes gens en habits bleus à boutons d’or, une ceinture de laine rouge autour des reins ; les femmes aussi élégantes que le permettent les ressources du pays. Il faut voir la population de la paroisse de Saint-Pierre, exclusivement indienne, remplissant le joli petit édifice qui sert à son culte et écoutant avec le plus grand recueillement des prières lues en anglais, une leçon faite en langue ojibway et un sermon prononcé dans le dialecte des Grecs, service polyglotte à l’usage des fidèles de toutes les origines. Il faut voir enfin la chapelle de bois de Prairie-Portage, quand elle réunit dans son enceinte ses paroissiens bigarrés, métis, Indiens Grecs ou Indiens de la plaine. Ces derniers viennent quelquefois de très-loin, et M. Hind y a rencontré une femme, remarquablement belle pour sa race, dont l’habitation était à 300 milles dans l’intérieur des terres. Souvent, surtout au retour des grandes chasses, on y rencontre aussi des Indiens non chrétiens, attirés par la curiosité. Ils s’accroupissent sur le plancher, près de la porte, dans une attitude très-décente, habillés de peaux ou drapés dans une couverture, avec leurs colliers et leurs ornements de tête. Une jeune fille qui les accompagnait un jour, portait une magnifique robe faite en drap rouge d’uniforme. Et pendant que ces tolérants auditeurs se joignaient à leurs compatriotes convertis ; tandis que Péguis, le fameux chef des Saulteux, se consolait de ses grandeurs passées en accomplissant pieusement ses devoirs de bon chrétien ; tandis que cette foule hétérogène, si dissemblable d’origine et de croyances, indienne et européenne, catholique et protestante, se pressait dans ses églises et dans ses temples, à deux pas de là, sur la prairie, les sauvages nomades de la plaine se livraient a leurs danses profanes, égorgeant des chiens pour conjurer le mauvais esprit. Tout est contraste dans ces régions lointaines, l’homme comme la nature, les acteurs comme la mise en scène, en attendant que le missionnaire ait achevé son œuvre, que l’ingénieur ait commencé la sienne et que l’Europe ait passé sur leurs traces.

On ne compte pas à la rivière Rouge moins de treize établissements d’instruction publique, tant primaire que secondaire. Les principaux sont le séminaire catholique, le vaste couvent de femmes, situé près de Saint-Boniface, qui reçoit des pensionnaires et offre pour l’éducation des filles toutes les ressources imaginables ; le collége de Saint-Jean, où les élèves des classes supérieures peuvent apprendre le latin, le français, les mathématiques. Quelques-uns se sont distingués en sortant de là, soit à l’université de Toronto, soit même à celle de Cambridge. Une belle bibliothèque de plus de mille volumes fait partie de l’établissement. Citons encore l’école paroissiale de Saint-André, qui est dirigée par un élève de l’École normale de Dublin, et la petite école, bien obscure, tenue par le révérend M. Cowley, près de Sugar-Point, avec le concours d’un Indien devenu sous-maître. Cinquante personnes, enfants et adultes des deux sexes, tous Indiens comme leur moniteur, y apprennent la lecture, un peu d’écriture et les éléments de l’histoire sainte. M. Cowley se loue beaucoup de ses élèves, qui sont en même temps ses ouailles, ses administrés, ses justiciables, ses malades à l’occasion, car le digne révérend est devenu la cheville ouvrière de la paroisse de Saint-Pierre, l’arbitre, le juge de paix, le médecin de la communauté. Aussi la sonnette de nuit du presbytère serait-elle souvent en mouvement, si le presbytère avait une sonnette. L’Indien s’en passe ; il arrive sur la pointe des pieds, ouvre la porte de la chambre basse, qui n’est jamais fermée au verrou, se glisse dans l’ombre jusqu’au poêle, dont le tuyau passe dans la chambre à coucher du missionnaire, frappe sur le tuyau deux ou trois coups à la manière indienne, et attend tranquillement que M. Cowley descende. On ne se souvient pas que l’excellent homme, par les plus affreuses nuits d’hiver, ait jamais fait la sourde oreille.

