Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (Ip. 97-103).

CHAPITRE X.

Il y aurait de curieuses recherches à faire pour découvrir, dans le passé, les causes d’inimitié qui présidèrent à ces dissensions dont se plaignait Pierre Huguenin parmi les différentes associations d’ouvriers. Mais ici règne une profonde obscurité. Les ouvriers, s’ils les connaissent, les cachent bien ; et je crois fort qu’ils ne les connaissent guère mieux que nous. Que signifie, par exemple, entre les deux plus anciennes sociétés, celle de Salomon et celle de Maître Jacques, autrement dites des gavots et des dévorants, autrement dites encore le Devoir et le Devoir de liberté, cette interminable et sanglante question du meurtre d’Hiram dans les chantiers du temple de Jérusalem, question qu’au reste la plupart des compagnons prennent au sérieux et dans le sens le plus matériel ? Chaque société renvoie à sa rivale cette terrible accusation ; c’est à qui s’en lavera les mains ; on se les couvre de gants dans les solennités de l’ordre, pour témoigner qu’on est pur de ce crime : on se provoque, on s’assomme, on s’étrangle, pour venger la mémoire d’Hiram, le conducteur des travaux du temple, égorgé et caché sous les décombres par une moitié jalouse et cruelle de ses travailleurs. Il y a là sans doute quelque grand fait historique, ou quelque principe vital du passé et de l’avenir du peuple, caché sous une fiction qui n’est pas sans poésie. Mais, comme chez les peuples enfants, le mythe est pris à la lettre par les ouvriers, véritable race de l’enfance, imbue de toutes les illusions crédules, de tous les instincts indomptés, de tous les élans tendres et candides de l’enfance. Oui, chère et merveilleuse lectrice, le peuple vous représente un géant au berceau, qui commence à sentir la vie déborder de son sein puissant, et qui se lève pour essayer des pas incertains au bord d’un abîme. Qui de lui ou de nous y tombera ? Madame, madame ! hâtez-vous d’être belle et de faire briller vos diamants. Peut-être sont-ils trempés dans le sang d’Hiram, et peut-être faudra-t-il un jour les cacher, ou les jeter loin de vous.

Quelques ouvriers lettrés et érudits (car il y en a, et ce n’est pas le fait le moins certain que je puisse vous attester[1]) ont cherché philosophiquement à lever le voile de ce mystère. Les uns attribuent la création de leur ordre aux ruines de l’ordre du Temple, et selon eux le fameux Maître Jacques, charpentier en chef de Salomon, ne serait autre que le grand maître Jacques de Molay, martyr immolé par un roi cupide et cruel du nom de Philippe. Selon d’autres il faudrait remonter plus haut, et chercher la source de l’inextinguible aversion, dans le ressentiment des races dépossédées et persécutées du midi de la France, des Albigeois, ou habitants riverains des gaves[2] (de là gavots) contre les bourreaux du nord et les inquisiteurs de Dominique. Et nous, nous pouvons, si nous voulons, supposer que toutes ces grandes insurrections de pastoureaux, de vaudois, de protestants et de calvinistes, tous plus ou moins zélateurs ou continuateurs de la doctrine de l’Évangile éternel, qui ont, à diverses époques, arrosé de leur sang les plaines et les chemins de la France, n’ont pas été étouffées sans que bien des souvenirs amers, bien des ressentiments funestes, restassent debout, et fussent légués en héritage de génération en génération jusqu’à nos jours. La cause est oubliée, perdue ou dénaturée dans la nuit de la tradition ; mais la passion subsiste. N’allez pas en Corse chercher la poésie tragique de la vendetta : elle est à votre porte, elle est dans votre maison. Le tailleur de pierres qui a élevé votre demeure est l’irréconciliable ennemi du charpentier qui l’a couverte ; et pour un mot, pour un signe, pour un regard, leur sang a coulé sur cette pierre, écusson de leur noblesse, fondement mystique de leur droit.

