Le curé Labelle (1833-1891)

La bibliothèque libre.
Imprimerie de l’œuvre de S. Paul (p. 1-64).

LE
CURÉ LABELLE
(1833-1891)


PAR
J. de BAUDONCOURT



BAR-LE-DUC
IMPRIMERIE DE L’ŒUVRE DE S.-PAUL
36, rue de la Banque, 36



1892

Il n’y a certainement pas cinquante ans que les Français soupçonnent l’existence d’hommes remarquables de l’autre côté de l’océan. Nous ne connaissions en Amérique que Washington, Bolivar et quelques autres notoriétés plus ou moins politiques. Nous regardions les Canadiens comme très malheureux d’habiter un pays froid, de vivre sous la domination des Anglais. Il a fallu que des faits éclatants vinssent nous ouvrir les yeux et nous apprendre que dans ces races nouvelles et entreprenantes, il se trouve de vrais génies, de grands patriotes, d’admirables prêtres et d’illustres soldats.

La petite colonie « des arpents de neige », ridiculisée par Voltaire et cédée par la France en 1763, nous apparaît cent vingt ans plus tard sous la forme d’une immense confédération, marchant à la conquête du nord américain. Depuis dix ans, une multitude de livres, de journaux et de revues nous ont redit les efforts des vaillants qui, sous les plis du drapeau britannique, ont su conserver la foi, les coutumes, le langage et l’amour de l’ancienne France.

Découverte plus étonnante encore ! en remontant à la source de cette prodigieuse vitalité des colons français abandonnés par la mère-patrie, on a reconnu que ce petit peuple n’avait pu être vaincu et dompté par l’Angleterre. Si ces soixante mille laboureurs et artisans du siècle dernier se sont maintenus envers et contre tout, c’est qu’ils ont été conduits et dirigés par leurs prêtres. Ils sont restés Français, parce qu’ils sont demeurés catholiques, et c’est à leur clergé qu’ils doivent l’énergie et la persévérance victorieuse dont ils ont fait preuve.

Les Français d’Amérique aiment et respectent leurs pasteurs, et tandis que, dans la mère-patrie, le prêtre est traité quelquefois en paria, presque toujours en suspect, rigoureusement exclu des affaires publiques et confiné dans son église, dans toutes les terres de domination canadienne le clergé est au meilleur rang des citoyens, le peuple n’hésite point à lui témoigner sa confiance en suivant sa direction et ses avis.

C’est l’histoire d’un prêtre et de son influence sur la colonisation chrétienne que nous allons exposer dans la biographie du « curé Labelle », un des types les plus curieux du missionnaire et du prêtre canadien, mort l’année dernière et qui s’était fait en France de nombreux amis.

C’est dans l’île formée par le bras gauche du fleuve Saint-Laurent, après son confluent avec l’Ottawa, en face de Montréal, qu’Antoine-François-Xavier Labelle vit le jour (24 nov. 1833). Son père était un simple forgeron, et jamais le futur ministre n’a rougi de cette modeste origine.

L’humble artisan travaillait dans la paroisse de Sainte-Rose, au comté de Laval, et son fils reçut l’instruction primaire dans l’école de sa paroisse. Il n’avait guère que dix ans quand il parla lui-même de sa vocation à ses parents, pour lesquels il éprouvait une profonde affection : « Je voudrais bien devenir prêtre et travailler pour le bon Dieu. — Grosse affaire, répondit le père ; mais on essaiera. » Et, l’année suivante, le futur travailleur du bon Dieu entrait au collège-séminaire de Sainte-Thérèse.

Au Canada, comme en Angleterre, on ne croit pas indispensable de placer les établissements d’éducation dans les villes les plus considérables. Le grand air, les grands arbres, la liberté et la solitude sont considérés comme les meilleurs auxiliaires de l’étude, et les plus beaux collèges, séminaires, académies ou grands établissements d’instruction s’élèvent dans de simples villages, pourvu qu’ils soient à portée d’une gare de chemin de fer.

Sainte-Thérèse se trouve placé à la jonction des trois immenses artères du Saint-Laurent, de l’Ottawa, et des lignes ferrées du Grand tronc et du Pacific Canadien, qui permettent de communiquer avec les points les plus éloignés.

On reçoit dans cette maison une éducation classique très complète, qui s’étend des classes élémentaires jusqu’à la philosophie et la logique inclusivement.

Antoine Labelle y resta huit années consécutives, et se fit remarquer de bonne heure « par un jugement sain, une mémoire heureuse et tenace. » Bien vu des élèves à cause de son bon caractère, il en était estimé pour sa vive intelligence. La preuve, c’est qu’il fut élu président de la société grammaticale et, plus tard, vice-président de la société littéraire du collège. Bien qu’il réussît à peu près dans toutes les branches d’études, il préférait l’histoire et la philosophie. De Maistre, de Bonald et Balmès étaient ses auteurs favoris. Pourtant, il leur préférait encore les Études d’Auguste Nicolas, qui obtenaient alors un légitime succès. Il les savait presque par cœur et les citait avec tant de complaisance que ses camarades le désignaient sous le nom de l’illustre écrivain.

C’est à Sainte-Thérèse que Labelle eut pour condisciples ou pour élèves les hommes éminents qui soutiennent la renommée de la nouvelle France, tels que Mgr  Lorrain, évêque de Pembroke, le R. Proulx, vice-recteur de l’Université Laval, un des meilleurs écrivains du Canada, et beaucoup d’autres qui n’entrèrent pas dans l’état ecclésiastique.

Pour lui, il n’eut pas d’hésitation et suivit sa voie, prit la soutane, reçut la tonsure et devint professeur dans l’établissement dont il avait été un des bons élèves. Pendant trois ans, il fut maître de salle et d’étude, enseigna les éléments de la grammaire française et la méthode latine, ce qui ne l’empêchait point de travailler pour son propre compte et de se préparer à la théologie, qu’il étudia au grand séminaire de Montréal, tenu par les Sulpiciens.

À raison des besoins de son vaste diocèse, le nouvel évêque avait reçu de Rome le pouvoir d’ordonner des jeunes gens âgés de moins de vingt-trois ans, quand il les jugerait capables. Antoine Labelle fut le premier qui se trouva jugé digne de profiter de l’exception.

À peine ordonné, on l’envoya comme vicaire dans une paroisse de l’île de Montréal, où il passa deux ans et demi. Le curé était un homme grave et solennel, remplissant avec la plus sévère régularité les devoirs du ministère et faisant les honneurs de son presbytère avec une grâce parfaite. Sa parole et son exemple apprirent au vicaire une foule de choses très utiles pour modérer son ardeur. De son côté, le vicaire, ayant par sa bonne humeur gagné promptement l’affection des paroissiens, aida beaucoup son curé à vaincre les obstacles qu’il rencontrait dans la construction d’un couvent du Sacré-Cœur.

L’habileté et le savoir-faire du jeune prêtre trouvèrent un champ plus vaste quand on lui confia en 1859 la paroisse naissante de Saint-Antoine de Richelieu dont il fut le premier curé.

Tout était à faire ou à créer, et encore cette paroisse fut-elle coupée en deux par un dédoublement administratif. De plus, elle était mixte, composée de catholiques et de protestants, et fort mêlée, à raison de sa position à la frontière des États-Unis. Il parvint pourtant à la faire ériger civilement, à l’organiser en corporation scolaire et municipale comme les anciennes paroisses ; cela, malgré les influences électorales qui dans ce pays de liberté amènent encore plus de tiraillements que dans le nôtre.

L’énergie et la prudence de M. Labelle triomphèrent de tous les obstacles, et dans l’espace de quatre ans « il lança » si bien cette paroisse qu’elle est devenue une des plus prospères de la province.

Ce succès rapidement obtenu attira l’attention de l’évêque de Montréal. Il y avait alors de grandes difficultés dans la paroisse de Lacolle. L’autorité diocésaine ayant fixé la place de la nouvelle église en dehors du village, mais au centre de la paroisse, les habitants ne voulaient pas se soumettre ; il y avait une espèce de schisme d’autant plus redoutable que les protestants s’étaient mis du côté de l’évêque et offraient même de l’aider à bâtir l’église. La question semblait insoluble ; l’ancien curé était parti de guerre lasse et le nouveau était presque mis au défi de réussir. « N’ayez pas peur, disaient les paroissiens de Saint-Antoine ; on nous prend notre curé pour le mettre dans votre pétrin, vous verrez que rien ne lui résistera. »

La prédiction s’accomplit. La bonté de caractère du curé, la persévérance et la diplomatie triomphèrent de tous les obstacles ; il sut ramener les catholiques à l’obéissance, résister à l’influence des protestants qui possédaient cependant une grande partie du territoire ; tous reconnurent son habileté, la justesse de ses vues et même de ses prétentions ; il fit de sa paroisse une des plus belles de la contrée et l’invasion des insurgés féniens, qui voulaient envahir le Canada (1867) en passant par sa paroisse pour s’emparer de Saint-John, donna la mesure de l’influence du curé sur ses paroissiens. Il réveilla si fort leurs sentiments patriotiques, leur démontra si bien la nécessité de repousser ces ennemis de la patrie, que les insurgés n’osèrent venir à Lacolle et prirent une autre voie. Le curé n’avait-il pas dit à ses ouailles : « Si les féniens entrent ici, je me mettrai à la tête d’une compagnie pour les repousser ? » Et les paroissiens avaient répondu : « Nous vous suivrons, capitaine ! »

L’évêque de Montréal, sachant gré à l’abbé Labelle des luttes qu’il soutenait depuis dix ans, voulut lui donner enfin une paroisse tranquille et bien organisée.