Quelques-unes des fermes de la colonie mériteraient l’attention de nos agronomes. Il y en a de considérables, comme celle de M. Gladieux, métis d’origine française, le plus aimable homme qui soit au monde, toujours empressé à mettre à la disposition du voyageur sa table, ses chevaux, son buggy. Dans une des cours de l’habitation s’élèvent de superbes meules de paille et de foin ; de belles vaches garnissent ses étables, et sa basse-cour ferait l’admiration de nos fermières. En allant vers le sud, près du confluent de l’Assiniboine, nous rencontrerons une autre ferme, qui appartient à un M. Cowler, né dans le Cambridgeshire, et se croyant aussi gentleman que qui que ce soit au monde. « Comment, John, lui disait sa femme, pendant qu’il prenait place à la même table que M. Hind, vous voulez dîner avec des gentlemen ? — Eh bien ? répondit le fermier, ne suis-je pas gentleman, moi aussi ? N’est-ce pas ici ma maison, et ne suis-je pas sur mes terres ? Allons, une chaise et une assiette ! » Nous n’avons aucune raison pour refuser à M. Cowler la qualité qu’il revendique, car il la mérite à coup sûr par son hospitalité, son intelligence et l’importance de son faire-valoir. Ses propriétés sont considérables ; il ne peut même en cultiver qu’une partie, dont cinquante acres en céréales, le reste en maïs, en navets, en pommes de terre, les plus belles qu’il soit possible de voir. Ses melons n’ont pas de pareils et pèsent jusqu’à six livres. Le jardin de la ferme lui fournit en outre, avec beaucoup de légumes variés, le tabac nécessaire à son usage. Toutefois, s’il faut s’en rapporter à l’opinion de M. Hind, je ne le recommanderai pas aux fumeurs européens. Quant aux fourrages, la prairie est là pour en fournir, et, comme le faisait observer M. Cowler, rien ne lui serait plus facile que de nourrir 10 000 têtes de bétail.

Il est à regretter que toutes les exploitations rurales de la rivière Rouge ne puissent rivaliser avec celle-là et qu’elles soient loin d’accuser partout la même activité et les mêmes progrès[5]. Quand on pénètre dans l’intérieur des habitations, la seconde impression est rarement aussi favorable que la première. À quelque distance, cette longue rangée de maisons blanches, éparpillées sur un ruban de près de huit lieues, avec leurs jardins et leurs enclos, les chevaux qui courent dans la prairie, les troupeaux qui paissent à droite de la route, tout cela séduit la vue et parle facilement à l’imagination. En y regardant de plus près, on ne tarde pas à s’apercevoir que les constructions laissent beaucoup à désirer, que les fermes sont mal tenues et que la population n’est rien moins qu’industrieuse. Certes, ce n’est pas la nature qui déjoue les espérances de l’agriculteur, ni le sol qui contrarie ses efforts. Il n’en est pas de plus fertile et de plus favorisé. Le maïs croît partout ; on le plante vers le 1er juin et il est mûr à la fin d’août ; j’en dirai de même du blé, qu’on récolte trois mois après l’avoir semé ; un foin d’une qualité supérieure couvre des milliers d’hectares ; les plantes potagères en usage au Canada se développent avec une vigueur peu commune sur les bords de la rivière Rouge et de l’Assiniboine. Tout est réuni pour faire de la colonie un centre de production sans égal, un grenier d’abondance comparable a l’Illinois, l’Odessa de la Nouvelle-Bretagne. Mais elle manque de débouchés et l’élément européen n’y est pas suffisamment représenté. Il tend même à diminuer sensiblement, tandis que l’élément indigène ou métis tend à s’accroître dans la même proportion. Or, cette partie de la population, si intéressante d’ailleurs à divers titres, n’a pas l’esprit de suite, la persévérance, les habitudes laborieuses, qui sont la première qualité du cultivateur. Le métis lui-même, avec sa riche nature, son énergie, sa hardiesse, n’est guère plus propre à l’agriculture. Il lui faut le grand air, les grandes chasses, les courses lointaines et les hasards de la vie des plaines. Vers le 15 juin, il se met en route, et il ne rentre pas à la rivière Rouge avant le 20 août ou le 1er septembre. Deux divisions, de six à sept cents hommes chacune, sans compter les Indiens, représentant un effectif total de mille à douze cents chevaux, d’autant de charrettes, et précédées l’une et l’autre de plusieurs centaines de chiens, décampent, aussitôt les beaux jours venus, pour aller chasser le bison dans le sud et dans le sud-ouest. À quelque distance, on procède à l’élection du président ou partisan, c’est-à-dire du chef qui doit commander la division, et qui nomme à son tour un certain nombre de capitaines. Une discipline sévère est en effet nécessaire au succès de l’expédition, autant qu’à sa sécurité, les Sioux et d’autres tribus indiennes étant en guerre avec les métis. Ces dispositions prises, on continue, et après plusieurs jours de marche on arrive enfin sur les terrains de chasse. Les bisons sont bientôt signalés ; aussitôt on se forme en ligne, on avance avec précaution. « Doucement ! doucement ! » s’écrie le président, qui a peine à retenir l’impatience de son monde ; puis, quelques instants après : « En avant ! »

