Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (Ip. 28-41).

CHAPITRE III.

Ils furent introduits dans un antique vaisseau qui avait servi successivement de chapelle, de bibliothèque, de salle de spectacle et d’écurie, suivant les vicissitudes de la noblesse ou les goûts des divers possesseurs du château. Cette salle était située dans un corps de bâtiment plus ancien que les autres constructions qui composaient le vaste et imposant manoir de Villepreux. Elle était d’un beau style gothique flamboyant, et les arceaux de la charpente annonçaient qu’elle avait été consacrée au culte religieux. Mais en changeant son usage à diverses époques, on avait changé ses ornements, et les dernières traces de réparation qui subsistaient, c’étaient les boiseries du quinzième siècle, qu’au dix-huitième on avait couvertes de planches et de toiles peintes pour jouer des pastorales, l’opéra du Huron, et la Mélanie de M. de La Harpe. Un reste de ce décor, barbouillé de guirlandes fanées et d’Amours éraillés, avait été enlevé ; et une certaine pièce située dans une tourelle adjacente avait pu ouvrir une porte, longtemps murée, sur la grande salle déblayée de ses oripeaux. Or, la tourelle était un lieu favori pour une certaine personne de la famille. Dès qu’on eut découvert une nouvelle issue à cette pièce et un usage à cette porte, on voulut qu’elle pût communiquer avec la chapelle ; mais il n’y manquait qu’une chose, c’était un escalier. Dans le principe, la porte donnait sur une tribune dans laquelle le châtelain et sa famille venaient écouter les offices, et la tourelle servait d’oratoire. Sous la régence, la tribune servit à appuyer la toile de fond du théâtre, et la tourelle fut tantôt le foyer des comédiens amateurs, tantôt le cabinet de toilette de quelque prima donna de haute volée. On avait pratiqué, pour la communication avec les coulisses, un de ces escaliers à roulettes, qu’on appelle échelles à marches en termes de menuiserie, et dont on se sert dans les bibliothèques ou dans les ateliers de peinture, pour atteindre aux rayons supérieurs ou aux parties élevées des grandes toiles. C’était un ouvrage grossier, provisoire, et pouvant se déplacer suivant l’exigence du décor. La famille de Villepreux, ayant su apprécier la beauté des boiseries méprisées et mutilées par la génération précédente, avait résolu d’utiliser cette vaste pièce abandonnée depuis la révolution aux rats et aux chouettes.

On avait donc décrété ce qui suit :

L’ex-chapelle du moyen âge, ex-bibliothèque sous Louis XIV, ex-salle de spectacle sous la régence, ex-écurie durant l’émigration, servirait désormais d’atelier de peinture, ou pour mieux dire de musée. On y rassemblerait tous les vieux vases et meubles rares, tous les portraits de famille et anciens tableaux, tous les livres de prix, toutes les gravures, en un mot toutes les curiosités éparses dans le château. Il y avait place pour tout cela et pour toutes les tables, modèles et chevalets qu’on voudrait y ajouter.

La partie qui avait été tour à tour le chœur de la chapelle et l’emplacement du théâtre, reprendrait, comme monument, sa forme demi-circulaire et son apparence de chœur recouvert de boiseries sculptées. C’étaient ces belles sculptures en plein chêne noir qu’il s’agissait de restaurer. L’ancienne porte de la tourelle que les maçons venaient de démasquer donnerait comme autrefois sur une tribune ; mais cette tribune servirait de palier, garnie d’une balustrade, à un escalier tournant dont plusieurs dessins avaient été essayés et parmi lesquels on devait choisir le plus convenable.

Cette chapelle, cet escalier et cette tourelle auront trop d’importance dans le cours de notre récit, pour que nous n’ayons pas cherché à en présenter l’image à l’esprit du lecteur. Nous devons ajouter que ce corps de bâtiment était situé entre une partie du parc où la végétation avait envahi les allées, et une petite cour ou préau qui avait été tour à tour cimetière, parterre et faisanderie, et qui n’était plus qu’une impasse obstruée de décombres.