C’était Saint-Jérôme, bourgade située à dix lieues de Montréal sur la rivière du Nord qui descend en bouillonnant des monts Laurentides, à la lisière du désert et des immenses forêts où chassèrent jadis les Algonquins. Il y avait là une grande église, un beau presbytère, et deux mille cinq cents paroissiens remplis de charité et de bonnes intentions. Le nouveau curé se jeta à genoux sur la porte de son presbytère et remercia Dieu de sa miséricorde qui le mettait à même d’exécuter un dessein qu’il avait déjà formé depuis longtemps. Durant les douze années de ministère qu’il venait d’accomplir dans les environs de Montréal et les contrées les plus peuplées d’anciens colons, le curé Labelle avait reconnu et touché du doigt la plaie qui menaçait d’entraver l’essor du Canada, et même de le livrer à ses voisins des États-Unis.

La colonisation avait surtout occupé les rives du Saint-Laurent, du lac Champlain, de la rivière Richelieu, et les terrains avoisinant les grands lacs.

La densité de la population devenait un danger. Un million de Canadiens resserrés dans une vallée d’une quinzaine de lieues de large commençaient à se trouver à l’étroit et la fièvre de l’émigration s’était emparée des vieux colons. Leurs enfants ne pouvaient plus se partager en les morcelant encore des fermes où leurs familles avaient autrefois vécu à l’aise. Ils songeaient à s’en aller dans le Sud où ils trouveraient un climat moins sévère et même une existence plus douce, en allant travailler dans les villes des États-Unis qui commençaient à prendre de prodigieux développements[1].

À la longue, ce torrent d’émigration finirait par emporter la patrie canadienne. D’ailleurs, les visées des États-Unis sur les pays du Nord n’étaient un mystère pour personne. Ils espéraient annexer un jour à leur confédération ces vastes contrées ne tenant plus à l’Angleterre que par un fil. Les Américains ne se gênaient guère pour annoncer que de gré ou de force le pavillon étoilé flotterait un jour sur les rives du grand fleuve, porte véritable de l’Amérique du Nord.

Cette pensée contristait tous les Canadiens français. Avoir lutté si longtemps contre les Anglais et souffert pendant un siècle pour retomber sous le joug des Yankees leur semblait un malheur suprême.

Le curé de Saint-Jérôme, en vrai patriote chrétien, s’effrayait plus que tout autre de cette perspective fâcheuse. Dès les premiers temps de son arrivée, il se faisait l’apôtre de la colonisation à l’intérieur et s’écriait : « Nous resterons Canadiens et enfants de saint Jean-Baptiste — patron national du Canada — si nous voulons nous en donner la peine. Pourquoi s’en aller aux États-Unis chercher une fortune problématique, tandis que nous avons la fortune sous la main ? Nous sommes un peuple de défricheurs et de laboureurs. Les terres vacantes de nos forêts et de nos vallées sont une mine d’or bien plus sûre que celles de la Californie ; il faut seulement les cultiver. Vous gagnerez autant qu’aux États-Unis, vous ne risquerez pas votre moralité et votre foi, et en conservant votre liberté vous serez chez vous, en pays catholique et français. »

À cela les auditeurs répondaient : C’est très juste ! mais tout le monde ne peut partir.

— Et qui vous dit de faire de ce pays un désert ? Certes non, tout le monde ne partira pas ; mais puisque vous le demandez, je vais vous indiquer qui sont ceux à qui la colonisation s’impose ou convient. À tout seigneur tout honneur. Le premier qui doit partir, c’est le petit cultivateur qui possède une terre de peu d’étendue ou de médiocre qualité. On en rencontre beaucoup dans nos vieilles paroisses. Ces terres qui ont été prises à raison du voisinage et que les colons ne pouvaient toujours choisir, ne donneront jamais que des récoltes médiocres. Celui qui les cultive vivra toujours misérablement, et on a eu grand tort de les déboiser, ce qui est un grave inconvénient dans nos pays froids.

Pourquoi s’obstiner à les cultiver et les morceler sans profit ? Quand le cultivateur a un mauvais attelage, il s’en débarrasse le plus tôt qu’il peut et en achète un meilleur. Qu’il fasse de même et vende sa mauvaise terre qui est encore à un bon prix dans ces régions. Avec la somme qu’il en retirera, il peut acheter dans la forêt le meilleur terrain à un franc cinquante l’acre[2]. En trois mois de travail, il peut faire une éclaircie de quelques arpents en automne ; il les sème au printemps, obtient des pommes de terre, de l’avoine et des légumes. Les années suivantes, en étendant la culture, il aura plus que sa nourriture et celle de ses bestiaux. Le bois ne lui coûtera que la peine de le couper.

Après le petit cultivateur, celui qui doit émigrer est le travailleur pauvre, le journalier de la ville ou de la campagne, n’ayant pour vivre que son travail de chaque jour. Cet homme et sa famille sont enchaînés par la nécessité, il n’a pas d’espoir d’améliorer sa position et n’a pas d’avenir. Son travail lui suffit à peine ; avec quoi ferait-il des économies pour les jours mauvais ? Un accident, une maladie suffisent pour le plonger dans la misère. Il végète tristement, l’âge arrive, il n’a plus pour subsister que l’assistance de ses enfants ou la charité publique. S’il avait le courage de défricher quelques arpents, il y vivrait à l’aise, lui et les siens.

Celui qui doit émigrer ensuite, c’est le cultivateur père de famille qui n’a pas les moyens d’établir ses fils autour de lui. Dans nos vieilles paroisses, les terres à vendre se font chères et rares : n’a pas qui veut assez d’argent pour en acheter. Les garçons grandissent, le père s’efforce de les retenir en les attachant aux travaux de la ferme. Souvent il ne recule pas devant la dépense, il s’endette même pour qu’ils aient de beaux chevaux, de belles voitures. Et cela ne leur suffit pas, il leur faut de l’argent, ils parlent d’aller en gagner aux États-Unis. Les parents se font vieux, il faut partager la terre qu’ils abandonneront à leurs enfants moyennant une pension. Mais cette pension absorbe le plus clair du revenu. Le père l’exige, les fils la servent à regret. C’est une pomme de discorde dans la famille, et chacun dit : Si j’avais su, je ne me serais pas lié. Que ne vendaient-ils leur terre pour en acheter une six fois plus considérable qui en quelques années aurait donné l’aisance à tous ?

Enfin, celui qui doit se faire colon, c’est le fils du cultivateur qui ne peut s’établir avec avantage près de ses parents. Il est obligé de s’éloigner. Pourquoi s’en irait-il aux États-Unis consumer sa jeunesse à poursuivre une fortune qui lui échappera toujours ? S’il a du cœur et du courage, qu’il prenne la hache et s’avance dans la forêt sur ces belles terres qui attendent le défrichement pour se couvrir de riches moissons. C’est dans nos cantons du Nord que se trouve la Californie pour les Canadiens, chaque lot y renferme un trésor. Tout compté, la journée d’un colon vaut en moyenne deux ou trois dollars (10 à 15 francs), sa première année de travail produit de mille à deux mille francs. Gagnerait-il cela aux États-Unis ?

Quelle différence entre le sort du colon et celui de l’ouvrier des manufactures ! En défrichant, vous travaillez chez vous et pour vous. Vous ne dépendez que de vous-même, de votre volonté, de votre courage. Vous n’avez pas à subir les caprices d’un maître bourru, impitoyable ; vous n’êtes pas l’esclave d’une machine qui se détraque et peut vous broyer au moindre accident, vous n’avez pas à respirer les gaz délétères des mines et de l’industrie, vous n’êtes pas exposé à manquer d’ouvrage et à consommer en quelques jours l’épargne de plusieurs mois. Tout bien considéré, votre travail est moins pénible, moins assujettissant, moins dangereux, et plus rémunérateur. Colons, vous serez libres et atteindrez l’aisance ; ouvriers, vous ne ferez guère d’épargnes et arriverez facilement à la misère. Le choix ne saurait être douteux.

