Le choix d'une fiancée (trad. Loève-Veimars)/Chapitre VI

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Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (4p. 109-128).

CHAPITRE VI.


Dans une partie retirée du jardin botanique, sous un grand arbre, se trouvait le secrétaire privé Tusmann, étendu, pour parler comme Celia dans Comme il vous plaira [1], étendu comme un chêne tombé, ou comme un chevalier blessé, et contant les peines de son cœur aux infidèles vents d’automne.

— O Dieu juste ! disait-il, pauvre secrétaire privé, comment as-tu mérité tant d’affronts ? Thomasius ne dit-il pas que l’état de mariage n’empêche pas d’atteindre à la sagesse ; et cependant, depuis que tu songes à l’hymen, tu as presque perdu cette raison qui te rendait si agréable. Es-tu donc un politique pour qu’on te dédaigne, ou un savant, selon Cléobule, qui batte un peu sa femme, pour qu’on te méprise ainsi ? Oh ! pourquoi faut-il que tu sois en guerre ouverte avec des nécromanciens, qui prennent ton visage pour une toile, et confondent toutes les nuances de ton visage sous une affreuse couche verte ? Je n’avais d’espoir qu’en mon ami Streccius, le chimiste ; mais tout a été vain. Plus je me lave avec l’eau qu’il m’a recommandée, plus ma face devient verte, bien qu’elle prenne tour à tour toutes les nuances de la verdure, et que les quatre saisons semblent passer sur mon visage.

Tusmann avait raison de se plaindre de la sorte, car le pauvre secrétaire privé ne pouvait plus sortir qu’en enfonçant son chapeau sur ses yeux ; et quand le soir était venu, alors il se hasardait avec peine à parcourir rapidement les rues les plus solitaires. Il arrive souvent que nous ressentons plus vivement, dans le silence et les ténèbres de la nuit, le chagrin qui nous atteint ; ainsi, plus les nuages s’amoncelaient, plus les ombres s’étendaient sur la terre, plus le vent d’automne murmurait distinctement dans le feuillage, plus Tusmann sentait et déplorait sa misère.

L’horrible pensée de se jeter dans l’étang et de mettre fin à une existence flétrie se présenta si puissamment à sa pensée qu’elle lui sembla un avertissement du destin.

— Oui, s’écria-t-il en se levant, c’en est fait ! Thomasius ne saurait me sauver ; mourons ! Adieu, cruelle Albertine ! Vous ne reverrez jamais le fiancé que vous avez méprisé !

Il courut à toutes jambes vers le bassin, qui était proche, et dont on apercevait dans l’obscurité la brillante surface ; mais il s’arrêta au bord.

La pensée d’une mort prochaine avait sans doute affaibli son entendement, car il se mit à chanter d’une voix perçante la chanson populaire anglaise dont le refrain dit : Vertes sont les prairies ; l'onde y coule à grand bruit, etc. Puis il jeta dans l’eau la Sagesse politique de Thomasius, ainsi que l'Art de prolonger la vie d’Hufeland , et il se disposait à suivre ces deux traités lorsqu’il se sentit arrêté par un bras vigoureux. Une voix qui lui était bien connue, celle de l’orfèvre, lui cria : — Tusmann, que faites-vous là ? Je vous en prie, ne faites pas de folies !

Le secrétaire privé employa toutes ses forces à se débarrasser des bras de l’orfèvre. — Monsieur le professeur, dit-il, je suis dans le désespoir ; et dans un tel cas, toutes les considérations cessent. Ne le prenez pas en mauvaise part d’un pauvre secrétaire privé désespéré, qui suit d’ailleurs ce que commandent les convenances ; mais, je vous le dis sans détour, je voudrais que le diable vous emportât avec toutes vos sorcelleries.

L’orfèvre lâcha le secrétaire privé, qui tomba épuisé sur le gazon humide ; se croyant dans le bassin, il s’écria : — O mort glacée ! O froide mort ! — Adieu, adieu, Albertine ! ton malheureux fiancé est maintenant au fond de l’eau, avec les grenouilles qui louent le Seigneur dans les beaux jours d’été.