C’était donc l’endroit le plus silencieux et le moins fréquenté du château, une retraite philosophique, ou un laboratoire artistique que l’on voulait déblayer et restaurer, mais conserver mystérieux et sombre, soit pour y travailler sans distraction, soit pour s’y retrancher contre les visiteurs importuns.

C’est vers ce lieu solitaire que M. Lerebours conduisit les deux meniusiers, l’un calme, et l’autre s’efforçant de le paraître.

Mais d’abord, Pierre ne songea ni à son père ni à lui-même. L’amour de sa profession, qu’il comprenait en artiste, fut le seul sentiment qui s’empara de lui lorsqu’il pénétra dans cette antique salle, véritable monument de l’art de la menuiserie. Il s’arrêta au seuil, saisi d’un grand respect ; car il n’est point d’âme plus portée à la vénération que celle d’un travailleur consciencieux. Puis il s’avança lentement sous la voûte et parcourut toute l’enceinte d’un pas inégal, tantôt se pressant pour examiner les détails, tantôt s’arrêtant pour admirer l’ensemble. Une joie sainte rayonnait sur son visage, sa bouche entr’ouverte ne laissait pas échapper un seul mot, et son père le regardait avec étonnement, comprenant à demi son transport, et se demandant quelle pensée l’agitait pour le faire ainsi paraître fier, assuré, et plus grand de toute la tête qu’à l’ordinaire. Quant à l’économe, il était incapable de rien concevoir à ce ravissement, et comme les deux menuisiers gardaient le silence, il se décida à entamer la conversation.

— Vous voyez, mes amis, leur dit-il de ce ton bénin qui était chez lui le signe précurseur d’un accès de ladrerie, qu’il n’y a pas tant d’ouvrage qu’on pourrait le croire. Je vous ferai observer que les frises et les figurines étant un travail hors de votre compétence, nous ferons venir de Paris des artistes tourneurs et sculpteurs en bois pour raccommoder celles qui sont brisées et pour rétablir celles qui ont disparu. Ainsi vous n’avez à vous occuper que des grosses pièces ; vous aurez à mettre des morceaux dans les panneaux endommagés, à resserrer les parties disjointes, à confectionner çà et là quelques moulures, à rapporter des morceaux dans les corniches, etc. Je pense que vous pouvez faire proprement ces oves ?… Vous, maître Pierre, qui avez voyagé, vous ne serez pas embarrassé par les torsades incrustées en balustres, n’est-ce pas ? Et l’économe accompagnait d’un sourire, moitié paternel, moitié dédaigneux, ces impertinentes dubitations.

Le père Huguenin, qui était assez bon ouvrier pour comprendre la difficulté du travail, à mesure qu’il l’examinait, fronça les sourcils à cette interpellation directe aux talents de son fils. Dans ce moment il était encore partagé entre la secrète jalousie de l’artiste et l’espoir orgueilleux du père. Son front s’éclaircit lorsque Pierre, qui n’avait pas semblé écouter M. Lerebours, répondit d’une voix assurée :

— Monsieur l’économe, j’ai appris dans mes voyages tout ce que j’ai pu apprendre ; mais il n’y a rien dans ces oves, dans ces torsades, et dans le rapport de toutes ces pièces, que mon père ne soit capable d’entreprendre et de mener à bien. Quant aux figures et aux ornements délicats, ajouta-t-il en baissant un peu la voix par un sentiment de secrète modestie, ce serait une tâche faite pour nous tenter l’un et l’autre ; car c’est un beau travail et il y aurait de la gloire à l’accomplir. Mais cela nous demanderait beaucoup de temps, nous n’aurions peut-être pas tous les outils nécessaires, et, à coup sûr, nous ne trouverions pas dans le pays de compagnons pour nous seconder. Ainsi nous nous tiendrons à notre partie. Maintenant vous plaît-il de nous montrer la place et le plan de l’escalier dont vous avez parlé ?

Au fond de la chapelle, la petite porte dont j’ai parlé, mystérieusement enfoncée dans l’épaisseur du mur, et recouverte d’une vieille tapisserie, n’avait plus pour palier extérieur que quelques planches vermoulues, dernier vestige de la tribune.