Et alors, ils sont vraiment beaux, ces rudes enfants de la prairie, partant au triple galop de leurs chevaux, les cheveux au vent, une poignée de balles dans la bouche, se précipitant pêle-mêle au milieu des masses sombres qui fuient devant eux, tirant, rechargeant, toujours au galop, en crachant une balle dans le canon de leur fusil ; alors, ils sont vraiment les rois de la plaine ; alors le vieux sang indien se réveille, et le colon redevient Peau-Rouge.

Cette vie-là dure près de trois mois, toute la belle saison, accompagnée de plus ou moins d’aventures ; et tant qu’elle dure, on ne songe guère à ses champs de l’Assiniboine ; les maisons se dégradent, les terres restent en friche. Peu importe ! la campagne a été bonne ; les robes de bison se sont bien vendues ; le chasseur revient chez lui avec de beaux dollars dans sa ceinture. Et comme il y a toujours des buffles dans l’ouest, qu’on recommencera l’année suivante, avec aussi peu de peine et autant de plaisir, que le métis est de sa nature souverainement imprévoyant, il n’a rien de plus pressé que de tout dépenser, en vêtements ou en futilités. Nul doute que cette insouciance, cette imprévoyance de l’avenir, ce goût de la vie nomade généralement répandu parmi la population de sang mêlé, ne soit une des causes qui retardent les progrès de la colonie ; et si l’on ajoute, ainsi que je l’indiquais déjà tout à l’heure, que le cultivateur ne sait comment écouler ses produits, faute de routes et de débouchés, on comprendra que la population européenne, celle qui travaille et qui tient au sol, ait plutôt diminué qu’augmenté pendant ces dernières années.

C’est ce qu’expliquait à M. Hind le gentleman farmer dont je parlais plus haut.

« Voyez cette prairie, lui disait-il, c’est un paradis de fertilité ! Qu’on nous ouvre un marché, un seul, et vous ferez du chemin avant de trouver le pendant des plaines de l’Assiniboine ! »

Types d’Indiens Crees. — Dessin de Pelcoq, d’après M. Paul Kane.


IV

Pembina. — Un bureau de poste dans le désert. — Marche vers l’ouest. — Alphabet des Indiens Crees. — Un hiver au fort Carlton. — M. Bourgeau. — Le lieutenant Blakiston. — Un Anglais chez les Peaux-Rouges. — L’expédition continue vers l’ouest. — Les montagnes Rocheuses. — Retour vers l’est. — Arrivée au fort Edmonton[6].

Maintenant que nous connaissons la colonie, aussi bien que les colons eux-mêmes, il est temps de revenir au capitaine Palliser. Il nous y attend depuis longtemps, et le capitaine n’aime point attendre. Ses préparatifs sont terminés. Il a engagé douze hommes, acheté trente chevaux, réuni sept charrettes et il s’est procuré des vivres pour quinze jours au moins. Le signal du départ est donné, et, par une belle matinée de juillet, la caravane se met en marche dans la direction de la frontière des États-Unis. Voici d’abord le capitaine, puis M. Hector et M. Sullivan, tous trois à cheval, encore vêtus à l’européenne, rasés de frais comme à Paris ou à Londres. M. Bourgeau, plus modeste, suit paisiblement dans sa charrette, au milieu de ses ballots de plantes, sa grande boîte de fer-blanc suspendue à côté de lui. Partout un pays magnifique, des terres d’une fécondité merveilleuse, de beaux chênes, principalement sur la rive droite. Le 24 juillet, les voyageurs atteignaient la frontière de l’Union et peu après Pembina, masure, qualifiée de bureau de poste, et habitée seulement par une Indienne, incapable de lire une adresse ; ce qui n’empêchait pas les lettres d’arriver à peu près régulièrement de Pembina à New-York et à Londres.

