Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XVII

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Michel Lévy frères (Ip. 196-207).

CHAPITRE XVII.

Le courage était revenu au cœur de Pierre Huguenin. La chapelle lui paraissait encore plus belle que lorsqu’il y était entré pour la première fois. La guérison de son père, la douce société et la précieuse assistance de son cher Corinthien, ajoutaient à son bonheur. Il prit son ciseau, et entonna d’une voix fraîche et sonore le chant sur la menuiserie :

Notre art a puisé sa richesse
Dans les temples l’Éternel.
Il a pris son droit de noblesse
En posant son sceau sur l’autel[1].

Puis, avant de donner le premier coup de ciseau, il embrassa son père, serra la main du Corinthien, et se mit à l’ouvrage avec ardeur. Le Berrichon hocha la tête.

— Et pour moi, rien de rien ? dit-il d’un gros air triste et bon.

— Pour toi aussi le cœur et la main, dit Pierre en pressant sa main calleuse.

Le Berrichon, rendu à la joie, fit sur le bois qu’il allait entamer une croix avec le ciseau, suivant l’antique coutume chrétienne de son pays, et se mit à chanter à son tour une chanson de l’Angevin-la-Sagesse, un des braves poëtes du Tour de France.

Le père Huguenin, avec son bras en écharpe, les suivait des yeux en souriant. En ce moment, le comte de Villepreux entrait, suivi de sa petite-fille, de la marquise et de M. Lerebours. Le comte, travaillé par la goutte, marchait appuyé d’un côté sur une canne à béquille, de l’autre sur le bras d’Yseult, qui l’accompagnait fidèlement dans toutes ses promenades de propriétaire. M. Lerebours s’était risqué jusqu’à offrir son bras à Joséphine, qui l’avait accepté avec une résignation gracieuse. Le comte s’arrêta à l’entrée de la bibliothèque pour écouter avec curiosité la chanson du Berrichon :

Chassons loin de nous le chagrin
Qui tant d’hommes dévore ;
Pour nous le passé n’est plus rien,
L’avenir rien encore.

— La rime, n’est pas riche, dit le comte à sa fille, mais l’idée va loin.

Et ils s’approchèrent sans être vus. Le bruit de la scie et du rabot couvrait celui de leurs pas et de leurs voix.

— Lequel de tous ceux-là est Pierre Huguenin ? demanda la marquise à l’économe.

— C’est le plus grand et le plus fort de tous, répondit M. Lerebours.

Les yeux de la marquise se portèrent alternativement du Corinthien à l’Ami-du-trait, ne sachant lequel était le plus beau de celui qui ressemblait au chasseur antique avec son air mâle et sa force élégante, ou de l’autre qui rappelait le jeune Raphaël avec sa grâce pensive, sa pâleur et ses longs cheveux.

Le vieux comte, qui avait le goût et le sens du beau, fut frappé aussi du noble trio de têtes grecques que complétait le père Huguenin avec son large front, sa chevelure argentée, les lignes accentuées de son profil et son œil plein de feu.

— On dit que le peuple n’est pas beau en France, dit-il à sa petite-fille en étendant sa béquille comme s’il lui eût fait remarquer un tableau. Voilà pourtant des échantillons de belle race.

— C’est vrai, répondit Yseult en regardant le vieillard et les deux jeunes gens avec le même calme que s’ils eussent été là en peinture.

Le père Huguenin, qui ne travaillait pas, était venu au-devant des nobles avec une politesse franche. L’aspect du comte était vraiment vénérable, et quiconque le voyait était forcé d’abjurer en sa présence toute prévention démocratique. Le comte le salua en ôtant son chapeau tout à fait et le baissant très-bas, comme il eût salué un duc et pair. Il n’avait pas suivi les manières de ces roués insolents de la régence qui, en se familiarisant avec le peuple, l’avaient familiarisé avec eux ; il avait reçu et gardé les saines traditions des grands seigneurs de Louis XIV, qui, par une admirable politesse, consacraient in petto l’infériorité du peuple. Le vieux comte portait un sentiment nouveau dans cette civilité dès longtemps acquise ; il avait des souvenirs de la révolution qui lui faisaient accepter, moitié ironiquement, moitié franchement, le principe de l’égalité ; il disait lui-même que, toutes les fois qu’il abordait un homme du peuple, il murmurait à part lui cette formule : Peuple souverain, tu veux qu’on te salue !