L’orfèvre aida au pauvre secrétaire privé à se relever. Tusmann, anéanti, balbutia : — Je suis en votre puissance, monsieur le professeur ; faites de mon pauvre cadavre tout ce qu’il vous plaira ; mais, de grâce, épargnez mon âme immortelle !

— Ne bavardez pas de la sorte, mais venez promptement, dit l’orfèvre. A ces mots, il prit le secrétaire par le bras, et l’emmena avec lui. Mais, au milieu du chemin, il s’arrêta en disant : — Mais, Tusmann, vous êtes tout mouillé, et vous avez une abominable mine ; venez, que je vous essuie du moins le visage.

A ces mots, l’orfèvre tira de sa poche un mouchoir d’une blancheur éclatante, et lui en frotta le visage.

En apercevant les lanternes du café Weber, Tusmann s’écria avec effroi ; — Au nom du ciel, mon digne professeur, où me conduisez-vous ? N’allons pas du côté de la foule ! évitons le monde ! Je ne puis me laisser voir ; ma présence causerait un scandale.

— Je ne sais pas pourquoi vous voulez éviter les hommes, Tusmann. Il faut absolument que vous veniez boire un verre de punch ; sans cela vous aurez la fièvre. Venez avec moi.

Le secrétaire eut beau alléguer la couleur de son visage, l’orfèvre ne fit pas la moindre attention à ses paroles et l’entraîna avec force. En entrant dans la salle, Tusmann se cacha le visage avec son mouchoir, car il se trouvait encore deux personnes à une table.

— Pourquoi donc vous cachez-vous le visage, Tusmann ? dit l’orfèvre.

— Ah ! Dieu ! s’écria le secrétaire, ne savez-vous pas que cet impertinent jeune homme a barbouillé mon visage d’une affreuse couleur verte ?

— Folies ! dit l’orfèvre en conduisant le secrétaire devant une glace où se réfléchissait l’éclat de vingt lumières.

Tusmann y jeta un coup d’œil et ne put s’empêcher de jeter un cri de surprise.

Non-seulement la teinte verte avait entièrement disparu, mais le visage de Tusmann s’était animé du coloris le plus vif, et il semblait plus jeune de plusieurs années. Dans l’excès de sa joie, Tusmann fît un bond et s’écria d’une voix attendrie : — Que vois-je ! Est-ce bien à vous, digne professeur, que je dois cet excès de félicité ? Maintenant mademoiselle Albertine, pour qui j’ai failli périr, ne refusera pas de me prendre pour son époux. Oh ! parlez ! vous êtes mon bienfaiteur !

— Je ne nie pas, dit l’orfèvre, que c’est à moi que vous deviez la teinte actuelle de votre visage, et vous pourrez en conclure que je ne suis pas aussi mal disposé pour vous que vous avez semblé le croire. Je ne désapprouve en vous que cette folle idée qui vous entraîne vers une jeune fille dont vous seriez le père ; toutefois je ne m’oppose point à vos projets, et je me bornerai à exiger que vous demeuriez loin d’elle jusqu’au prochain dimanche, à l’heure de midi. Si vous tentez de voir Albertine auparavant, vous vous exposerez à toutes les atteintes de mon courroux. Adieu.

L’orfèvre disparut, et quelques instans après il se trouva dans la chambre du conseiller, à qui il souhaita le bonsoir d’une voix assez rude. Le conseiller parut effrayé de cette visite inattendue ; il se remit toutefois un peu, et demanda brusquement à Léonard ce qu’il voulait, à une heure aussi indue.

— Vous êtes, dit l’orfèvre, vous êtes un homme infortuné et bien à plaindre ; et j’accours, au milieu de la nuit, pour chercher avec vous à détourner le coup qui vous menace.

— Ciel ! s’écria le conseiller. Venez- vous encore m’annoncer une faillite de Hambourg ou de Londres ? Venez- vous me dire que je suis un homme ruiné ?

— Non, dit l’orfèvre. Il est ici question de tout autre chose. Vous refusez-vous absolument à donner la main d’Albertine au jeune Edmond ?

— Comment ! vous en doutez encore ? Je donnerais ma fille à un misérable barbouilleur ?

— Cependant il vous a fort bien peints vous et votre fille.