Rentrant ensuite sur le territoire britannique et remontant dans la direction nord-ouest, l’expédition prit la route du fort Ellice, situé près des lacs Qui-Appelle. De là elle s’avança vers l’ouest jusqu’à la branche sud du Saskatchewan, sous la conduite d’un nouveau guide. On l’appelait le Pacificateur ; il savait lire et il appartenait à la nation des Crees. Ce quacker des prairies, prêchait la paix à ses compatriotes, aussi bien qu’à leurs ennemis les Pieds-Noirs. Deux ou trois fois déjà on l’avait vu pénétrer seul sur le territoire de ces redoutables nomades, sans armes, sa pipe à la main ; il était allé s’asseoir au feu de leurs campements, les étonnant par sa témérité, les subjuguant par son bon sens. Chaque fois il avait réussi. La paix s’était conclue et l’intrépide médiateur avait pu regagner sa loge, ramenant quelques beaux chevaux, présent de ses nouveaux amis.

Alphabet des Indiens Crees, inventé et propagé par les missionnaires.

Vers la fin de septembre, les voyageurs atteignaient Carlton, où ils devaient hiverner ! C’est un tout petit fort en bois, d’un seul étage, résidence d’un simple commis. Les cheminées sont en terre, soutenues par de grandes poutres.

Quelle perspective que celle d’un hiver passé dans de pareilles conditions, avec la neige pendant six mois, et de la viande de bison pour toute nourriture ! Le capitaine en avait vu bien d’autres, et il n’était pas homme à s’effrayer d’un mauvais gîte. Peut-être, cependant, ne fut-il pas fâché que les intérêts de l’expédition l’appelassent au Canada pour se concerter avec sir John Simpson, le gouverneur de la Compagnie de la baie d’Hudson, et ensuite à New-York, pour y attendre de nouvelles instructions. À peine arrivé à Carlton, il repartit pour la rivière Rouge par un froid glacial, perdit son cheval à Pembina, et n’atteignit Crow-Wing, dans le Minessota, qu’après une marche forcée de quatre cent cinquante milles au milieu des neiges. De la, un peu en charrette, un peu en traîneau, un peu en chemin de fer, il parvint enfin à gagner Montréal, d’où il expédia son troisième rapport, puis New-York, terme de son voyage, un voyage de plus de neuf cents lieues. Tout autre, au lendemain de pareilles fatigues, se fût tranquillement établi à cet hôtel du Louvre de New-York, qu’on appelle Astor-House, le même dont il avait gardé un si bon souvenir lors de son premier voyage. L’infatigable Palliser partit pour la Nouvelle-Orléans, sur le golfe du Mexique, à huit cents lieues plus au sud, pour tuer le temps en attendant son courrier.