Il s’informa d’abord de la blessure du vieux menuisier, et lui dit obligeamment qu’il était fort peiné qu’il eût éprouvé cet accident en travaillant pour lui.

— C’est qu’en effet j’allais un peu vite, répondit le père Huguenin. On ne devrait pas être étourdi à mon âge ; mais M. Lerebours me pressait tellement, que, pour contenter monsieur le comte, je donnais de furieux coups dans le bois ; et je me suis aperçu que mon ciseau avait une bonne trempe quand il a entamé ma vieille peau presque aussi dure que le vieux chêne.

— Vous me faites donc bien méchant, monsieur Lerebours ? dit le comte en se tournant vers son intendant. Je n’ai pourtant jamais estropié personne, que je sache.

Pierre Huguenin, immobile, la tête découverte et la poitrine oppressée, regardait mademoiselle de Villepreux avec une émotion indéfinissable. Il s’était souvenu, seulement en l’entendant nommer, de ses veillées dans le cabinet d’étude, et de l’espèce de culte qu’il avait rendu à la divinité inconnue de ce sanctuaire. Il était troublé en sa présence, comme si un lien mystérieux eût été prêt à se nouer ou à se rompre à cette première entrevue. Il s’étonna d’abord de ne pas la trouver aussi belle qu’il se l’était créée. Elle était, en effet, plus distinguée que jolie. Ses traits étaient fins, son front pur et bien dessiné, sa tête élégante et d’un bel ovale ; mais rien n’était grand ni frappant dans sa personne. Elle manquait absolument d’éclat. Cependant, en la regardant bien, on voyait qu’elle dédaignait d’en montrer ; car son œil petit et noir eût pu s’animer, sa bouche sourire, et toute sa frêle personne dévoiler la grâce cachée qui était en elle. Mais il y avait comme un parti pris de mépriser le travail de la séduction. Elle était toujours vêtue en conséquence ; ses robes étaient sombres et sans aucun ornement, et ses cheveux partagés en bandeaux lisses sur son front. Avec cette rigidité d’aspect et d’intention, elle avait un charme bien pénétrant pour qui savait la comprendre ; mais cela était impossible à la première vue, et en tout temps assez difficile.

Pierre Huguenin l’examinait ; mais tout à coup il rencontra son regard. Ce regard était presque hardi, à force d’être indifférent et calme. Pierre rougit, détourna les yeux, et sentit un poids de glace tomber sur son imagination : non qu’il trouvât l’héroïne de la tourelle désagréable ou antipathique, mais cette gravité étrange dans une si jeune fille détruisait toutes ses notions et dérangeait tous ses rêves. Il ne savait pas s’il devait la considérer comme un enfant malade, ou comme une organisation à jamais frappée d’apathie et de langueur. Et puis il se dit qu’il ne la connaîtrait jamais davantage, qu’il ne la reverrait peut-être pas, qu’il n’aurait aucune occasion d’échanger un second regard avec elle ; et il se sentit triste, comme s’il eût perdu la protection de quelque puissance idéale sur laquelle il aurait compté sans la connaître.

Cependant le comte s’était approché des travaux. Il en examina attentivement toutes les parties :

— Cela est parfaitement exécuté, dit-il, et je ne puis que vous donner des éloges ; mais, êtes-vous bien sûrs, messieurs, de la qualité de votre bois ?

— Certainement il ne vaut pas, répondit Pierre, celui de l’ancienne boiserie. Dans deux cents ans il sera bon, et l’ancien ne le sera peut-être plus. Mais ce dont je puis répondre, c’est que le mien ne jouera pas de manière à compromettre l’ensemble. Si une planche se contracte, si un panneau vient à éclater, ce qui n’est pas probable, je le réparerai à mes frais et avant qu’on en ait eu la vue choquée.

— Mais si vous vous étiez trompé sur toute la qualité de la matière ? dit le compte ; si l’ouvrage entier était à recommencer ?

— Je le recommencerais à mon compte, et je m’engagerais à fournir de meilleur bois, répondit Pierre.

— En ce cas, dit le comte en se retournant vers sa fille comme pour la prendre à témoin, je crois qu’il faut avoir confiance et laisser faire la conscience et le talent des gens. À coup sûr, vous travaillez fort bien, messieurs, et je n’aurais pas cru qu’on pût reproduire aussi fidèlement les anciens modèles.