— Sans doute, monsieur le curé, vous nous donnez de bonnes raisons ; mais on nous sollicite de tant de côtés que nous ne savons où aller.

— Eh bien, mes amis, je vous le dirai d’une manière sûre et après avoir vérifié les choses par moi-même.

Une circonstance particulière explique les hésitations des colons et la sollicitude du curé de Saint-Jérôme.

En 1867, le Canada, pour mieux se défendre contre les convoitises des États-Unis, imagina de former une confédération dans laquelle entrèrent peu à peu toutes les colonies anglaises de l’Amérique du Nord. Cette nouvelle confédération, n’étant ni république ni monarchie, s’appela le Dominion ou Puissance du Canada, et son premier soin pour rapprocher les membres disséminés sur son immense territoire fut de songer à créer des lignes ferrées et appeler des colons.

On avait constaté à 500 lieues de Québec et sur les bords du Manitoba l’existence de « terres noires » d’une incroyable fécondité. Les missionnaires de ces pays faisaient de grands efforts pour y attirer les colons, et s’étaient adressés aux curés du Canada pour en obtenir. M. Labelle répondit à Mgr  Taché, archevêque de Saint-Boniface : « J’enverrai ceux de chez nous qui voudront y aller, parce qu’il faut fortifier l’élément français dans les contrées soumises à votre juridiction ; mais, combien j’aimerais mieux les voir se fixer dans les pays rapprochés de nous, afin d’avoir un centre de population catholique et française qui en peu de temps pourrait doubler notre province et devenir un rempart solide pour notre nationalité et notre foi ! »

Le désir exprimé dans ces lignes renfermait une vue profondément politique. Envoyer des colons dans les « terres noires » c’est fort bien, assurément ; mais ces colons seront toujours noyés dans l’élément anglais. Au contraire, fortifier la province-mère en opposant aux États-Unis envahisseurs une masse compacte et formidable de Français dans les pays du Nord, c’est rendre la conquête impossible, c’est assurer l’avenir de la patrie.

Ce plan de colonisation pouvait-il être réalisé et le nouvel apôtre aurait-il des preuves convaincantes à fournir à l’appui ?

Il eût été imprudent de lancer dans l’inconnu une foule de travailleurs prêts à tenter l’épreuve et le curé de Saint-Jérôme prit une grande résolution. Dès qu’il fut au courant de son nouveau ministère paroissial, il voulut sonder les immenses forêts à la lisière desquelles la Providence l’avait placé, se rendre compte de la qualité des terres à exploiter et des ressources diverses que renfermait ce pays.

À dire vrai, ce vaste massif de forêts n’était guère plus connu qu’au temps où le Père de Brébeuf y passait son premier hiver sous les tentes des Algonquins (1626).

L’ancienne rivière des Prairies, l’Outaouais ou l’Ottawa, comme on l’appelle aujourd’hui, était le chemin classique pour se rendre au pays des Hurons et des grands lacs.

Cette rivière forme avec le Saint-Laurent, dans lequel elle se jette au-dessous de Montréal, les deux côtés d’un vaste cadre triangulaire dont les bords seuls étaient colonisés.

Cinq ou six rivières, à peu près parallèles, mesurant de cent jusqu’à deux cents kilomètres et plus de longueur, descendent en ligne perpendiculaire dans cette rivière des Prairies et forment autant d’artères de communication et de vallées couvertes de forêts. Voici les principales, en allant de Montréal à Ottawa : l’Assomption, la Nord, la Rouge, la Petite-Nation, la Lièvre et la Gatineau.

Vers 1849, un voyageur que l’on trouvait bien audacieux affirma que ces forêts recouvraient un sol des plus fertiles. En 1854, le gouvernement de Québec avait commencé à délivrer des lots sur les lisières de la forêt et le bord des rivières ; mais les marchands de bois seuls avaient ouvert des chantiers, les fermes étaient rares et les progrès fort lents.

Ce fut à l’automne de 1872 que M. Labelle commença ses explorations à travers les forêts. Accompagné de quelques paroissiens courageux et dévoués, il se mit en route et remonta la vallée sauvage de la Nord où s’élevaient déjà quelques chantiers, pour gagner le bassin de la Rouge qui était absolument désert. Trempé de sueur et couvert de boue, il arriva ainsi au point culminant du pays, au sommet du mont de la Repousse, d’où la vallée et la plaine se montrèrent à lui dans toute la splendeur de leur végétation : Voilà notre terre promise ! s’écria-t-il ; quel beau pays ! quelles magnifiques eaux ! Il fit plus de cinquante lieues dans cette première expédition qui fut suivie de neuf ou dix autres dans lesquelles il reconnut les grandes vallées de la Lièvre et de la Gatineau qui devait être la limite de la nouvelle province à coloniser.

Le curé de Saint-Jérôme et ses compagnons ne voyageaient pas en touristes et en amateurs. Ils avaient toujours la hache, le marteau, la pioche ou le crayon à la main. Ils allaient partout, constatant la nature du sol, escaladant les montagnes, remontant et descendant les vallées, contournant les innombrables lacs qui agrémentent ce pays et permettent de l’arroser facilement, creusant la terre pour en reconnaître la qualité, notant soigneusement les chutes ou « pouvoirs d’eau » qui devaient favoriser l’industrie, les grandes forêts d’érables d’où l’on pourrait tirer du sucre et les forêts de pins qui fourniraient les plus beaux bois de construction. Toutes ces notes réunies étaient classées avec soin, elles servaient à dresser des cartes provisoires qui, vérifiées plus tard par les géomètres du gouvernement, se trouvèrent d’une parfaite exactitude. Quand il revenait de ces rudes expéditions avec une soutane en lambeaux, ses paroissiens ne manquaient pas de lui dire : Eh bien, monsieur le curé, qu’avez-vous vu ? Et il se mettait à parler avec une volubilité incroyable des richesses que l’on pourrait tirer de ce pays dédaigné jusqu’alors. On apprend de lui que « la bonne terre » compose plus des deux tiers du sol exploré. Ici terre grise, là terre noire, plus haut terre de sable ou de marne. Le pays tout entier est ondulé, entrecoupé de collines d’accès généralement facile, ayant de cinquante à quatre cents pieds de haut. Incliné vers le Midi, le sol écoule partout les eaux avec une grande facilité, ce qui est un immense avantage pour le cultivateur et épargnerait les travaux d’assainissement ou de drainage qui ruineraient les colons. Le poisson est en telle abondance dans les petits lacs et les rivières, qu’il sera d’une grande ressource pour vivre dans les premiers temps du défrichement.

Si quelqu’un semble émettre des doutes sur ces assertions et prétend qu’elles sont contestées : Par qui ? demande le curé avec un geste superbe ; par des amateurs qui ont toujours suivi la grande route et pris le coche depuis Montréal jusqu’à la Chute. Croyez-en plutôt ceux qui comme moi ont passé par l’eau, la neige et le feu pour se rendre compte de toutes choses avant d’en parler. « Allez au Nord, mes amis, croyez-moi, car dans vingt ans il n’en restera plus et vous devrez courir au loin pour trouver l’équivalent. »

Quelques-uns partirent de bonne heure, et après avoir reconnu que ces forêts redoutées fourniraient d’excellentes terres, ils y établirent des chantiers, puis des fermes, des moulins et des scieries.

Le curé Labelle, devenu prophète en son pays, détermina plus de cent familles de Saint-Jérôme à venir s’établir dans les premières vallées qu’il explora. Les premiers qui l’écoutèrent ont aujourd’hui sur les rives de la Rouge les plus belles fermes et les plus riches exploitations de la contrée.

Dès son premier voyage à travers les forêts, le curé de Saint-Jérôme avait compris que le seul moyen de réussir et d’aller vite — deux choses exigées des Américains — était d’établir d’abord des chemins pour faciliter l’exploitation. Dès son premier rapport il insistait auprès des autorités locales et supérieures pour obtenir des concessions nombreuses et faire tracer les « chemins de chantier » qui devaient ouvrir l’accès des terres du Nord. Les marchands de bois sont d’ordinaire l’avant-garde des laboureurs, disait-il.

Les richesses forestières de la contrée ne deviennent une ressource qu’autant qu’elles peuvent être exploitées ; sans chemins et sans rivières flottables, elles sont inutiles. Si donc le gouvernement veut la colonisation, il faut qu’il aide à construire des chemins, pour relier entr’eux les différents centres.

À force de parcourir ces contrées en avançant toujours et établissant des chantiers et des colons dans les vallées et près des grands « pouvoirs d’eau », l’intrépide explorateur, trouvant que l’on allait trop lentement avec les moyens primitifs de locomotion, rêva et traça sur le papier tout un réseau de chemins de fer qui décuplerait les ressources du pays.