— C’est ici, dit M. Lerebours. Comme il n’y a pas de cage d’escalier dans la muraille, il faut faire un escalier extérieur, tout en bois, et tournant en spirale. Voyez, prenez vos mesures, si vous voulez. Voici une échelle qu’on peut approcher.

Pierre approcha l’échelle à marches et monta jusqu’à la tribune, qui n’était élevée que d’une vingtaine de pieds au-dessus du sol. Il souleva la portière et admira le travail exquis de la porte sculptée, ainsi que les ornements d’architecture à filets délicatement enroulés qui encadraient les chambranles et le tympan.

— Cette porte est aussi à réparer, dit-il ; car les armoiries qui forment le centre des médaillons ont été brisées.

— Oui, dans la révolution, répondit l’économe, en détournant les yeux d’un air hypocrite ; et ce fut une grande barbarie, car c’était l’œuvre d’un ouvrier bien habile, on n’en saurait douter.

Les joues du père Huguenin se colorèrent d’un rouge vif. Il connaissait bien le vandale qui avait donné jadis le meilleur coup de hache à cette dévastation.

— Les temps sont changés, dit-il avec un sourire où la malignité surmontait la confusion ; et les écussons aussi. Dans ce temps-là on brisait tout, et on ne se doutait guère qu’on se taillait de la besogne pour l’avenir.

— Ce n’est pas si mauvais pour vous, dit l’intendant avec un rire froid et saccadé dont il accompagnait toujours ce qu’il lui plaisait d’appeler ses traits de gaieté.

— Ni pour vous non plus, monsieur Lerebours, répondit le vieux menuisier. Si on n’avait pas enfoncé ces portes, vous n’en auriez pas aujourd’hui les clefs ; si on n’eût pas vendu ce château, la branche cadette des Villepreux n’aurait pas fait le bon marché de l’acheter en assignats à la branche aînée, et ne serait pas si riche à l’heure qu’il est.

— La famille de Villepreux a toujours été riche, dit M. Lerebours d’un ton altier ; et avant d’acheter cette terre, elle n’était pas, je pense, sur le pavé.

— Bah ! reprit le père Huguenin d’un ton goguenard ; à pied, à cheval ou en carrosse, nous y sommes tous sur ce pauvre pavé du bon Dieu !

Pendant cette digression, Pierre, examinant toujours la porte, essayait de l’ouvrir afin d’en voir les deux faces. M. Lerebours l’arrêta.

— On n’entre pas ici, dit-il d’un ton doctoral, la porte est fermée en dedans ; c’est le cabinet d’étude de mademoiselle de Villepreux, et moi seul ai le droit d’y pénétrer en son absence.

— Il faudra toujours bien enlever la porte pour la réparer, dit le père Huguenin, à moins que vous ne vouliez y laisser des chatières.

— Ceci viendra en son temps, répondit M. Lerebours ; vous n’avez affaire maintenant qu’avec l’escalier. Voici la place, et si vous voulez descendre je vais vous montrer le plan.

Pierre descendit de l’échelle, et l’économe déroula d’abord devant lui plusieurs planches ; c’étaient diverses gravures à l’eau-forte d’après des tableaux de vieux intérieurs flamands.

— Mademoiselle, dit M. Lerebours, a désiré que l’on se conformât au style de ces escaliers, et que l’on choisît, parmi les échantillons que voici, celui qui s’adapterait le mieux aux exigences du local. J’ai fait en conséquence tracer un plan suivant les lois de la géométrie ; je présume qu’en vous le faisant expliquer vous pourrez vous y conformer.

— Ce plan est défectueux, dit Pierre aussitôt qu’il eut jeté les yeux sur la planche de trait que l’intendant déroulant devant lui d’un air important.

— Songez à ce que vous dites, mon ami, répondit l’économe ; ce plan a été exécuté par mon fils,… par mon propre fils.

— Monsieur votre fils s’est trompé, reprit Pierre froidement.

— Mon fils est employé aux ponts et chaussées, apprenez cela, maître Pierre, s’écria l’intendant tout rouge de dépit.

— Je ne dis pas le contraire, dit Pierre en souriant ; mais si monsieur votre fils était ici, il reconnaîtrait son erreur et ferait un autre plan.