— Il y a un mince mérite à cela, répondit Pierre ; ce n’est qu’un travail d’artisan appliqué et docile. Mais celui qui a dessiné le modèle était un artiste. Celui-là avait le goût, l’invention, le sentiment, aujourd’hui perdu, de la proportion élégante et simple.

Les yeux du comte s’animèrent, et il frappa légèrement le pavé de sa béquille, ce qui était chez lui l’indice d’une surprise et d’une satisfaction intérieure. Le père Huguenin le savait bien, et il le remarqua.

— Mais c’est être artiste que de comprendre et d’exprimer comme vous faites ! dit le comte.

— Nous prenons tous ce titre, répondit Pierre, mais nous ne le méritons pas. Cependant, ajouta-t-il en désignant Amaury, voici un artiste. Il pratique la menuiserie telle qu’on la fait aujourd’hui, parce qu’il faut gagner sa vie ; mais il pourrait inventer d’aussi belles choses que ce qui est ici. S’il y avait dans le château une pièce à décorer, on pourrait consulter les dessins qu’il a faits à ses moments perdus pour son amusement, et l’on y verrait des modèles que les connaisseurs ne critiqueraient pas.

— En vérité ? dit le comte en regardant Amaury, qui, ne s’attendant guère à cette révélation, rougissait jusqu’au blanc des yeux. Est-il votre frère ?

— Non, monsieur le comte ; mais c’est tout-comme, répondit Pierre.

— Eh bien ! nous mettrons ses talents à profit, et les vôtres aussi, monsieur. Charmé de vous connaître ! Je suis bien votre serviteur.

Et le comte l’ayant salué avec politesse, et même avec une certaine déférence, s’éloigna, s’émerveillant tout bas, avec sa petite-fille, du bon sens et de la modestie des réponses de Pierre Huguenin.

La première figure qu’ils rencontrèrent en sortant de la bibliothèque fut celle d’Isidore qui, ayant épié le moment, attendait là l’effet que sa délation avait dû produire. Il ne savait pas que le vieux comte, ayant l’instinct et le goût de ce que le phrénologues appellent aujourd’hui constructivité, s’entendait beaucoup mieux que lui à juger les travaux de l’atelier, et qu’il n’était pas facile de l’induire en erreur. Il avait compté sur la brusque vivacité qu’il lui connaissait, et sur l’orgueil un peu irascible du père Huguenin. Il espérait que l’un émettrait quelque doute, et que l’autre répondrait sans respect et sans mesure. Le comte, qui s’était fait raconter le matin par son architecte l’aventure du plan de l’escalier, comprenait fort bien maintenant la conduite d’Isidore et la méprisait parfaitement.

— Je suis fort content de ce que je viens de voir, lui dit-il en élevant la voix et en le regardant droit au visage d’un air sévère ; ce sont de bons ouvriers, et je remercie beaucoup votre père de les avoir employés. Qui est-ce donc qui disait, hier soir, qu’ils travaillaient mal ? Est-ce mon architecte ? n’est-ce pas vous, Isidore ?

— Je ne pense pas que l’architecte ait pu dire cela, répondit M. Lerebours ; car il est fort content du travail des Huguenin.

— Ce sera donc lui ! dit le comte en montrant Isidore avec malice.

— Mon fils n’a pas vu ce qu’ils font ; d’ailleurs il ne s’y connaît pas. Les sciences qu’il a étudiées sont d’un ordre plus relevé, et le proverbe qui dit : Qui peut le plus peut le moins, n’est pas toujours vrai. Mais qui donc a pu chercher à indisposer monsieur le comte contre mes ouvriers ? Ce sera le curé ; il m’en veut parce que je le gagne au billard.

— Ce sera le curé, répondit le comte, c’est un sournois. La première fois que nous le verrons, nous lui dirons de se mêler de ses affaires.