La grande ligne du Pacifique qui devait être l’artère principale de la confédération nouvelle, compter six mille kilomètres et devenir pour les Européens la grande route de la Chine et du Japon, n’était encore qu’à l’état de projet, et le tronçon de Montréal à Ottawa était à peine en construction, mais il longeait la rivière fédérale sur la rive des forêts du Nord. Ne pourrait-on pas installer de petits bateaux à vapeur pour faire le service des rivières jusqu’aux grandes chutes, que l’on tournerait plus tard au moyen de canaux ou de glissoires ? Le flottage et la voie d’eau n’étant pas suffisants, il fallait pénétrer dans la forêt, la traverser parallèlement au fleuve par deux ou trois lignes ferrées, mettant Québec en communication directe avec la capitale fédérale, et, de la sorte, les colons pouvant écouler avec facilité tous leurs produits agricoles et forestiers seraient vivement encouragés et soutenus.

La paroisse de Saint-Jérôme, étant placée à l’entrée des grandes forêts, se trouvait être le marché central des bois, et le premier point à obtenir était la construction d’un chemin de fer rattachant ce marché à la grande ville de Montréal, métropole du commerce canadien. Les dix à douze lieues qui séparent Saint-Jérôme de Montréal constituaient une énorme distance quand il fallait la franchir avec de lourds chariots chargés de marchandises.

Au moyen d’un chemin de fer direct, Montréal, qui est assez déboisé, se trouverait aux portes de la forêt, les approvisionnements deviendraient beaucoup plus faciles et le bois bien moins cher. Ce que le digne curé fit de démarches pour soutenir sa thèse et faire triompher son projet pendant les longues années qui précédèrent l’exécution est vraiment incroyable. De tous les arguments qu’il employa, le plus original fut celui-ci. À deux reprises, l’hiver fut très rigoureux ; les chantiers de la ville étaient dépourvus de bois de chauffage et, naturellement, les pauvres en souffraient plus que les riches.

Le curé de Saint-Jérôme saisit l’occasion, il convoque ses paroissiens et leur dit : Mes enfants, je crois qu’il faut nous montrer et faire comprendre à ces gens combien ils ont tort de se faire prier pour venir à notre aide. Nous allons leur conduire du bois pour leurs pauvres qui se meurent de froid et nous verrons s’ils savent tirer la conclusion.

Le curé se mit à la tête de deux cents grands traîneaux qui formèrent le premier convoi et se dirigèrent vers Montréal sur une seule file. La ville fut émue à l’arrivée de cette longue procession.

— Qu’est-ce que cela ? criait-on de toutes parts.

— C’est la paroisse de Saint-Jérôme, répondaient les voituriers d’un ton narquois. Elle amène du bois pour vos pauvres.

— Oh ! la bonne paroisse ! disait la foule ; venir de si loin…

Et le curé ne manquait pas d’ajouter : Vous voyez que si nous avions un chemin de fer pour venir ici, le bois ne vous manquerait pas.

Les paroissiens revinrent encore avec un autre chargement et la ville de Montréal vota un million pour commencer le chemin de fer qui, faute de fonds suffisants, s’installa d’abord sur des lisses ou rails de bois. Il n’est qu’en bois, mais il marche, c’est l’essentiel ! le fer viendra bientôt, dit le curé ; et il en fut ainsi.

L’élan était donné et les prévisions de M. Labelle se justifièrent si bien que les parlements de Québec et d’Ottawa s’intéressaient au plan du curé. Après avoir gagné la ville de Montréal, il agrandit le cercle de ses opérations, aborda l’administration centrale et se risqua dans les ministères et les coulisses du Parlement pour plaider la cause de la colonisation auprès de ceux qui avaient le pouvoir en main.

Il ne tarda pas à s’apercevoir que là, comme partout, des intérêts opposés se trouvaient en présence et se combattaient sans merci. Il y avait grands débats entre les ingénieurs et les députés, les gens du Nord et ceux du Sud. On discutait sur la construction des grandes lignes, et naturellement chacun voulait en faire bénéficier sa province ou son district. M. Labelle donna sur les divers tracés des aperçus tellement justes et tellement vrais, que plus tard on regretta de ne l’avoir pas suivi, et plus d’un ingénieur et d’un député dit dans la suite : « Si nous avions écouté le curé de Saint-Jérôme, nous aurions économisé bien du temps et de l’argent. » Il n’obtint guère dans ses premières campagnes que le surnom de « Père Bon sens » que lui décernèrent d’un commun accord les ingénieurs et les hommes d’affaires.

Il soutenait ses projets avec une dialectique impitoyable et une verve véritablement gauloise.

— Ce que vous dites est vrai, répondaient les hommes d’État, mais nous n’avons pas d’argent.

— Vous en trouverez, ripostait le curé, et vous serez amplement dédommagés des sacrifices consentis par les résultats obtenus, qui vous étonneront.

— Nous voudrions bien faire ce que vous dites, mais le Sud s’y oppose, il arrête et paralyse tout élan des ministres.

— Ah ! vraiment ! reprenait le curé, le Sud est aussi exigeant ! Il oublie donc que jusqu’ici il a tout reçu et le Nord presque rien ? Faites bien attention : quand le Sud reçoit, le Nord n’en profite pas, tandis que quand le Nord prospère, sa richesse se fait sentir au Sud qui devient le chemin nécessaire au transit de la nouvelle province.

Après avoir plaidé, il supplia, fut repoussé, fit antichambre et vint à bout de lasser la patience des ministres. L’un d’eux dit au député de Terrebonne dont Saint-Jérôme est le chef-lieu :

— Vous devriez bien nous indiquer un moyen de nous débarrasser de votre curé, il devient encombrant.

— Je n’en connais qu’un seul, répondit le député. S’il vous ennuie, accordez-lui ce qu’il demande, autrement vous n’en serez jamais délivré.

Vraiment le curé de Saint-Jérôme avait qualité pour insister, car son œuvre marchait à grands pas : il avait déjà décidé près de trois mille colons à s’établir dans les fertiles vallées des quatre affluents de l’Outaouais. Il était parvenu à démontrer que son embranchement de Saint-Jérôme, traversant diagonalement les contrées à coloniser, déchargerait la grande artère nationale sans lui faire concurrence, puisqu’il serait largement alimenté par les produits de la contrée qu’il porterait à Québec, Ottawa, Montréal et la région des lacs.

Ce fut seulement en 1883, après dix années de réclamations et d’efforts, qu’il obtint le prolongement de son chemin de Saint-Jérôme sur Maniwaki (réserve des sauvages et paroisse de Notre-Dame du Désert).

De la sorte, son plan se trouvait en partie réalisé, car la ligne décrétée et subventionnée par la chambre de Québec, reconnue d’intérêt national par celle d’Ottawa, desservait ses quatre vallées favorites. Deux embranchements allant d’Ottawa à Trois-Rivières et à Québec devaient bientôt compléter ce réseau tracé au milieu de ses chères forêts.

La discussion qui eut lieu au parlement fédéral d’Ottawa mit en relief le mérite et les œuvres du curé de Saint-Jérôme qui fut hautement reconnu comme l’auteur premier de cette décision nationale. C’est dans le compte rendu des Chambres que nous trouvons les preuves officielles de l’importance qu’il avait acquise.

Le 17 mai 1883 la justesse des prévisions de M. Labelle et les résultats obtenus par l’infatigable colonisateur furent proclamés en ces termes par le député sir Charles Tupper : « Il a été démontré d’une manière très claire au gouvernement, qu’au nord-est de cette ville se trouve un vaste territoire qui peut être converti avant longtemps en une province tout aussi grande que celle de Québec, et dont le sol est très fertile.

« Nous savons tous que les habitants du Bas Canada n’aiment pas à émigrer au loin : ils vont aux États-Unis et sont perdus pour nous ; il faut les retenir, et pour cela ouvrir la région des forêts à la colonisation immédiate.

« L’expérience faite par le chemin de fer de Saint-Jérôme démontre victorieusement qu’on ne saurait employer un meilleur moyen d’attirer les émigrants et d’assurer l’écoulement de leurs produits. Il serait impossible de dépenser plus à propos les sommes que nous vous demandons. Les prodigieux résultats obtenus sont une garantie certaine de l’avenir. M. le curé Labelle, que plusieurs d’entre vous, Messieurs, connaissent comme un patriote des plus dévoués, un de ces hommes à l’âme enthousiaste qui déploient dans tout ce qu’ils entreprennent une énergie gagnant la confiance universelle, a consacré les huit dernières années à la colonisation de ce territoire. Dans ce court espace de temps il y a fait établir 10.000 personnes qui vivent aujourd’hui dans l’aisance.