Tandis que le capitaine courait le monde, que faisaient les hôtes de Carlton ? Le docteur Hector chassait le long du Saskatchewan et battait les environs ; M. Bourgeau restait au fort, réfléchissant sans doute à l’étrange concours de circonstances qui, de son village de Savoie, l’avait conduit au fond de l’Amérique du Nord. Cet intelligent collecteur, depuis longtemps apprécié du monde savant, avait, lui aussi, dans le cours de sa laborieuse carrière, parcouru bien du chemin. Il avait exploré l’Espagne, la Corse, l’Algérie, Palma, Fortaventure, Lancerote, tout le groupe des Canaries, et enrichi les musées de l’Europe de magnifiques herbiers. L’hiver suspendant ses travaux, il se rappelait qu’il était né sur les flancs du Mont-Brison, au pied des chalets. Il venait en aide à l’inexpérience des habitants de Carlton et leur apprenait à faire du beurre ; grâce à lui, si l’on manquait de pain, la galette ne manqua jamais pour le thé du soir. Quand la provision de bison fut épuisée, ce fut lui qui approvisionna le fort de lièvres pris au collet. Cinq cents de ces animaux passèrent successivement sur la table commune, mets peu varié assurément, mais très-enviable en cas de disette. Vers le commencement de novembre, si je ne me trompe, la petite colonie s’accrut d’un nouveau venu dans la personne du lieutenant Blakiston, R. A., attaché à l’expédition pour les observations astronomiques et physiques. M. Blakiston, un des héros de Sébastopol, avait pris pour arriver au rendez-vous une route bien autrement accidentée que celle des lacs canadiens. Il venait de la baie d’Hudson, par York-Factory, les lacs Knee et Holey, la rivière Wepinapany, le lac de l’Eau Blanche, le lac Winnipeg, en surmontant des difficultés inouïes et après deux mois de marche ou de navigation. Dès qu’il eut pris quelques jours de repos, il commença ses observations magnétiques, et ce fut M. Bourgeau, toujours heureux de se rendre utile, qui le seconda le plus activement. Ils ne dormaient guère que cinq heures par nuit, obligés de se relever fréquemment, quelque temps qu’il fît, pour aller observer les thermomètres, disséminés tout autour du fort et même de l’autre côté de la rivière. Il fallait la traverser sur la glace. Ainsi se passa l’hiver, sans autres distractions que la visite de quelques Peaux-Rouges, qui venaient voir « les grands chefs » envoyés par « la dame d’Angleterre ». Parmi eux se présenta un jour un grand gaillard drapé dans sa couverture, complétement habillé à la manière indienne, parlant le plus pur anglais et un français assez supportable. Il paraissait dans un absolu dénûment, et ne possédait ni cheval ni fusil. Introduit devant les voyageurs, il déclina son nom. C’était un compatriote, presque un camarade de M. Blakiston, car il avait un moment porté l’épaulette, le lieutenant William***. Par quel hasard ce jeune homme se trouvait-il si loin de chez lui, au milieu des sauvages, réduit à errer de loge en loge, de campement en campement, et à chasser tant bien que mal avec un arc de sa façon ? Ce serait une longue histoire, qui ne trouverait pas ici sa place. J’espère d’ailleurs qu’au moment où j’écris ces lignes, William*** est de retour en Angleterre, dûment guéri des aventures, et qu’il se console auprès des siens des misères de la vie des plaines.

Enfin reparurent les beaux jours, et avec eux le capitaine Palliser. On le vit poindre le 4 juin 1858, au soir, aussi dispos que s’il n’eût pas fait dans son hiver quelque chose comme six à sept mille kilomètres. On commença les préparatifs de départ, et, peu de jours après, l’expédition disait adieu au fort Carlton. Tandis que le lieutenant Blakiston se rendait directement au fort Pitt et au fort Edmonton, sur la branche nord du Saskatchewan, pour y continuer ses observations magnétiques, M. Palliser, le docteur Hector, M. Sullivan et M. Bourgeau s’avançaient directement à l’ouest, entre la branche nord et la branche sud. Encore quelques semaines, et le grand problème allait être résolu. En attendant, on gagnait du terrain, malgré le mauvais temps et parfois le manque de bois. La bouse de bison suppléait au combustible. Le dimanche, il y avait un service religieux à l’usage des hommes de peine qui accompagnaient la caravane. On s’arrêtait sur la prairie ; deux groupes se formaient : les catholiques d’un côté, les protestants de l’autre ; et le capitaine, aussi tolérant que ses auditeurs, lisait tour à tour aux fidèles des deux Églises les prières appropriées à leur culte. M. Bourgeau, le seul catholique de l’état-major, remplissait vis-à-vis de ses coreligionnaires les fonctions de coadjuteur. Singulier spectacle que celui de ce double service, célébré, dans une halte, au milieu des charrettes et des chevaux, si loin du monde habité, avec un capitaine pour ministre, et pour assistants des Indiens et des métis ! Touchant accord que celui de ces croyances si diverses, ailleurs si fécondes en antagonismes et en rivalités, se confondant, au pied des montagnes Rocheuses, dans une même bonne foi et dans une commune simplicité ! Les prières terminées, ou levait le camp et on repartait. Cela dura près de deux mois. Le 4 août, l’expédition touchait aux montagnes. Là, elle se divisa : le docteur Hector se chargea des passes du nord, M. Palliser des passes du sud.