Isidore ne comprit pas la leçon. Il crut que le comte manquait de mémoire, et se promît d’en profiter pour revenir à la charge. Il était de cette race de gens que rien ne peut convaincre d’erreur à leurs propres yeux ; par conséquent, il était persuadé que son plan d’escalier était bon, et que celui de Pierre était erroné. Il s’étonnait naïvement de la partialité que l’architecte avait mise dans son jugement, et il attendait son adversaire à l’œuvre pour l’humilier. C’est en vain que le prudent auteur de ses jours lui avait conseillé de ne pas se vanter d’une défaite qu’on oublierait ou qu’on passerait sous silence ; Isidore feignait d’adhérer à son conseil, mais il n’en caressait pas moins le projet de se venger.

Le soir, au milieu du souper des Huguenin, un domestique du château vint prier Pierre de se rendre auprès de M. le comte. Ce message fut transmis avec une politesse qui frappa le père Lacrête, présent au souper.

— Jamais je n’ai vu leurs laquais si honnêtes, dit-il tout bas à son compère.

— Je t’assure que mon fils a quelque chose de singulier, répondit de même le père Huguenin. Il impose à tout le monde.

Pierre était monté à sa chambre. Il en redescendit habillé et peigné comme un dimanche. Son père eut envie de l’en plaisanter ; il n’osa pas.

— Excusez ! dit le Berrichon dès que Pierre fut sorti pour se rendre au château. Il s’est fait brave, notre jeune maître ! S’il y va de ce train-là, gare à vous, pays Corinthien ! la petite baronne ne vous regardera plus.

— Assez de plaisanteries là-dessus, dit le père Huguenin d’un ton sévère. Les propos portent toujours malheur, et ceux-là pourraient faire du tort à mon fils. Si vous n’y tenez pas, mon Amaury, vous ne laisserez pas continuer.

— Les paroles oiseuses me déplaisent autant qu’à vous, mon maître, répondit le Corinthien. Ainsi, Berrichon, nous ne parlerons plus de cela, n’est-ce pas, ami ?

— Assez causé, dit la Clef-des-cœurs. Mon affaire, à moi, c’est de rire. Quand on ne rit plus…

— Nous savons que tu as de l’esprit, mon garçon, dit le père Huguenin. Tu nous feras rire d’autre chose.

— C’est égal, dit le Berrichon, ces gens du château me reviennent, à moi. Ça n’est pas fier, et c’est gentil comme tout, ces dames nobles !

Quand Pierre vit ouvrir devant lui la porte du cabinet de M. de Villepreux, il sentit un malaise affreux s’emparer de lui. Il n’avait jamais parlé à des gens aussi haut placés dans la vie sociale. Les bourgeois auxquels il avait en affaire ne l’avaient jamais intimidé ; il s’était toujours senti égal à eux, même dans les manières. Mais il se disait qu’il y avait sans doute dans le vieux seigneur une autre supériorité que celle du rang. Il savait que le comte serait parfaitement poli, mais selon un code d’étiquette auquel il lui faudrait se soumettre, quand même il ne le trouvait pas conforme à ses idées. Ce code est si étrange, qu’un homme du peuple qui prendrait les manières d’un homme du monde serait réputé impertinent. Il ne faut pas, par exemple, qu’un ouvrier salue trop bas ; ce serait demander un salut semblable, et il n’y a pas droit. Pierre avait lu assez de romans et de comédies pour savoir quelles étaient les formes de politesse de ce monde qu’il n’avait pas vu. Mais quelles seraient ces formes avec lui, et comment devait-il y répondre ? En égal ? c’était passer pour un sot. En inférieur ? c’était s’humilier. Ce souci un peu puéril ne lui serait peut-être pas venu, s’il n’eût distingué, à la lueur de la lampe qui éclairait faiblement le cabinet, mademoiselle de Villepreux écrivant sous la dictée de son grand-père. Et toutes ces réflexions, lui arrivant à la fois, lui serrèrent le cœur, sans qu’il sût comment, et sans que je puisse bien vous dire pourquoi.

Lorsqu’il entra, Yseult se leva. Fut-ce pour le saluer ou pour lui faire place ? Pierre se découvrit sans oser la voir.

— Veuillez vous asseoir, monsieur, dit le comte en lui montrant un siége.

Pierre se troubla, et prit un siége qui était embarrassé de livres et de papiers. Yseult vint à son secours en lui en plaçant un autre auprès de la table, et elle s’éloigna un peu. Il ne sut pas où elle s’asseyait, tant il craignait de rencontrer son regard.