Il y a deux sociétés de fondation immémoriale ; nous venons de les nommer[3]. De ces deux sociétés, ou de l’une des deux est issue une troisième société : celle de l’Union ou des Indépendants, dits les Révoltés. Elle fut créée en 1830 à Bordeaux, par des aspirants qui se révoltèrent contre leurs compagnons. À Lyon, à Marseille, à Nantes, de nombreux insurgés du même ordre se joignirent à eux et constituèrent l’Union. Une quatrième société est celle du Père Soubise, qui se dit aussi Dévorante. Ainsi quatre sociétés principales ou Devoirs, qui se composent chacune de plusieurs corps de métiers, et auxquelles se rattachent de nombreuses adjonctions d’institution plus ou moins récente, les unes acceptées cordialement, les autres repoussées avec acharnement par les sociétés auxquelles elles veulent s’unir de gré ou de force.

Il faudrait tout un livre pour énumérer toutes les sociétés, leurs prétentions, leurs titres, leurs statuts, leurs origines, leurs coutumes et leurs relations mutuelles. Telle société est alliée à une autre : par exemple les enfants du Père Soubise s’honorent d’être, comme ceux de Maître Jacques, compagnons du Devoir, et n’en vivent pas en meilleure intelligence pour cela. Telle autre société est ennemie née de telle autre. Dans le sein d’un même Devoir il y a des corps de métiers qui se tolèrent, d’autres qui se soutiennent, d’autres qui se haïssait mortellement. En général les sociétés nouvellement formées sont repoussées par l’orgueil des anciennes, et ne conquièrent leur droit de cité dans le compagnonnage qu’au prix de leur sang. Chaque Devoir a son code. Dans les uns il y a deux grades ; dans d’autres il y en a trois et quatre. La condition de l’aspirant est heureuse ou misérable, suivant l’esprit despotique ou libéral de la société. Enfin tous ces camps divers et dissidents sont réunis dans une même appellation, les Compagnons du tour de France.

Chaque société a ses villes de Devoir, où les compagnons peuvent stationner, s’instruire et travailler, en participant à l’aide, aux secours et à la protection d’un corps de compagnons qu’on appelle par application générique société, et dont les membres se fixent ou se renouvellent suivant leurs intérêts ou leurs besoins. Quand ils sont trop nombreux pour subsister, quelques-uns parmi les premiers arrivés doivent faire place aux derniers arrivants.

Certaines villes peuvent être occupées par des Devoirs différents ; certaines autres sont la propriété exclusive d’un seul Devoir, soit par antique coutume, soit par transaction, comme il est arrivé pour le marché de cent ans de la ville de Lyon.

Certaines bases sont communes à tous les Devoirs et à tous les corps qui les composent : et à voir la chose en grand, ces bases principales sont nobles et généreuses. L’embauchage, c’est-à-dire l’admission de l’ouvrier au travail ; le levage d’acquit, c’est-à-dire la garantie de son honneur ; les rapports du compagnon avec le maître ; la conduite, c’est-à-dire les adieux fraternels érigés en cérémonies ; les soins et secours accordés aux malades, les honneurs rendus aux morts, la célébration des fêtes patronales, et beaucoup d’autres coutumes, sont à peu près les mérites dans tout le compagnonnage. Ce qui diffère, ce sont les formes extérieures, les formules, les titres, les insignes, les couleurs, les chansons, etc.

La majeure partie des ouvriers de la province est enrôlée dans le compagnonnage. Une faible partie en ignore l’importance, et ne songe point à en percer les mystères. Dans les campagnes arriérées du centre, où le métier est presque toujours héréditaire, le fils ou le neveu est naturellement l’apprenti du maître. Dans ces existences fixées d’avance et peu soucieuses de perfectionner l’art, le compagnonnage est inutile et le tour de France inusité.