Qu’on se figure une gorge profondément encaissés, au fond de laquelle coule une rivière rapide ; au-dessus, des rochers abruptes et s’élevant à une effrayante hauteur ; à droite et à gauche du lit de la rivière, sur les deux pentes du ravin, un chaos de troncs gigantesques, d’arbres foudroyés par le feu du ciel, ou renversés par la seule action du temps ; tous ces colosses d’une nature vierge, amoncelés les uns sur les autres, enchevêtrés de mille manières, entassés dans un magnifique désordre, et peut-être se fera-t-on une idée vague de ce qui s’offrit à la vue du capitaine quand il entra dans la vallée de Kananaskis. À part les arbres renversés, le passage n’offrait du reste aucune difficulté, et même, avec ces obstacles, M. Palliser put rester presque constamment à cheval. Le 28 août, en gravissant une des hauteurs voisines, il aperçut à ses pieds les lacs Colombia, la rivière de ce nom qui sortait du plus méridional, traversait le second et se dirigeait ensuite vers l’ouest. Ce versant qu’il avait devant lui, c’était le versant du Pacifique. Il n’était qu’à cent cinquante lieues de Vancouver, sur le territoire de la Colombie anglaise, en face du Grand Océan.

PALLISER. — Vue des montagnes Rocheuses, au lac des Arcs. — Dessin de Pelcoq, d’après une esquisse originale de M. Bourgeau.

Le docteur Hector s’avançait de son côté par la vallée de la branche sud du Saskatchewan. Il y rencontrait les mêmes obstacles, provenant exclusivement de la chute des arbres. Laissant derrière lui le lac des Arcs ; sur sa gauche le mont Pigeon, le mont du Vent, le mont Bourgeau, le mont Ball, ce dernier couvert de neiges éternelles ; sur sa droite, le mont Grotte, le mont de la Cascade, le mont du Château (Castle-Mount), il arrivait le 20 août à la ligne de partage des eaux, et, chose singulière, dans cette région si montagneuse et si tourmentée, il y arrivait par une montée à peine sensible. Au delà s’ouvrait la passe du Vermillon, un des tributaires du Kootanie. M. Hind était, lui aussi, sur le sol de la Colombie, et les eaux transparentes qui coulaient au fond de la vallée allaient se jeter dans le Pacifique. Sur le versant occidental, comme sur le versant oriental, du côté du Grand Océan comme du côté de l’Atlantique, point de pentes abruptes, de précipices ou de rochers coupés à pic ; une descente aussi facile que l’ascension, des conditions exceptionnelles et des facilités qu’il était à peine permis d’espérer. Ainsi, il existait au milieu de ces formidables montagnes Rocheuses, qui comptent des sommets comparables à ceux des Alpes, dont les glaciers rivalisent avec ceux du Mont-Blanc et du Mont-Rose, un passage déjà accessible, à 1509 mètres au-dessus du niveau de la mer, 556 de moins que le point culminant de la route du Mont-Cenis, et à 256 mètres seulement au-dessus d’Old Bow Fort, l’endroit d’où l’on commence à s’élever dans la chaîne. Sans les instructions qui les retenaient alors sur le versant oriental, M. Palliser, de la passe du Kananaskis, le docteur Hector, des bords du Vermillon, eussent pu continuer vers l’ouest, pousser jusqu’à Vancouver, et traverser tout le continent américain, de part en part, d’une mer à l’autre. Mais le point principal n’en restait pas moins acquis ; le but du voyage était atteint. Les montagnes, si longtemps jugées infranchissables, n’offraient pas un obstacle sérieux. Pendant que le capitaine se dirigeait du nord au sud, pour rentrer sur le territoire de la Compagnie de la Baie d’Hudson par le passage méridional, connu sous le nom de Kootanie-Pass, M. Hector se dirigeait du sud au nord, tous deux devant se rejoindre au fort Edmonton. Dans cette pointe hardie qui le conduisit au travers des plus âpres régions de la chaîne, le docteur eut à vaincre bien des difficultés de toutes sortes. À mesure qu’il s’avançait, la nature devenait plus sauvage ; des pics de 4700 mètres, comme le Mont-Murchison, les flancs couverts de glaciers, dominaient la scène ; à l’ouest, aussi loin que l’œil pût atteindre, s’étendaient les sommets neigeux du Balfour, du Mont-Forbes, du pic Sullivan, de tant d’autres qui attendent encore un explorateur et qui, entassés les uns sur les autres, semblaient une barrière de glace jetée entre les deux océans. Du sein de ce magnifique chaos s’échappaient les branches de la rivière Saskatchewan, nées côte à côte, au pied du Mont-Murchison, s’écartant ensuite brusquement pour se réunir au delà du fort Carlton, après avoir décrit une immense enceinte de plus de 2800 kilomètres. C’est la branche nord que suivit le docteur Hector lorsqu’il sortit enfin des montagnes. Il y était depuis trente-huit jours, et ses chevaux ne pouvaient plus marcher. Lui-même avait fait une chute grave. Quelques jours de repos lui permirent de se mettre en route, en changeant cette fois de direction et en tournant le dos aux Rocky mountains. Enfin, le 7 octobre, il atteignit le fort Edmonton, où M. Palliser venait d’arriver, et où la caravane devait passer son second hiver. Un seul des voyageurs manquait à l’appel : le lieutenant Blakiston. Il était reparti pour l’Europe à la suite de dissentiments avec le chef de l’expédition.