« Lorsque le curé Labelle avait fondé un établissement, il s’avançait dans l’intérieur pour en fonder une autre ; mais aujourd’hui il est arrivé si loin que la construction du chemin de fer devient absolument nécessaire pour mener à bonne fin l’œuvre nationale qu’il a entreprise. » (Applaudissements.)

À son tour, le député J. Tassé vante l’œuvre de M. Labelle et déclare qu’elle contribuera au rapatriement des Canadiens partis pour les États-Unis.

M. Alonzo Wright observe qu’il est de toute justice d’aider à la construction des chemins de fer dans un pays qui a concouru à l’établissement du Pacifique Central à six cents lieues de distance. Il rend un éclatant hommage au curé Labelle et regrette que les ressources du Trésor ne permettent pas de voter huit fois autant. (Applaudissements.)

C’est ainsi que catholiques et protestants, Anglais et Français appréciaient l’œuvre entreprise par le curé de Saint-Jérôme. Malgré son activité prodigieuse et son ardeur patriotique, Antoine Labelle réduit à ses propres ressources n’aurait jamais pu réaliser seul les nombreuses et difficiles entreprises de la colonisation. Il avait compris de bonne heure la nécessité d’être appuyé par une société spéciale fondée dans le but d’aider les colons.

Très apprécié de ses supérieurs et écouté de ses confrères, il s’était fait un des plus ardents promoteurs de la Société de colonisation des diocèses d’Ottawa et de Montréal. Merveilleusement organisée et étendant ses ramifications dans toutes les localités importantes de la province, cette société, dont les meilleurs et les plus riches citoyens se faisaient les membres assidus, apporte chaque année un appoint généreux aux nouvelles paroisses pour la construction de leurs chapelles et de leurs écoles.

Le Pape Léon XIII, instruit du bien qu’elle faisait, l’approuva solennellement en 1882, et l’enrichit d’indulgences. Ce fut un nouveau succès pour M. Labelle qui était le bras droit et l’exécuteur des bonnes œuvres de cette compagnie. Il profita de l’occasion de la première fête de saint Isidore pour donner une impulsion nouvelle à ses travaux, fit publier des brochures, des feuilles volantes et des cartes qui devinrent comme le bulletin de l’Œuvre et le vade-mecum des nouveaux colons. En même temps, il pressait le gouvernement de hâter le travail de ses géomètres et l’arpentage des lots à délivrer.

Nous avons sous les yeux une de ces cartes sorties du presbytère de Saint-Jérôme et indiquant d’une manière précise où en était son œuvre en 1883. Elle est curieuse à étudier. Trente ou quarante cantons sont cadastrés et divisés en lots de 64 hectares chacun.

L’emplacement de l’église des villages futurs y est marqué par une croix. Les rapides des rivières, la hauteur des montagnes, la profondeur des vallées, la force des pouvoirs d’eau, y sont indiqués en pieds anglais. Les réserves pour les sauvages, la nature de la terre, les sources et ruisseaux d’eaux chaudes ou minérales, la qualité même des poissons renfermés dans les deux ou trois cents lacs disséminés dans les cinq vallées sont indiqués. Cette carte témoigne d’une étude approfondie des pays et devient un guide sur pour les arrivants.

Le presbytère de Saint-Jérôme est rempli du haut en bas de cartes particulières dont celle-ci n’est que la réduction. Les corridors et les murs en sont tapissés. Rien n’est curieux comme de voir le curé quand il lui arrive — et cela plusieurs fois par jour — un colon en quête d’un lot avantageux. M. Labelle l’interroge sommairement sur ses goûts et ses aptitudes, le promène de carte en carte et lui indique le lot qui lui conviendrait :

— Vous avez une nombreuse famille, disait-il, mon ami, il faut vous mettre au large. Voici trois ou quatre lots vides, prenez celui du milieu ; vous aurez droit de préemption sur ses quatre voisins et en quelques années vous établirez tout votre monde auprès de vous.

— Vous, jeune homme, vous songez à élever du bétail ; voici, au no 15 de la troisième section, un pâturage tout fait, avec un beau ruisseau, un bois d’érable à côté : c’est votre affaire.

— Vos deux fils sont mécaniciens, forgerons, disait-il à une veuve ; prenez donc ce joli pouvoir d’eau à proximité de la route, vous ferez une belle petite forge et une scierie si vous voulez.

— Toi, camarade, je vois que tu aimes la pêche, il ne faut pas aller au lac à la Loutre ; il y a encore deux ou trois portions du lac à la Truite qui sont disponibles : ne les manque pas.

— Et vous, l’ancien, vous voudriez un endroit bien tranquille et retiré ; je vous conseillerais les environs du lac Tremblant ; oh ! les beaux érables que l’on trouve là ! Dans deux ans, le chemin de fer passera tout à côté, et quand je me retirerai, sur mes vieux jours, c’est là que je voudrais mourir.

— Pour vous, monsieur, dont les enfants devront étudier, je vous conseille de choisir aux environs du lac Nominingue ; c’est un peu loin peut-être, mais avant trois ans nous aurons en cet endroit un beau collège de Jésuites, où vous aurez toute facilité de voir vos enfants grandir en science et en vertu.

Il avait des lots pour tous les goûts, toutes les aptitudes. Quand les colons repassaient à Saint-Jérôme un an, deux ans plus tard, il était rare qu’ils ne vinssent pas remercier le curé en lui disant : Je me trouve bien d’avoir fait comme vous l’aviez dit.

M. Labelle était si judicieux, si bon et serviable, qu’après l’avoir appelé le « Père Bon sens », il était devenu pour les gens clairvoyants le « Roi du Nord. » C’est le nom sous lequel on commençait à le désigner dans les journaux de l’année 1880.

Les Annales Thérésiennes publiées à Montréal s’expriment ainsi en février 1881 :

« Le Nord lui appartient, il en parle comme un seigneur parle de son domaine. Les nouvelles populations lui reconnaissent, en fait, pouvoir de haute et basse justice dans ces régions. Il règne, et je doute qu’il ait jamais existé roi plus puissant sur les esprits et sur les cœurs que le curé Labelle. Dans ces forêts, on ne demande point quels ministres gèrent le pays, quelles lois nos législateurs ont jugé à propos de décréter, mais on demande ce que pense M. Labelle, ce qu’il désire. On ne menace plus son ennemi des juges et des huissiers, mais on déclare que l’on informera M. Labelle, et ce nom est synonyme de justice. Le curé de Saint-Jérôme semble habitué à cet état de choses. Il regarde ce pays comme son patrimoine, et, en bon père, il le distribue par larges morceaux à ses enfants, comme il appelle les colons. »

Il les aimait bien, en effet, et était devenu leur apôtre en même temps que leur père ; il les connaissait presque tous et les visitait une ou deux fois chaque année. Ses notes constatent que, de 1878 à 1885, il fit vingt-neuf voyages de ce genre.

L’autorité ecclésiastique connaissant sa science et sa prudence lui avait concédé les pouvoirs nécessaires pour l’érection des nouvelles paroisses dans le diocèse de Montréal, et l’évêque d’Ottawa lui avait accordé les mêmes droits dans son diocèse.

Dès qu’il voyait les chantiers se former et la fondation de quelques fermes annoncer l’intention de se grouper autour du centre indiqué pour une paroisse nouvelle, il endossait sa soutane de voyage, chaussait ses bottes, et partait avec son fidèle serviteur Isidore, habitué comme son maître à voyager dans les forêts.

Docile à son appel, les bûcherons des chantiers se réunissant à l’endroit marqué, y plantaient une grande croix de bois à la place où devait s’élever l’église paroissiale. L’emplacement du presbytère, de l’école et du bureau de poste, qui sont après l’église les trois maisons essentielles à la fondation d’un village canadien, était délimité. Le curé, après avoir béni la croix, célébrait la messe en plein air, adressait une instruction familière à l’assistance, l’invitait à bâtir une église provisoire avec les arbres de la forêt, en attendant une église de pierre et un prêtre résidant.

Six mois après cette cérémonie, on était sûr que les lots voisins de l’église avaient trouvé preneur et le village commençait.

