Le château de Beaumanoir/37

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Mercier & Cie (p. 263-268).

XXXIX

ALEA JACTA EST

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Claire de Godefroy et Blanche de Rigaud, après un séjour de quinze jours à Montréal, descendirent à Québec où elles passèrent l’hiver chez madame de la Gorgendière qui habitait une jolie villa au Carouge.

Veuve depuis plusieurs années, madame de la Gorgendière vivait seule avec une vieille servante et un jardinier pour tout domestique. M. de Godefroy montra d’abord une bien grande répugnance à quitter sa fille pour si longtemps. Claire elle-même hésita à se séparer de son père et de son amant, mais la vieille amie de M. de Godefroy avait été si pressante dans son invitation, cette hospitalité, du reste, dans ces temps de trouble, offrait tant d’avantages, que Louis Gravel, un des premiers, conseilla à la jeune fille d’accepter.

M. de Vaudreuil envoya donc Claire, Blanche et Dorothée dans une chaloupe, avec le fidèle Tatassou que le jeune homme avait constitué le garde de corps de sa fiancée.

— Si un danger vous menaçait, avait dit Louis Gravel, Tatassou se fera tuer pour vous avec bonheur.

— Je l’accepte avec joie de votre main, lui avait répondu la jeune fille, sa présence me parlera de vous.

— Rien de remarquable ne se passa pour Blanche et Claire pendant l’hiver. Dans leur isolement, elles ne reçurent qu’une seule fois des lettres de Montréal.

Bigot ne donna aucun signe de vie.

Les jeunes filles attendaient le printemps comme une espèce de délivrance. Aussi, on comprendra leur joie quand un courrier, envoyé par M. de Vaudreuil, vint leur apprendre la nouvelle que le chevalier de Lévis avait quitté Montréal avec ses troupes le 17 avril, en route pour Québec.

Le 28 avril au matin, les troupes françaises faisaient effectivement leur apparition, et sur les neuf heures, l’armée anglaise allait à leur rencontre avec vingt canons, deux pour chaque régiment : l’armée de Lévis n’avait en tout que deux canons.

Informé du départ de Murray,[1] le chevalier de Lévis poussa par le chemin du Cap Rouge onze compagnies de grenadiers, tandis que l’armée allait remonter près de l’église de Ste. Foye, où était rendu le général Murray avec deux mi le cinq cents hommes. Bientôt les grenadiers français sortirent avec les sauvages des marais de la Suède et chassèrent devant eux les troupes anglaises et prirent dix-huit canons encloués.

Cependant, avant de se retirer, les Anglais avaient mis le feu à l’église — suivant leur noble coutume — qu’ils brûlèrent entièrement, quoiqu’il y eût beaucoup de poudre, environ quinze cents mousquets et une quantité de provisions. L’arrière-garde anglaise fut poursuivie et pressée jusqu’au moulin de Dumont, près de la ville. Dans cette marche, plusieurs soldats anglais furent tués, ainsi que quelques soldats français. Ce fut tout ce jour-là.

Le lendemain, Lévis, resté maître de Sainte-Foye, se porta vers Québec. Il voulait forcer l’ennemi à se retirer dans la ville, afin de le cerner et d’ouvrir la tranchée le plus tôt possible.

Avec quatre mille hommes, le général Murray s’était porté en avant jusqu’au moulin Dumont, d’où son armée s’étendait vers le fleuve et se déployait sur un terrain élevé, le front défendu par vingt-deux canons de bronze. À mesure que l’armée française débouchait, elle se portait vers la droite, pour se trouver vis-à-vis des troupes anglaises. La bataille commença par une suite d’attaques sur le moulin Dumont qui couvrait le chemin qu’avaient suivi les corps français en venant de Sainte-Foye ; il se trouvait entre les grenadiers français et les montagnards écossais, et tombait successivement aux mains des uns et des autres.

Armés de leurs baïonnettes, les grenadiers chassaient par les fenêtres les écossais, qui, la dague à la main, rentraient par les portes et obligeaient à leur tour les grenadiers à s’échapper par le chemin qu’eux-mêmes avaient dû suivre.

Plusieurs fois, les uns et les autres furent ainsi chassés de l’intérieur, et la contestation aurait duré jusqu’à ce qu’ils fussent tous tombés, si les généraux ne les avaient forcés de se retirer et de laisser le moulin comme un point neutre.

L’on y avait combattu avec tant d’acharnement, qu’il ne restait que quatorze ou quinze grenadiers par compagnie et le même nombre de montagnards.

La gauche de l’armée française se maintenait dans un lieu bas, à quarante pas des Anglais, quoique écrasée par l’artillerie. Voyant sa mauvaise position, le chevalier de Lévis envoya M. de la Pause, adjudant de Guyenne, pour la faire retirer de quelques pas, et la placer sur une hauteur parallèle à celle qu’occupait l’armée, anglaise. Passant rapidement le long de la ligne, cet officier ordonna à chaque régiment de se retirer en arrière, sans donner le motif des ordres de M. de Lévis. À ce moment, les Anglais crurent qu’ils prenaient la fuite et descendirent de leur terrain élevé, pour les poursuivre. M. Dalquier, vieil officier extrêmement brave, qui commandait le bataillon de Bearn et les troupes de la colonie, sur la gauche de l’armée française, se tournant vers ses hommes, leur adressa quelques mots :

— Il n’est pas temps maintenant, mes enfants dit-il, de vous retirer ; vous n’êtes qu’à quarante pas de l’ennemi ; avec la baïonnette au bout du fusil, jettez-vous sur eux ; c’est ce qu’il y a de mieux à faire.

Aussitôt ils s’élancèrent sur les Anglais et s’emparèrent de leurs canons. Une balle traversa le corps du brave Dalquier déjà couvert de blessures, mais ne l’empêcha pas de continuer à donner ses ordres.

À droite, sur le flanc droit de l’armée, le colonel Poulariès était à la tête du Royal Roussillon et de quelques corps de milices canadiennes. Voyant Dalquier rester ferme, tandis que le centre se retirait en désordre et laissait un vide entre les deux, il ordonna à son régiment et aux Canadiens commandés par M. de St-Ours, ayant en sous ordres Louis Gravel, Claude d’Ivernay et de Gaspé, de se porter vers la gauche et de tomber sur le flanc de l’armée anglaise, car les troupes françaises s’étendaient à droite.

En apercevant le mouvement des soldats de Poulariès, l’ennemi prit la fuite avec précipitation. Les troupes françaises, qui s’étaient retirées, s’avancèrent rapidement et suivirent si vivement les Anglais que, sans les ordres de leurs officiers qui s’efforçaient de les arrêter, elles seraient entrées pêle-mêle dans la Ville avec les fugitifs.

Comme toujours, Louis Gravel combattait au premier rang, à la tête d’une compagnie de Canadiens dont il cherchait à modérer l’élan, quand, déjà légèrement blessé à l’épaule, il reçut en pleine poitrine une balle perdue qui lui fit une blessure mortelle.

Claude d’Ivernay, en voyant tomber son ami, se précipita à son secours et le releva :

— Dis à Claire, murmura le blessé dans un dernier soupir, que je l’aimais bien, mais que Dieu ne l’a pas voulu !…

Et il expira.


  1. L’abbé Ferland.