Charles Gay.

(La fin à la prochaine livraison.)

Le fort Edmonton. — Dessin de Pelcoq, d’après M. Bourgeau.
  1. L’Amérique, composée de deux presqu’îles réunies par un isthme, a une charpente nettement marquée. C’est, à partir du cap Froward (détroit de Magellan) jusqu’au cap du Prince de Galles, une longue chaîne très voisine du Grand Océan et très-éloignée de l’océan Atlantique, laquelle forme la ligne de partage des eaux et divise par conséquent chacune des deux presqu’îles en doux versants différents, l’un très-rapide et très-étroit, vers le Grand Océan, et privé presque entièrement de grands cours d’eau ; l’autre très-doux et très-large, vers l’océan Atlantique, et sillonné par les plus grands fleuves du monde.

    On appelle montagnes Rocheuses la partie la plus septentrionale de la chaîne, celle qui est comprise entre le cap du Prince de Galles et le 40e degré de latitude, suivant les uns, la frontière du Mexique suivant les autres.

  2. Palliser, The Solitary hunter, 1 vol. in-12. London, Routledge.
  3. On sait que l’Angleterre se propose d’établir une route qui traverserait ses possessions du Nord-Amérique, d’un océan à l’autre, en reliant Halifax et Vancouver.

    Jusqu’à l’année dernière, toute l’Amérique anglaise, à l’exception du Canada, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, était entre les mains d’une de ces compagnies presque souveraines que pouvait seul faire naître le génie commercial de la Grande-Bretagne : la Compagnie des pelleteries de la baie d’Hudson. Son privilége est du 2 mai 1670, et elle étendait ses opérations du 49e degré de latitude nord aux confins de l’océan Glacial arctique. Au dix-huitième siècle elle eut à soutenir une redoutable concurrence de la part de la Compagnie du Nord-Ouest, dirigée par sir Alex. Mackensie, le même qui découvrit la rivière de ce nom. Après de longues luttes, souvent sanglantes, les deux sociétés fusionnèrent, et la Compagnie de la Baie d’Hudson n’a plus aujourd’hui de rivale que la Compagnie américaine des pelleteries de Saint-Louis. Les Indiens sont ses chasseurs, et elle les paye, non en argent, mais en produits manufactures européens. L’unité qui sert de base aux échanges est en général la pelure ou robe de bison, comme les toiles bleues, dites guinées, sur la côte d’Afrique. L’Indien se présente à l’un des forts de la Compagnie ; il reçoit autant de fiches de bois que sa chasse représente de peaux de bisons, et il achète sur place contre ces fiches de bois des haches, de la poudre, du plomb, des fusils, des couvertures ou tous autres objets appropriés à son usage. Si ce commerce produit d’immenses bénéfices, il exerce aussi une heureuse influence sur la population indigène, qui, au lieu d’être traquée comme aux États-Unis et de disparaître à mesure que l’Européen s’avance, vit en paix dans ses forêts. Rien ne serait, à coup sûr, plus injuste que de méconnaître les services rendus par la Compagnie. On conçoit toutefois qu’elle n’ait pas puissamment contribué aux développements de la civilisation. Maîtresse du plus immense terrain de chasse qui existe au monde, son intérêt manifeste est de le défendre contre les tentatives de défrichement. Le monopole qu’elle exerce exclut d’ailleurs cet esprit