Quand les choses n’allaient pas assez vite à son gré, il employait d’innocentes industries pour les activer. Dans la fondation de la paroisse Saint-Rémi d’Amherst, les amateurs ne se présentaient pas. Que fait M. Labelle ? Il achète trois lots rapprochés de l’église : un pour sa mère, un pour son serviteur et un pour lui-même. Le bruit se répand bientôt que de nombreux paroissiens de Saint-Jérôme vont s’y établir. Cette fois, s’écrient les habitants de Sainte-Agathe, on ne nous coupera pas l’herbe sous les pieds. Puisque M. Labelle prend des lots pour lui, ce doit être le meilleur endroit de la forêt. Et ils se hâtent d’acheter ce canton délaissé. Quand M.  le visiteur repassa, il trouva les envahisseurs établis sur ces trois lots et sur tous ceux du voisinage. Il ne s’en plaignit pas trop fort, car son but était atteint. Au lieu d’un village il pouvait en commencer trois, et, du coup, le district voisin d’Amherst, qui est bordé par les grands lacs du Poisson blanc et Maskinongé, porte le nom de « district Labelle. »

Quand il avait ainsi planté la croix paroissiale et délimité les circonscriptions nouvelles, le curé de Saint-Jérôme s’en allait à Québec ou Ottawa dire aux ministres et aux députés : Nous avançons et vous êtes en retard. Voilà deux ou trois cantons munis de colons nouveaux qui n’ont pas de chemins et les attendent avec impatience. Nous sommes arrêtés net par la rivière du Diable, il faut absolument y construire un pont. Envoyez donc un ingénieur avec une escouade de terrassiers, pour exécuter quelques saignées aux environs des lacs Kiamica, pour préparer le passage du chemin de fer et dessécher le terrain où il doit se construire. Cela est pressant et d’intérêt général.

Avec ses amis de Montréal, il traitait les questions de détail. Je me suis chargé, disait-il, de fournir les premiers ornements à trois chapelles neuves ; je n’en ai plus, ne pourriez-vous m’en fournir ? Et on lui en donnait. Un jour il rapporta une cloche dans ses bagages ; encore lui accordait-on le transport gratuit.

Les cotisations de la Société de Saint-Isidore n’étaient que de cinquante centimes par tête et par an, mais beaucoup de membres donnaient davantage et M. Labelle avait la préférence, car ses aumônes étaient sûres d’un bon placement. Un soir il rentrait avec cinq cents piastres (2.500 fr.) qu’un riche citoyen de Montréal lui avait données pour bâtir la première chapelle à construire dans les bois. La seule condition imposée était de ne pas dire le nom du donateur. Un journaliste de ses amis se présente pour passer la nuit au presbytère. M. Labelle va le recevoir en s’écriant :

— Voilà un brave, un intelligent citoyen qui comprend les œuvres ; parmi les bonnes il choisit la meilleure.

— Mais de qui voulez-vous parler ? demande l’arrivant.

— Eh ! mais d’un brave citoyen qui m’a donné aujourd’hui de quoi bâtir une chapelle !… Oui, répéta-t-il à plusieurs reprises, voilà un homme intelligent !

Le lendemain matin, il était encore tout rempli de son sujet. Le visiteur descend et lui dit :

— Avez-vous bien dormi ?

— Oui, c’est un brave citoyen ; si tout le monde comprenait comme lui…

La colonisation par la foi chrétienne était l’idée fixe du Roi du Nord. Quand il allait visiter ses vastes domaines au printemps et à l’automne, son arrivée était un jour de fête pour les colons qui voyaient en lui un véritable père.

Il les connaissait presque tous par leur nom et les visitait dans leurs chantiers, causant familièrement avec eux de leurs projets, de leurs travaux, compatissant à leurs épreuves et se réjouissant de leurs succès. Il les recevait aussi le soir à la veillée, ou chacun en particulier quand ils le désiraient.

N’oubliant pas qu’avant d’être colonisateur il était prêtre et missionnaire apostolique, le visiteur remplissait auprès de ces braves gens, condamnés encore à passer plusieurs mois sans voir un prêtre, tous les devoirs du ministère, leur célébrait la messe en plein air, au pied d’un érable ou dans la chapelle provisoire si elle existait déjà, donnait la sainte communion à ceux qui désiraient la recevoir et adressait une instruction familière et pathétique à l’assistance. Dans la matinée, il visite quelques exploitations, encourage les colons, leur donne de bons conseils, et, assis sur un tronc d’arbre renversé, il juge après un débat sommaire les appels qui lui sont soumis, tranche les questions difficiles et apaise les différends. Il ne s’éloigne que quand tout le monde depuis le vieillard jusqu’à l’enfant de six ans lui a « touché la main » selon la coutume du pays.

Sa robuste santé et sa force athlétique lui permettaient de braver toutes les intempéries et de supporter toutes les fatigues ; sa soutane râpée et parfois pleine de boue ne scandalisait personne. Au contraire, elle était pour lui un manteau royal, témoignant de son dévouement au peuple défricheur ; et c’est en parcourant ainsi la région dans tous les sens, qu’il s’était fait tout à tous et était vraiment devenu le « Roi du Nord. »

Ses absences fréquentes ne lui laissaient pas perdre de vue sa paroisse, parce qu’il avait pour le remplacer un vicaire et des prêtres dignes de toute sa confiance. Saint-Jérôme n’était qu’un village quand M. Labelle y arriva : en dix ans il en fit une ville, grâce à la confiance inébranlable qu’il sut inspirer à ses paroissiens. « Vous êtes, leur disait-il, à l’entrée des forêts ; l’avantage d’être tête de ligne du chemin de fer va donner un élan considérable à l’agrandissement. Nous avons tant plaidé que le gouvernement renonce à son système des réserves forestières. Au lieu de brûler les bois sur place, nos colons pourront les abattre, expédier les plus beaux pour les embarquer ici. Les terrains deviendront rares et chers. Votre église, qui était trop grande voilà dix ans, est maintenant juste de taille suffisante, mais plus tard il en faudra encore une autre. Il faut maintenant réserver la place pour la bâtir avec tous ses accessoires. » Et la place fut réservée et plantée d’arbres en attendant. Dans la même prévision, il disposa le nouveau cimetière de façon à ce que l’on n’eût pas à le transférer plus tard ; il y fit un Calvaire et un Chemin de la Croix, annonçant qu’il voulait y être enterré au milieu de ses paroissiens.

Les écoles primaires étaient bien tenues, mais on sentait le besoin d’avoir quelque chose de plus pour les jeunes gens de quinze à dix-huit ans. M. Labelle en était bien d’avis, mais les sentiments étaient partagés. Le curé mit tout le monde d’accord en s’appuyant sur le bon sens et sur un exemple connu : « Mes amis, leur dit-il, vous voudriez un collège et vous ne savez comment vous y prendre pour l’établir. Nous sommes une race de pionniers, de cultivateurs, d’industriels et de commerçants. Il ne faut pas, pour les petites villes, rêver des collèges produisant des savants et des hommes de lettres ; il faut laisser cela aux grandes. C’est pour l’avoir oublié que beaucoup de petites villes de France se ruinent à entretenir des collèges où elles font végéter des écoliers qui deviennent de la vraie graine de propre-à-rien, parce que la science incomplète et bornée leur a tourné la tête. Nous avons à proximité ce qu’il nous faut pour les hautes classes : il nous suffit d’envoyer à Sainte-Thérèse et à Montréal ceux qui veulent faire des études complètes. Pour nous, ce qui conviendrait, ce serait un collège moyen, une école commerciale et industrielle, adaptée aux besoins de la région. Plus tard, nous bâtirons au milieu du pays colonisé un grand collège où l’on formera tous les savants nécessaires au Nord. Comme il nous faudrait des professeurs chrétiens et français, je me charge de vous en trouver. »

Il fit dresser le plan de l’édifice, jolie bâtisse en pierre et en brique à trois étages, ayant trente mètres de façade avec chapelle latérale. Dès que la construction fut achevée il y installa les religieux de Sainte-Croix du Mans. Ces habiles maîtres eurent bientôt cent élèves (1873). Aujourd’hui ils en ont deux cent cinquante et leur collège a rendu beaucoup plus de services à la colonisation, que s’il avait produit des licenciés en philosophie et des docteurs en droit. Il établit de même un pensionnat pour les jeunes filles, un hospice pour les malades et les orphelins. À Saint-Jérôme, le curé était le membre le plus actif des confréries pieuses, réunions de charité, cercles catholiques d’ouvriers, associations de jeunes gens ; il était à la tête de tout, et chacun était fier d’avoir un tel patron.

