Le choix d'une fiancée (trad. Loève-Veimars)/Chapitre V

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (4p. 102-108).

CHAPITRE V.


Le conseiller était resté plus stupéfait de la malédiction de Manassé que du sortilège de l’orfèvre ; cet anathème était en effet bien cruel, car enfin il avait souhaité au conseiller le Dalès dans sa maison.

Je ne sais si le lecteur sait ce qu’entendent les juifs par ce Dalès.

La femme d’un pauvre juif, — ainsi le raconte un talmudiste — trouva un jour, en montant au grenier de sa petite maison, un homme nu, hâve et maigre, qui la pria de lui accorder un asile, et de lui donner de la boisson et de la nourriture. La femme descendit, remplie d’effroi, et dit en se lamentant à son mari : — Un homme nu et affamé est venu dans notre maison, et demande un asile et de la nourriture ; mais comment pourrions-nous nourrir les étrangers, nous, qui avons tant de peine à gagner de jour en jour notre misérable vie ? — Je vais monter, dit l’homme, et j’aviserai à le chasser de notre maison. — Pourquoi, dit-il à l’étranger, t’es-tu réfugié dans ma maison ? car je suis pauvre, et je ne puis te nourrir. Lève-toi, et va dans la maison du riche, où les victimes sont dès long-temps dépouillées, et où les convives sont invités pour le festin. — Comment peux-tu me chasser de ta demeure ? répondit l’homme. Tu vois que je suis nu et décharné ; comment pourrais-je aller dans la maison du riche ? Cependant, fais-moi faire un vêtement qui m’habille bien, et alors je te quitterai. — Il vaut mieux , pensa le juif, que j’emploie le peu que j’ai à renvoyer bientôt cet homme, que de le garder et de lui laisser consommer ce que je gagne avec tant de peine. Il tua donc son dernier veau, dont il avait espéré se nourrir bien long-temps avec sa femme. Il en vendit la chair, et acheta un bon vêtement pour l’étranger. Mais lorsqu’il monta avec le vêtement, l’homme, qui avait été d’abord maigre et décharné, était devenu gros et fort, de sorte que de partout l’habit lui était trop court et trop étroit. Le pauvre Juif se désola beaucoup ; mais l’étranger lui dit : — Renonce à la folie de vouloir me chasser de ta maison ; car sache que je suis le Dalès. Le pauvre Juif se mit à se tordre les bras et à gémir, et il s’écria : — Dieu de mes pères ! je suis châtié par la verge de la colère, et misérable à jamais : car si tu es le Dalès, tu ne t’éloigneras jamais ; mais tu consumeras tout notre bien et tout notre avoir, et tu deviendras toujours plus grand et plus fort ! Or le Dalès est la misère, qui, lorsqu’elle se loge quelque part, ne se retire jamais, et gagne sans cesse davantage.

Si le conseiller s’effrayait de la fureur de Manassé, qui avait évoqué contre lui la misère, il n’était pas moins inquiet de la colère du vieux Léonard, dont l’aspect avait pour lui quelque chose de terrible. Ne pouvant se venger d’eux, toute sa colère se tourna contre Edmond, à qui il attribua tout ce qui était arrivé. Il lui écrivit donc une lettre fulminante, par laquelle il lui défendait à tout jamais l’accès de sa maison.

Le soir, en le visitant, Léonard le trouva dans un affreux désespoir.

— Que m’a valu votre protection ? Que m’ont valu les efforts que vous avez faits pour me débarrasser de mon malencontreux rival ? lui cria Edmond.

Vous n’avez réussi qu’à me faire perdre tout espoir, et augmenter tous les obstacles qui se trouvaient devant moi. Je vais partir, le désespoir dans l’âme, et me réfugier à Rome !

— Tu ferais en ce cas ce que je désire de tout mon cœur. Souviens-toi que je te dis, la première fois que tu me parlas de ton amour pour Albertine, qu’un jeune artiste pouvait devenir amoureux, mais que, à mon sens, il ne devait pas songer au mariage. Pars donc joyeusement pour la patrie des arts, étudie les monumens avec enthousiasme, et peut-être alors la perfection pratique que tu as acquise en cette ville te mènera-t-elle à la gloire.

— Ah ! s’écria Edmond, n’ai-je pas été bien insensé de vous confier mon amour ? Je le vois maintenant : c’est vous dont j’attendais une efficace assistance, c’est vous qui vous plaisez à agir contre moi, et à renverser toutes mes espérances, moi qui me berçais de doux mots de bonheur, qui songeais à gagner l’Italie après mes fiançailles, et à y passer un an pour revenir dans les bras de ma maîtresse, plus digne du nom de son époux.

— Quoi ! Edmond ! s’écria l’orfèvre, était-ce là véritablement ton projet ?

— Sans doute, répondit Edmond ; l’amour n’a pas étouffé en moi le feu sacré des arts.

— Et peux-tu me donner ta parole que, si Albertine devient ta fiancée, tu partiras aussitôt pour l’Italie ?

— C’est là mon dessein, et je jure de l’exécuter.

— Eh bien ! Edmond, reprends courage ; je te promets, moi, que dans peu de jours Albertine sera ta fiancée. Tu ne doutes pas, je pense, que je sois en état de remplir une promesse.

Léonard s’éloigna rapidement, et laissa le jeune homme livré aux plus douces illusions.