Certains corps de métiers ont eu des Devoirs qui se sont perdus ; c’est-à-dire que leurs statuts, n’étant plus nécessaires à leur organisation et à leur sécurité, sont tombés en désuétude[4]. Des sentiments, des liens politiques, suffisent à ces compagnies plus éclairées peut-être, mais peut-être aussi moins unies. À Paris, le compagnonnage tend chaque jour de plus en plus à se perdre et à se disperser, dans le vaste champ des travaux et des intérêts divers. Aucune société n’y pourrait monopoliser le travail. D’ailleurs, l’esprit sceptique d’une civilisation plus avancée a fait justice des gothiques coutumes du compagnonnage, trop tôt peut-être ; car une association fraternelle étendue à tous les ouvriers n’était pas encore prête à remplacer les associations partielles. Cependant les haines de parti ne s’y effacent pas toujours. Les charpentiers compagnons de liberté y habitent la rive gauche de la Seine ; leurs adversaires, les charpentiers compagnons passants, occupent la rive droite. Ils sont tenus par une convention à travailler du côté du fleuve où leur domicile est fixé. Ils se battent néanmoins, et les autres compagnies ne tolèrent pas toujours. Mais en général on peut dire que le compagnonnage, avec ses pouvoirs et ses passions, se trouve là comme perdu et absorbé au sein du grand mouvement qui entraîne tout vers une marche indépendante et soutenue.

Ce qui conserve dans les provinces l’importance du compagnonnage, c’est l’instruction, l’ardeur belliqueuse, l’esprit d’association et l’habitude d’organisation régulière infusée à une masse de jeunes gens qu’y jettent un caractère entreprenant, l’amour du progrès, le besoin d’échapper à l’isolement, à l’ignorance et à la misère. Ce sont les nobles enfants perdus de la grande famille des travailleurs, les artistes bohémiens de l’industrie, les Mamertins audacieux de la Rome primitive. Les uns y sont poussés par le despotisme grossier de la famille qui les opprimait et les exploitait ; les autres, par l’absence de famille et de premier capital. Une position perdue, un amour contrarié, un sentiment d’orgueil légitime, et par-dessus tout le besoin de voir, de respirer et de vivre, y poussent chaque année l’élite d’une ardente jeunesse. Le tour de France, c’est la phase poétique, c’est le pèlerinage aventureux, la chevalerie errante de l’artisan. Celui qui ne possède ni maison ni patrimoine s’en va sur les chemins chercher une patrie, sous l’égide d’une famille adoptive qui ne l’abandonne ni durant la vie ni après la mort. Celui même qui aspire à une position honorable et sûre dans son pays veut, tout au moins, dépenser la vigueur de ses belles années, et connaître les enivrements de la vie active. Il faudra qu’il revienne au bercail, et qu’il accepte la condition laborieuse et sédentaire de ses proches. Peut-être, dans tout le cours de cette future existence, ne retrouvera-t-il plus une année, une saison, une semaine de liberté. Eh bien ! il faut qu’il en finisse avec cette vague inquiétude qui le sollicite ; il faut qu’il voyage. Il reprendra plus tard la lime ou le marteau de ses pères ; mais il aura des souvenirs et des impressions, il aura vu le monde, il pourra dire à ses amis et à ses enfants combien la patrie est belle et grande : il aura fait son tour de France.

Je crois que cette digression était nécessaire à l’intelligence de mon récit. Maintenant, beaux lecteurs, et vous, bons compagnons, permettez-moi de courir après mes héros, qui ne se sont pas arrêtés ainsi que moi sur la chaussée de la Loire.

  1. J’écrivais ceci en 1841. Deux ans ne se sont pas encore écoulés, et déjà ces faits que j’attestais sont devenus évidents et nombreux. Dans dix ans on s’étonnera que j’aie été oblige d’affirmer la droiture et la culture de l’esprit populaire à une classe de lecteurs qui m’accusait d’engouement et de paradoxe. (Note de la deuxième édition.)
  2. On sait que gave signifie torrent du côté des Pyrénées.
  3. Voyez le livre du Compagnonnage, par Agricol Perdiguier, dit Avignonnais-la-Vertu.
  4. Il est arrivé que les usages de certaines sociétés remontaient trop haut dans le moyen âge pour être observés désormais. Les nouveaux adeptes ont reculé devant la barbarie des pratiques que les vieux sectaires voulaient en vain conserver.