— Sous votre direction, sans doute, monsieur l’entendu ?

— Sous celle du bon sens, monsieur l’économe ; et il m’en donnerait une que je pourrais suivre.

Le père Huguenin riait de plaisir dans sa barbe grise ; il était enchanté que son fils le vengeât des allusions de M. Lerebours.

— Voyons donc ce plan, dit-il d’un air capable ; et tirant de la poche de son gilet, qui lui descendait sur le genou, une paire de lunettes de corne, il s’en pinça le nez et fit mine de commenter la planche, quoiqu’il n’y comprît rien du tout. Le dessin linéaire était un grimoire qu’il avait toujours affecté de mépriser ; mais une foi instinctive lui disait en cet instant que son fils était dans le vrai. Il ne manqua pas d’affirmer que le plan était faux, que cela sautait aux yeux, et il le soutint avec tant d’aplomb que Pierre l’eût cru converti à l’étude du trait s’il ne se fût aperçu qu’il tenait la planche à l’envers. Il se hâta de la lui ôter des mains, de peur que l’économe, qui n’était du reste guère plus versé que lui dans cette partie, ne le remarquât.

— Monsieur votre fils peut être très-habile dans les ponts et chaussées, poursuivait le père Huguenin en ricanant ; mais il ne fait pas beaucoup d’escaliers sur les grandes routes, que je sache. Chacun son métier, monsieur Lerebours, soit dit sans vous offenser.

— Ainsi, vous refusez de faire cet escalier ? dit Lerebours en s’adressant à Pierre.

— Je me charge de le rectifier, répondit Pierre avec douceur. Ce ne sera pas difficile, et le mouvement sera le même. J’y ajouterai une rampe en chêne découpée à jour dans le style de la boiserie, et des pendentifs assortis à ceux de la voûte de la charpente.

— Vous êtes donc sculpteur aussi ? dit M. Lerebours avec aigreur ; vous avez tous les talents !

— Oh ! non pas tous, répondit Pierre avec un soupir plein de bonhomie, non pas même tous ceux que je devrais avoir. Mais essayez-moi dans ma partie, et, si vous êtes content, vous me pardonnerez de vous avoir contredit ; c’était sans intention de vous blesser, je vous jure. Si j’avais à m’occuper de la construction d’un pont ou d’un projet de route, je me mettrais avec plaisir sous les ordres de M. Isidore, parce que je sais que j’aurais beaucoup de choses utiles à apprendre de lui.

M. Lerebours, un peu radouci, consentit à écouter la critique pleine de douceur que Pierre lui fit du plan d’escalier. La démonstration fut faite avec clarté, et le père Huguenin la comprit d’emblée, car il était arrivé, par la pratique et la logique naturelle, à une connaissance assez élevée de son art ; mais M. Lerebours, qui n’avait ni la théorie ni la pratique, suait à grosses gouttes tout en faignant de comprendre ; et, pour clore le différend, il fut décidé que Pierre ferait un autre plan, et qu’on le soumettrait à l’architecte que la famille honorait de sa clientèle. M. Lerebours était bien aise de faire cette épreuve avant d’employer le jeune menuisier, et l’on arrêta que le devis du travail et les conditions du salaire seraient ajournés jusqu’au jugement de l’architecte.

Lorsque les Huguenin furent rentrés chez eux, le père garda un profond silence. En attendant le soir, on reprit les travaux, et Pierre, sans plus d’orgueil que les autres jours, se mit à raboter les planches que lui présentait son père ; mais il était facile de voir que celui-ci ne lui taillait plus la besogne avec autant d’assurance, et qu’il lui parlait avec plus d’égards que de coutume. Il alla même jusqu’à le consulter sur un procédé fort simple que Pierre employait en débitant certaines pièces.

— Votre manière est bonne aussi, lui répondit Pierre.

— Mais enfin, dit le vieillard, la tienne vaut mieux, sans doute ?

— Elle m’est plus facile, répondit Pierre.

— Tu désapprouves donc la mienne ? dit encore le père Huguenin.

— Nullement, répondit le jeune homme, puisque avec un peu plus de temps et de peine vous arrivez au même résultat.