— Ce serait vraiment un joli marché, dit le conseiller. Je vendrais ma fille pour deux portraits ! Je lui ai renvoyé les deux tableaux.

— Si vous lui refusez Albertine, Edmond se vengera cruellement.

— Je voudrais savoir, s’écria le conseiller, comment un blanc-bec s’y prendrait pour s’attaquer au conseiller de commission Melchior Vosswinkel !

— Je vais vous le dire, répondit l’orfévre ; Edmond est sur le point de retoucher votre portrait d’une façon singulière. Votre visage riant et ouvert, il le couvrira de rides, et il n’oubliera pas les cheveux blancs que vous cachez avec peine. Au lieu de l’agréable nouvelle du gain de la loterie, il vous mettra en main la lettre que vous reçûtes hier de Londres, et qui vous annonçait la faillite de la maison Campbell et compagnie. Sur l’adresse on lira : — Au conseiller aulique manqué, Melchior Vosswinkel. — Car il n’ignore pas que vous avez vainement sollicité ce titre. De votre poche déchirée s’échapperont des ducats et des bons du trésor, qui annonceront la perte que vous venez de faire ; et ce charmant tableau restera exposé chez le brocanteur de la rue des Changeurs, à deux pas de la Banque.

— Le démon ! s’écria le conseiller. Qu’il ne s’y risque pas ! J’appellerai la justice à mon aide.

— Mais cinquante personnes auront vu le tableau. En un quart d’heure la nouvelle s’en répandra dans la ville, sous mille versions. Tous les ridicules qu’on vous attribuait se ranimeront avec des couleurs plus vives ; quiconque vous rencontrera vous rira au visage ; et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est qu’on parlera en tous lieux de la perte que vous avez faite, et votre crédit en souffrira.

— Le misérable ! il faut qu’il me rende mon portrait, demain, aujourd’hui même !

— Et s’il le faisait, ce dont je doute fort, en quoi cela vous servirait-il ? Il le transportera sur une planche de cuivre, et il l’enverra dans le monde entier.

— Arrêtez ! s’écria le conseiller ; allez trouver cet homme, offrez -lui cinquante… offrez-lui cent écus pour qu’il renonce à son projet infâme.

L’orfèvre se mit à rire. — Vous oubliez, dit-il, qu’Edmond ne fait aucun cas de l’argent, et que sa grande tante lui a, dès long-temps, assuré sa fortune qui s’élève à plus de cinquante mille écus.

— Que dites-vous ! reprit le conseiller. Écoutez, Léonard, je crois qu’Albertine est vraiment amoureuse du jeune Edmond. Moi, je suis après tout un bon diable ; je ne sais pas résister aux larmes, aux prières. D’ailleurs, ce jeune homme me plaît : c’est un excellent peintre ; et vous savez que pour ce qui concerne les arts, je suis un véritable fou. Il a de belles qualités, ce jeune Edmond. Eh bien ! savez-vous, Léonard, par pure bonté d’âme, je lui donne ma fille, à ce pauvre garçon !

— Hem ! dit l’orfèvre, il faut que je vous conte quelque chose de plaisant. Je viens du jardin botanique. Tout près du grand bassin, j’ai trouvé votre vieil ami, votre ancien camarade d’école, qui, dans le désespoir que lui causaient les mépris d’Albertine, se disposait à se jeter dans l’eau. Je parvins avec peine à le détourner de son épouvantable projet, en lui représentant que vous, mon digne conseiller, vous tiendrez certainement votre parole, et déciderez, par autorité paternelle, votre fille à lui donner sa main. Si vous accordez Albertine à Edmond, le secrétaire se jettera dans le bassin ; rien n’est plus certain. Pensez-y : ce suicide fera un bruit affreux ; chacun vous accusera d’avoir été le meurtrier de Tusmann, et un profond mépris vous atteindra. Vous ne serez plus invité à aucune table ; et, quand vous entrerez dans un café pour apprendre quelque nouvelle, tout le monde vous tournera le dos. Il y a plus : le secrétaire privé est fort estimé par ses supérieurs ; son renom, comme grand travailleur, a dépassé l’enceinte des bureaux ; si l’on vous accuse de l’avoir poussé à la mort par votre manque de foi, vous pouvez être assuré que, durant le reste de votre vie, vous ne trouverez jamais un secrétaire de légation, ni un conseiller de finances, au logis ; vous serez dédaigné par les simples conseillers de commerce ; jusqu’aux expéditionnaires, tout le monde vous abordera le chapeau sur la tête. On vous reprendra le titre de conseiller la commission : vous recevrez coup sur coup ; votre crédit sera anéanti, votre fortune entamée de toutes parts ; et les choses iront de mal en pire, jusqu’à ce qu’enfin le besoin, l’abandon et la misère viennent vous atteindre, vous frapper et vous accabler.