Un député publiciste, résumant dans un grand journal canadien la situation acquise par le curé de Saint-Jérôme, traçait de lui ce portrait fort ressemblant (1883) :

« À cinquante ans, le curé Labelle répand encore partout le mouvement, l’activité, la vie, tant la nature a mis chez lui de sève et d’exubérance ; il est essentiellement expansif de caractère et ceux qui l’entourent ne peuvent faire autrement que de s’imprégner de ses idées, de ses projets, de ses espérances, tant il sait bien les faire connaître et en montrer le côté séduisant, généreux, patriotique. On ne peut se défendre de l’action de cet homme, et il n’est pas surprenant qu’il ait exercé dans toutes les sphères une influence souvent dominante, décisive. La grandeur des conceptions, la vigueur qu’il déploie dans l’exécution des entreprises les plus difficiles, son désintéressement proverbial, son jugement sain et constamment servi par des études approfondies et variées, une mémoire étonnante, un caractère capable de se plier aux circonstances les plus disparates et les plus nouvelles, une droiture d’intention inébranlable, une franchise et une honnêteté qui ont toujours été pour lui la meilleure des politiques : voilà certes assez de qualités pour faire, au Canada, l’homme peut-être le plus écouté et le plus admiré de notre époque. Sa vie est un exemple illustre pour tous ceux qui veulent être véritablement patriotes, ne servir que la religion et la patrie. »

C’est le témoignage que voulaient lui rendre ses paroissiens au jour où le curé Labelle atteignit la cinquantaine. Cette fête de famille fut un événement. Le clergé de Montréal voulut y prendre part, les personnages les plus marquants du Nord s’y donnèrent rendez-vous. Le clergé lui offrit un charmant chronomètre avec chaîne d’or. Les paroissiens, considérant combien il usait de vêtements à leur service, apportèrent une soutane de drap superbe, un pardessus bordé de fourrures rares et un bonnet fourré de grand prix. On lui lut des adresses rappelant ses travaux et exaltant sa générosité et son zèle. Il répondit avec tant d’à propos, de tact et d’humilité, que l’affection de tous en fut augmentée. Le « parti d’huîtres » ou banquet du soir dut être donné au collège, parce que le presbytère, tout vaste qu’il fût, était insuffisant pour recevoir la foule d’amis et obligés qui venaient acclamer le Roi du Nord. Ce moment est le point culminant de sa popularité et de sa réputation.

On était sûr de recevoir dans son presbytère la plus large hospitalité. Journalistes, ingénieurs, hommes politiques, voyageurs étrangers, venaient sans crainte frapper à sa porte ; ils étaient toujours les bienvenus, et pouvaient traiter avec lui les sujets les plus relevés et les plus divers. Sceptique ou croyant, catholique ou partisan de l’hérésie, du moment que vous aimiez le Canada, vous étiez bien accueilli. C’est ainsi que l’on trouve parmi ses correspondants et ses auditeurs les noms des hommes les plus disparates : Rameau et Molinari, Claudio Jannet et Élisée Reclus, Onésime Reclus et Georges de Manche. L’un d’eux résumait ainsi ses impressions, de retour en Europe : « Trois choses m’ont frappé au Canada : la chute du Niagara, la foi du peuple et le curé Labelle. »

Dans la vie intime, le curé de Saint-Jérôme était vraiment une merveille de bonté franche et originale. On aimait surtout à l’aller voir quand il revenait de ses excursions à travers les forêts. Doué d’un appétit proportionné à sa stature colossale, il mangeait en racontant ses découvertes et ses projets. Très indifférent sur le choix des mets qui lui étaient servis, il mangeait tout ce qui était sur la table, ne s’arrêtant que quand il n’y avait plus rien, ce qui amusait beaucoup ses auditeurs, depuis longtemps rassasiés. Il parlait avec la volubilité qui ne le quitta jamais, prévenant les objections, y répondant sur-le-champ, traitant toute sorte de questions avec une compétence si remarquable, qu’un personnage anglais et protestant, qui l’appréciait fort, disait hautement : « M. Labelle ne devrait pas être curé de Saint-Jérôme, mais premier ministre du Canada. »

Il charmait tellement les visiteurs que le presbytère était devenu l’hôtel le plus achalandé de la ville. On avait donné son nom à la première locomotive qui s’élança sur le chemin de fer du Nord, des hôteliers le donnèrent à leur maison pour s’attirer des clients. « L’Hôtel Labelle » devenait une réclame.

Le gouvernement provincial ne voyait pas de mauvais œil la popularité du digne curé, parce qu’elle favorisait ses desseins. Il songea même à profiter des nombreuses relations de M. Labelle pour lui confier la mission délicate d’aller en Europe prêcher la croisade de la colonisation du Nord et même de l’Ouest, qui commençait à rapatrier les Canadiens revenant des États-Unis. Le clergé tout entier appuyait si bien cette œuvre que l’idée parut toute naturelle, et ce premier voyage répondait aux vœux de l’épiscopat de toute la confédération. La révolte des métis dans l’Ouest en 1885 faisait vivement sentir la nécessité d’avoir de bons colons dans l’État naissant du Manitoba et sur les bords du lac Winnipeg. M. Labelle, en dehors de ses aptitudes colonisatrices bien connues dans le pays, entretenait des rapports suivis avec des économistes et des écrivains s’intéressant à la colonisation du Canada, M. Claudio Jannet, entre autres, lui avait écrit, en janvier 1885, que « la terrible crise agricole ouverte en Europe pouvait lui fournir deux sortes de colons : 1o de jeunes gentilshommes ou bourgeois ayant quelque capital et ne sachant que faire ; 2o des paysans des montagnes de la France et de la Suisse, particulièrement éprouvés ; on trouverait aussi en Belgique et en Hollande des travailleurs solides, mais n’obtenant plus rémunération suffisante de leur peine. » M. Bernier, député du Manitoba, et Mgr  Taché, archevêque de Saint-Boniface, insistaient fort pour que l’on recommandât les terres noires, comme on avait recommandé les terres jaunes ou grises du Nord. Sir Charles Tupper était devenu commissaire général de l’émigration à Londres : c’était un admirateur de M. Labelle, il avait célébré ses succès devant les Chambres et se joignit à d’autres députés pour obtenir que cette mission fût confiée sans retard au « Roi du Nord. »

Ce ne fut pas sans hésitations que le curé de Saint-Jérôme accepta cette mission délicate, dont l’État faisait les frais. Il sortit de son presbytère le 19 février 1885 et s’embarquait à Halifax le surlendemain[3]. Dix jours plus tard il arrivait en Europe et se concertait avec les commissaires canadiens de Londres et de Paris pour commencer sa propagande.

L’agence de Paris publiait déjà depuis deux ans un journal ou revue hebdomadaire appelé Paris-Canada ; mais cette publicité restreinte, bonne pour renseigner les voyageurs et les nationaux, n’atteignait pas les masses et n’arrivait pas dans les régions où elle aurait pu éclairer les futurs colons.

C’est du premier voyage de M. Labelle en Europe que date la diffusion en France des Appels à la colonisation, petites feuilles au texte compact, envoyées dans tous les presbytères de France, destinées à pénétrer dans la foule, exposant en termes clairs et précis les avantages offerts et les conditions imposées par le gouvernement canadien aux colons venant se grouper sur ses terres.

On reconnaît dans ces publications les idées que le « Roi du Nord » préconisait depuis vingt ans, et à partir de cette époque la propagande commença d’une façon régulière.

Contrairement aux agences d’immigration dans l’Amérique du Sud qui font miroiter les avantages du climat et laissent croire aux émigrants qu’au premier coup de pioche la terre produira tout ce qui leur est nécessaire, M. Labelle ne nie pas la rudesse du climat et la nécessité du travail. Aussi ne veut-il que des hommes courageux, des travailleurs déterminés ou des colons disposant de quelques capitaux à mettre en valeur par le défrichement.

Il expose que sous la haute égide de l’Angleterre, la confédération canadienne jouit de la plus large et de la plus complète liberté politique, religieuse, scolaire et municipale.

Les taxes sur les propriétés foncières sont inconnues. Le budget des dépenses et des travaux publics est alimenté par les douanes et les taxes sur les spiritueux et les tabacs indigènes. Cela produit cent soixante cinq millions de revenu annuel.

Il n’y a pas de conscription militaire venant prendre les plus belles années de la vie et bouleversant l’économie des familles, comme en Europe. Nous possédons un code de lois très perfectionnées et il n’y a pas de pays au monde où la vie et les propriétés soient plus en sûreté, où le bien-être matériel soit plus général, et la bonne harmonie entre les différentes races mieux conservée.

Les Français se trouveront au milieu de compatriotes ayant la même langue, la même religion, les mêmes mœurs et manières de vivre, avec des lois meilleures en plus. Les catholiques trouveront des paroisses organisées, des églises, des prêtres, des écoles, des collèges et des pensionnats tenus par des prêtres et des religieuses.

Les familles à l’aise, fatiguées de l’instabilité de la politique européenne, voulant un état de société plus stable et plus tranquille, peuvent acheter à des prix moindres qu’en Europe de bonnes propriétés à moitié en valeur, qui leur donneront d’honnêtes profits.