Le vieux menuisier comprit cette critique délicate et se mordit les lèvres, puis un sourire d’approbation effaça cette grimace involontaire.

Après le souper, Pierre se mit à l’œuvre. Il tira de son carton une grande feuille de papier, prit son crayon, son compas et sa règle, tira des lignes et les coupa par d’autres lignes, arrondit des courbes, des demi-courbes, fit des projections, des développements, et à minuit son plan fut terminé. Le père Huguenin, qui feignait de sommeiller auprès de la cheminée, le suivait des yeux par-dessus son épaule. Quand il vit qu’il refermait son portefeuille et s’apprêtait à se coucher sans dire un mot : Pierre, dit-il enfin d’une voix oppressée, tu joues gros jeu ! Es-tu bien sûr d’en savoir plus long que le fils de M. Lerebours, qu’un jeune homme qui a été élevé dans les écoles, et qui est employé par le gouvernement ? Ce matin, pendant que tu expliquais les fautes de son plan, quoique tu te servisses de mots qui ne me sont pas très-familiers, j’ai compris que tu pouvais avoir raison ; mais il est facile de blâmer, et malaisé de faire mieux. Comment peux-tu te flatter de ne pas te tromper toi-même dans toutes ces lignes que tu viens de croiser sur un chiffon de papier ? Il n’y a qu’en essayant les pièces les unes avec les autres, et en retouchant à mesure, qu’on peut être bien sûr de ce qu’on fait. Si tu commets une faute en travaillant, ce n’est qu’une journée et un peu de bois perdus ; tu corriges, personne ne s’en aperçoit, et tout est dit. Au lieu que si tu fais là un trait de plume à faux, voilà tous les beaux savants auxquels tu veux t’en rapporter qui vont crier que tu es un ignorant, un maladroit ; et tu seras perdu de réputation avant d’avoir rien fait. Voilà tantôt quarante-cinq ans que j’exerce mon métier avec honneur et profit ; une faute sur le papier eût pu me faire échouer au début de ma carrière. Aussi me suis-je bien gardé de me mettre en concurrence avec ceux qui prétendaient en savoir plus long que moi. J’ai fait mon petit chemin, avec mon petit proverbe : « À l’œuvre on connaît l’artisan.  » Prends garde à toi, mon enfant ! méfie-toi de ton amour-propre.

— Mon amour-propre n’est pas ici en jeu, soyez-en sûr, mon bon père, répondit Pierre ; je ne veux humilier personne ni chercher à me faire valoir ; mais il y a au-dessus de nous tous quelque chose qui est infaillible, et qu’aucune vanité, aucune jalousie ne peut plier à son profit : c’est la vérité démontrée par le calcul et l’expérience. Quiconque a entrevu clairement cette vérité une bonne fois ne peut jamais s’égarer dans de fausses applications. Je vous l’ai déjà dit, vos procédés sont bons, puisqu’ils vous font réussir à tout ce que vous entreprenez ; et j’ajouterai que, plus j’examine votre travail, plus j’admire ce qu’il vous a fallu de présence d’esprit, d’intelligence, de courage et de mémoire pour vous passer de la géométrie. La théorie ne vous apprendrait rien, à vous qui avez un esprit supérieur ; mais vous comprendrez le bienfait de cette théorie lorsque je vous dirai qu’avec son concours le plus borné de vos apprentis pourrait arriver, dans peu de temps, non à la même habileté, mais à la même certitude que quarante-cinq années de travail assidu vous ont fait acquérir. La science exacte n’est autre chose que le résultat de l’expérience de tous les hommes raisonnée, constatée, et démontrée dans des termes dont la technique vous effraie à tort ; car leur précision est plus facile à retenir que toutes les vagues définitions de l’usage vulgaire. Avec le secours du dessin, vous eussiez pu savoir à vingt ans ce que vous saviez peut-être à peine à quarante, et vous eussiez pu exercer votre grande intelligence sur de nouveaux sujets.

— Il y a du bon sens dans tout ce que tu dis là, répondit le père Huguenin ; mais si tu triomphes dans le défi que tu portes au fils de l’économe, crois-tu que son père ne nous en voudra pas mortellement, et ne confiera pas à quelque autre le travail qu’il nous a proposé ce matin ?