— Je vous demande pardon si je vous ai fait venir, dit le comte ; mais je suis trop vieux et trop goutteux pour me déplacer. J’ai vu ce matin que la réparation des boiseries allait fort vite, et je voudrais savoir de vous si vous croyez pouvoir vous charger d’y mettre les ornements de sculpture.

— Ce n’est pas ma partie, répondit Pierre ; mais avec l’aide de mon compagnon, à qui j’ai vu exécuter des ornements très-délicats et très-difficiles, je crois pouvoir copier fidèlement ceux dont il est question.

— Ainsi vous voudrez bien vous en charger ? dit le comte. Mon intention était d’abord de faire venir des sculpteurs en bois ; mais d’après ce que vous m’avez dit ce matin, et sur ce que j’ai vu de votre travail, l’idée m’est venue de vous confier aussi la sculpture. C’est pourquoi j’ai voulu vous voir seul, afin de ne pas blesser votre compagnon au cas où, dans votre conscience, vous jugeriez cet ouvrage au-dessus de ses forces.

— Je crois que vous serez content de lui, monsieur le comte. Mais je dois vous dire d’avance que ce travail prendra beaucoup de temps ; car aucun de nos apprentis ne pourrait nous y aider.

— Eh bien, vous prendrez le temps nécessaire. Pouvez-vous me promettre de ne pas vous laisser interrompre par des travaux étrangers à ceux de ma maison ?

— Je le puis, monsieur le comte. Mais un scrupule me retient. Oserai-je vous demander si vous aviez jeté les yeux sur quelque sculpteur pour lui confier cet ouvrage ?

— Sur aucun. Je comptais demander à mon architecte de Paris de m’envoyer ceux qu’il y jugerait propres. Mais puis-je vous demander, à mon tour, pourquoi vous me faites cette question ?

— Parce qu’il est contraire à l’esprit de notre corps, et, je pense, à la délicatesse en général, de nous charger d’une besogne qui n’est pas dans nos attributions ordinaires, lorsque nous nous nous trouvons en concurrence avec ceux qu’elle concerne exclusivement. Ce serait empiéter sur les droits d’autrui, et priver des ouvriers d’un profit qui leur revient naturellement plus qu’à nous.

— Ce scrupule est honnête, et ne m’étonne pas de votre part, répondit le comte. Mais vous pouvez être tranquille ; je ne m’étais adressé à personne, et d’ailleurs ma volonté à cet égard doit s’exercer librement. Le déplacement d’ouvriers étrangers à la province augmenterait de beaucoup ma dépense. Prenez cette raison pour vous, s’il vous en faut une. Pour moi, j’en ai une autre ; c’est le plaisir de vous confier un travail qui doit vous plaire, et dont vous sentez si bien la beauté.

— Je ne commencerai cependant pas, répondit Pierre, sans vous avoir soumis un échantillon de notre savoir-faire, afin que vous puissiez changer d’avis si nous ne réussissons pas bien.

— Pourriez-vous me l’apporter dans quelques jours ?

— Je pense que oui, monsieur le comte,

— Et moi, dit mademoiselle de Villepreux, puis-je vous faire une prière, monsieur Pierre ?

Pierre tressaillit sur sa chaise en entendant cette voix s’adresser à lui. Il avait cru que si jamais pareille chose pouvait arriver, ce serait sous l’influence de circonstances bizarres et romanesques. Ce qui est tout naturel ne contente guère une imagination échauffée. Il s’inclina sans pouvoir dire un mot.

— Ce serait, reprit Yseult, de replacer la porte de mon cabinet, que M. Lerebours vous a redemandée déjà bien des fois, et qui est égarée, à ce qu’il prétend. Vous me feriez un grand plaisir de la faire chercher, et de la remettre en place, dans quelque état qu’elle se trouve.

— À propos, c’est vrai ! dit le comte. Elle aime son cabinet, et ne peut plus s’y tenir.

— Cela sera fait demain, répondit Pierre.

Et il se retira tout accablé, tout effrayé de la tristesse qui revenait s’emparer de lui.

— Je suis un fou, se dit-il en reprenant le chemin de sa maison. Cette porte sera replacée demain : il le faut ; il faudra qu’elle soit fermée pour toujours entre elle et moi.

  1. L’équerre, insigne du travail, qui figure aussi le triangle symbolique de la Trinité divine.