d’entreprise et cet essor illimité de la liberté individuelle qui seul a peuplé l’Amérique. Enfin, son organisation même la met peu en mesure de s’occuper avec succès de questions étrangères à son industrie. Les facteurs en chef ou les plus anciens employés de la Compagnie, réunis à Norway-House dans le nord, à Moose-Factory dans le sud, suivant que leurs postes sont plus ou moins rapprochés de l’un ou de l’autre de ces points, forment bien, il est vrai, une sorte de législature annuelle : mais tout cela ne constitue, comme l’a fait observer avec beaucoup de raison une revue anglaise, qu’un gouvernement très-imparfait, ou les intérêts commerciaux de la Compagnie sont seuls sérieusement débattus.

    Les inconvénients de ce régime ne pouvaient échapper à l’attention des hommes d’État de la Grande-Bretagne, et une commission spéciale fut nommée en 1857, par M. Labouchère, alors secrétaire d’État des colonies, pour aviser aux moyens d’y remédier. De l’examen approfondi auquel elle se livra, des divers témoignages qu’elle voulut recueillir elle-même de la bouche des personnes les mieux informées, il résulta pour elle cette conviction, qu’il fallait laisser à la Compagnie tout le territoire qui n’offrait aucun avenir à la civilisation, annexer au Canada les terrains susceptibles du défrichement, tels que l’établissement de la rivière Rouge et les districts arrosée par le Saskatchewan, et ériger en colonie séparée l’île de Vancouver. Dès l’année suivante, le gouvernement adoptait une partie de ses conclusions ; il enlevait à la juridiction de la Compagnie le versant occidental des montagnes Rocheuses et en formait deux colonies, relevant directement du Colonial office, l’île conservant son nom, la terre ferme prenant celui de Colombie anglaise. « La mesure qui vient d’être prise, disait le message royal qui l’annonçait aux chambres, était impérieusement réclamée par suite des découvertes aurifères. Mais Sa Majesté espère que ce n’est là qu’un premier pas. Elle compte fermement que ses possessions du Nord-Amérique vont entrer dans une voie nouvelle et qu’il est réservé à l’avenir d’unir, par une chaîne non interrompue de centres populeux, l’Atlantique et le Pacifique. » Ainsi s’exprimait, au nom de la reine, le chancelier de l’échiquier, et il était impossible de mieux poser la question.

    C’est dans ce sens que furent rédigées les instructions de M. Palliser. Il devait explorer les districts compris entre le lac Wlnnipeg et les montagnes Rocheuses, et étudier le tracé de la voie future.

  4. La pêche est une des principales ressources des Indiens de cette région, où l’on ne rencontre pas de bisons, Nous reproduisons p. 284, d’après un dessin de M. Kane, une de leurs pêches de nuit.
  5. L’étendue des terres cultivées, évaluée en 1849 à 6342 acres, ne dépassait pas 8800 acres en 1856, augmentation peu considérable pour une période de sept années. Pendant la même période, le chiffre des têtes de bétail, en y comprenant les races ovine, bovine et porcine, ne s’est élevé que de 10 675 a 16 989.
  6. Papers relative to the exploration by captain Palliser of that portion of Britishh Nord America which lies between the Red river settlement and Rocky mountain. June, 1859 (Blue book).