— Il n’aura garde de mécontenter ses maîtres. Rappelez-vous, mon père, que M. de Villepreux est un homme actif, vigilant, économe ; M. Lerebours sait bien qu’il faut que les choses soient bien faites et sans prodigalité ; c’est pourquoi il vous a choisi, quoiqu’il n’aime pas les anciens patriotes. Il vous conservera la pratique du château, n’en doutez pas, et d’autant plus que l’architecte lui dira que vous êtes plus capable que bien d’autres.

Dominé par la sagesse de son fils, le père Huguenin s’endormit tranquille, et, trois jours après, il fut mandé au château pour s’entendre avec l’architecte qui était venu en personne examiner les lieux et faire un devis des dépenses totales pour le compte du châtelain.

L’architecte était passablement enclin à donner gain de cause aux plus puissants, c’est-à-dire à M. Lerebours et à sa progéniture. Aussi, dès qu’il eut jeté les yeux sur les deux plans, il s’écria :

— Sans aucun doute le plan de monsieur votre fils est excellent, mon petit père Lerebours ; et le vôtre, mon pauvre ami Pierre, est boiteux de trois jambes. En parlant ainsi, il jetait dédaigneusement sur la table le plan de l’employé aux ponts et chaussées, ne doutant pas que ce ne fût l’œuvre du menuisier.

— Permettez, monsieur, lui dit Pierre avec sa tranquillité accoutumée, le plan que vous rejetez n’est pas le mien. Veuillez regarder le plan que vous venez d’approuver ; mon nom est écrit en petit caractère sur la dernière marche de l’escalier.

— Ma foi, c’est vrai ! s’écria l’architecte avec un gros rire ; j’en suis fâché pour vous, mon pauvre père Lerebours, votre fils s’est blousé. Allons, n’en soyez pas désolé, cela peut arriver à tout le monde. — Quant à toi, mon garçon, ajouta-t-il en se tournant vers le fils Huguenin et en lui frappant sur l’épaule, tu entends ton affaire, et si tu es aussi bon sujet que tu es bon géomètre, tu pourras faire ton chemin. Voilà une planche dessinée avec beaucoup de goût et d’intelligence, continua-t-il en retournant au dessin de Pierre Huguenin, et cet escalier pourra être aussi commode qu’élégant. Employez-moi ce menuisier-là, père Lerebours, vous en pourrez faire venir de loin qui ne le vaudront pas.

— C’est aussi mon intention, répondit Lerebours avec le calme d’une profonde politique. Je sais rendre justice au talent, et reconnaître le mérite où il se trouve. Mon fils est certainement un homme très-fort en géométrie, mais il a une tête si jeune, si ardente…

— Allons, allons, il aura pensé à quelque jolie femme en dessinant son plan, dit l’architecte. Le gaillard est assez bel homme pour avoir souvent de telles distractions !…

Le père Lerebours se mit à rire comme une crécelle, tandis que l’architecte lui répondait comme une grosse cloche. Quand ils eurent épuisé toute leur gaieté légère, ils se mirent à faire le devis général des travaux, tandis que le maître menuisier et son fils faisaient celui qui concernait leurs attributions. Le prix fut débattu avec une horrible ténacité de la part de Lerebours et une grande fermeté de la part de Pierre Huguenin. Ses prétentions étaient si modérées que son père, sachant bien que Lerebours voudrait les réduire sans pudeur, l’accusait secrètement de ne pas savoir faire ses affaires. Mais Pierre fut inébranlable, et l’architecte, forcé de convenir que la demande était sensée, termina le différend en disant tout bas à l’oreille de l’économe :

— Concluez vite avant que le père ne défasse le marché.

Le contrat fut donc signé. L’architecte se chargea de toiser à la fin des travaux. Après tout, au point où en sont les institutions qui sacrifient toujours l’ouvrier à celui qui l’emploie, l’affaire était bonne pour le maître menuisier.

— Allons, disait-il à son fils en revenant au logis, tu t’entends à toutes choses ; voici la première fois de ma vie que je termine un marché sur mon premier mot.