— Arrêtez ! s’écria le conseiller. Vous me mettez à la torture ! Qui eût jamais pensé que le secrétaire ferait de telles folies à son âge ! Mais vous avez raison, quelque chose qui arrive, je dois lui tenir parole ; sans cela, je suis un homme ruiné. Oui, c’est bien résolu, le conseiller aura la main d’Albertine.

— Vous oubliez, dit l’orfèvre, la demande du baron Benjamin. Vous oubliez l’anathème du vieux Manassé ! Si vous méprisez les prétentions de son neveu, vous aurez en lui un ennemi terrible. Manassé vous traversera dans toutes vos spéculations. Il ne repoussera aucun moyen de nuire à votre crédit ; il profitera de chaque occasion pour vous causer dommage ; il n’aura pas de repos jusqu’à ce qu’il ait anéanti votre fortune et votre honneur ; jusqu’à ce que le Dalès, qu’il vous a souhaité, pénètre véritablement dans votre maison. — Bref, que vous donniez votre fille à l’un ou à l’autre des trois prétendans, vous tomberez toujours dans l’embarras, et c’est pour cela que je vous nommais, en vous abordant, un homme infortuné et bien à plaindre.

Le conseiller se mit à parcourir la chambre à grands pas, et s’écria plusieurs fois : — Je suis perdu ! — Infortuné conseiller ! homme ruiné ! — Pourquoi donc ai-je une fille ! Que l’enfer les engloutisse tous, Edmond, le juif et mon camarade aussi !

— Allons, allons, dit l’orfèvre, il est encore un moyen de vous tirer d’embarras.

— Lequel ? dit le conseiller en s’arrêtant tout à coup, et en regardant fixement Léonard. Je consens à tout.

— Avez-vous vu au théâtre le Marchand de Venise ? demanda l’orfèvre.

— C’est une pièce où M. Devrient[2] joue un juif cruel, nommé Shylock, qui brûle d’envie d’avoir la chair d’un négociant, dit le conseiller. Sans doute j'ai vu cette pièce ; mais où voulez-vous en venir ?

— Puisque vous connaissez le Marchand de Venise, vous vous souviendrez qu’il s’y trouve une certaine demoiselle Porcia, dont le père a mis en quelque sorte la main en loterie par une disposition testamentaire. On dispose trois cassettes, et chacun de ses amans doit en choisir une. Celui qui prend la cassette où se trouve le portrait de Porcia doit obtenir sa main. Imitez de votre vivant le père mort de la belle Porcia, et dites aux trois prétendans que le hasard décidera de leurs prétentions.

— Quelle folle proposition ! dit le conseiller. Et pensez-vous, M. Léonard, que je ne serai pas moins exposé à la haine de ceux que le hasard n’aura pas favorisés ?

— C’est ici que je vous arrête ! répondit l’orfèvre. Voyez-vous, monsieur le conseiller, je vous promets solennellement d’arranger la chose, de manière à contenter tout le monde. Les deux prétendus qui ne choisiront pas la cassette du portrait, trouveront dans la leur, comme les princes de Maroc et d’Aragon, quelque chose qui les dédommagera si amplement, qu’ils ne songeront plus au mariage d’Albertine.

— Est-il possible ! s’écria le conseiller.

— Non pas seulement possible, mais très-certain, répondit l’orfèvre ; et je vous donne ma foi que les choses se passeront comme je vous le dis.

Le conseiller n’hésita plus, et il fut décidé entre eux que le projet de Léonard serait mis à exécution le dimanche suivant.

  1. De Shakspeare.
  2. Célèbre acteur de Berlin.