Les émigrants qui n’ont pas les ressources pour acheter une ferme de ce genre peuvent se procurer à raison de un à trois francs l’acre (40 ares) des terres à défricher. On paie comptant le cinquième du prix d’achat ; le reste, en quatre versements annuels et égaux. Il faut y résider au moins deux ans, mettre en culture dans les quatre premières années un dixième du terrain concédé et y bâtir une maison habitable ayant seize pieds sur vingt. Un petit cultivateur qui végète en Europe peut dans la province de Québec se procurer un grand domaine à peu de frais, et après dix années de travail laisser à chacun de ses enfants de trente à quarante hectares de terre.

Si le défrichement des forêts vous paraît trop rude, allez à la région des prairies, au pays des « terres noires. » Elle est toute prête à recevoir le soc de la charrue sur une longueur de trois cents lieues, et sa fertilité se maintiendra longtemps. Le blé, le lin, le chanvre, le houblon, les pommes de terre y croissent avec une vigueur remarquable. Tout homme âgé de dix-huit ans a le droit de préemption sur le lot qui l’avoisine, il est facile à une famille nombreuse de se tailler là de grands domaines. Là, il faut un peu plus d’argent pour commencer, mais les résultats sont bien plus prompts et plus considérables. — Vous m’objectez le froid. Certes, oui, notre climat est froid, mais de ce que l’hiver est un peu long, il ne faudrait pas en conclure que nos régions à coloniser sont des succursales de la Sibérie. Le froid sec que nous subissons est plus favorable à la santé et à l’agriculture que les brouillards et pluies fines de l’Europe. À part les raisins, nous avons des fruits de toute espèce, nos pommes ont une réputation universelle et nous en faisons grand commerce. N’ayant presque pas de printemps nous n’en connaissons pas les gelées, la végétation part tout d’un trait et nos productions ont le temps d’arriver à maturité, ce qui est un avantage considérable.

Nos maisons sont construites et disposées de manière à résister au froid. Nous avons à bas prix le bois et la houille nécessaires à chauffer les habitations ; nos forêts sont inépuisables. Nous avons déjà trois mille lieues de chemins de fer livrés à la circulation. Quand les émigrants travaillent et offrent de sérieuses garanties, ils trouvent toujours à emprunter auprès des sociétés de colonisation, créées exprès pour les aider, leur terre décuple de valeur en quelques années et ils peuvent ainsi rembourser les avances faites ; les capitalistes ne risquant rien, parce que leurs capitaux reposant sur la terre en valeur sont aussi sûrs et solides que la terre elle-même, se prêtent volontiers à cette combinaison.

Autre garantie supérieure de sûreté. Les sociétés de colonisation sont en général sous la gestion directe ou indirecte du clergé. La colonisation française au Canada se fait sous les auspices de la religion. C’est autour d’une chapelle élevée dans la forêt ou la prairie que les catholiques vont se grouper, comme autour d’un centre commun, et l’expérience a montré que c’est ce système qui réussit le mieux. Voilà pourquoi, en nous adressant aux capitalistes et aux travailleurs, nous préférons les colons chrétiens à ceux qui ne le sont pas.

— Mais, comment se transporter à une distance pareille ?

— Les communications sont plus faciles que vous ne semblez le croire. Les compagnies qui font le service sur différentes lignes maritimes, ont des tarifs très abordables puisqu’elles transportent un homme de Paris à Québec, via Londres, pour cent dix francs. Le service franco-canadien ne prend même que quatre-vingts francs du Havre à Québec, et il est entendu que le Pacifique Canadien qui va être terminé cette année conduira l’émigrant moyennant soixante francs (2.300 kilomètres) de Québec à Winnipeg, capitale du Manitoba, centre des « terres noires. » Notre gouvernement fait donc de vrais sacrifices et nulle part on n’offre des avantages aussi grands aux colons.

Tel est le résumé des conférences faites par le curé de Saint-Jérôme dans les grands centres où il s’arrêtait. Porteur d’une loi qui constituait, avec les plus amples pouvoirs, une société de colonisation approuvée par l’État, il attirait sur cette société fortement constituée l’attention de tous ceux qui disposaient de capitaux grands ou petits. Comme on exagérait les craintes que les Français éprouvaient à se lancer dans ces pays inconnus, il eut le talent de déterminer quelques publicistes de renom à revenir avec lui au Canada pour juger des choses par leurs propres yeux. Ce ne fut pas le moindre résultat de ses négociations et de ses efforts, car, à leur retour, ces voyageurs publièrent des récits, des articles et des livres confirmant l’exactitude des dires de M. Labelle, et les regards des Français commencèrent à se porter vers un pays depuis trop longtemps oublié.

On remarque en effet que les années 1885, 86 et 87 ont été signalées en France par l’apparition de nombreuses études qui attirèrent l’attention sur les contrées à coloniser. Le pamphlétaire Henri Rochefort paya lui-même son tribut à l’idée nouvelle en s’écriant dans son journal : « Vous cherchez des colonies ? au lieu d’aller au Tonkin attraper des coups, des fièvres et la mort, allez donc au Canada. Voilà au moins un pays salubre ! »

Aux relations anciennes, le curé de Saint-Jérôme en ajouta donc de nouvelles, et les nombreux amis que son dévouement à la cause française et nationale lui fit rencontrer, tout en gardant la meilleure impression de son passage, devinrent les défenseurs convaincus et les champions de son idée.

Un détail de mœurs frappa surtout les Européens dans ce personnage qui venait les convier à la colonisation de l’Amérique du Nord : ce fut la candeur enfantine de son affection filiale pour sa vieille mère. Quand on lui avait rendu quelque service ou adressé quelque louange, il répondait : Je vous remercie, je l’écrirai à maman, cela lui fera plaisir. Ce mot de « maman » sortant de la bouche d’un colosse avait un charme particulier, ceux qui l’entendaient se gardèrent bien d’en rire. Et la pauvre mère, qui trembla toute sa vie à cause du caractère aventureux de son enfant, soupirait : Oh ! qu’il est bon et dévoué ce cher Antoine ! c’est dommage qu’on me le rapportera mort quelque jour, il voyage trop.

Il revint pourtant, et le premier fruit de son voyage fut de lui attirer une foule de visiteurs qu’il convertissait à ses idées ou combattait avec énergie quand ils s’opposaient à son œuvre.

Dans tous les pays de démocratie on doit s’attendre à changer souvent de gouvernants et à subir bien des variations. La confédération du Dominion ne comptait pas vingt années d’existence que des modifications se produisaient dans sa constitution. Au Canada comme dans les pays de grande culture, on ne connaît guère les anarchistes et les socialistes. Tout le monde est d’accord sur les grands principes ; mais quand il s’agit de les appliquer, on rencontre de nombreuses divergences. Il y a deux partis qui sont alternativement au pouvoir ou dans l’opposition. Ce sont les libéraux et les conservateurs, les rouges et les bleus.

Étranger aux luttes politiques, M. Labelle trouva pourtant des contradicteurs dans les deux camps ; mais ses intentions étaient si droites, son savoir-faire si connu, que ceux mêmes qui l’avaient contrarié furent heureux de revenir à lui quand ils obtinrent le pouvoir. Pour son compte particulier, il se servait des uns et des autres pour l’utilité et l’avancement de son œuvre.

Un de ses amis lui demandait un jour : Combien de fois avez-vous dû modifier vos opinions sous les divers gouvernements qui se sont succédé à Ottawa (gouvernement fédéral) et à Québec (gouvernement provincial) ?

— Mais, mon cher ami, répondit-il dans son langage imagé, tu sais bien que le curé Labelle voyage toujours dans la même charrette. La seule différence qu’il y ait dans ses moyens de transport, c’est que tantôt il attelle un cheval bleu, tantôt un cheval rouge.

La couleur lui importait assez peu, pourvu que le gouvernement travaillât à l’œuvre de la colonisation chrétienne.

Il avait plaidé auprès de ceux qui s’étaient succédé tous les quatre ans à la tête des affaires, pour mener à bien son entreprise de prédilection ; rouges et bleus y avaient concouru.

Il se trouva pourtant un jour en face d’une difficulté qu’il n’avait point prévue. Une évolution nouvelle s’était produite en 1887, le gouvernement provincial vit ses attributions s’élargir.

Les conservateurs, qui n’avaient pas toujours flatté M. Labelle, tant s’en faut, arrivaient au pouvoir. Leur intention était, pour se montrer aussi progressifs que les libéraux, de pousser l’œuvre de la colonisation, et pour lui donner une impulsion plus sûre et plus régulière, ils instituèrent un ministère de « l’agriculture et colonisation. » Ce ministère n’était ni une fantaisie de parti, ni un luxe bureaucratique. Répondant à une nécessité pressante, il devint dès le début un poste très important et très occupé, le titulaire se trouva même bientôt dépassé par la besogne croissante et on résolut de lui donner un adjoint ayant rang de député, sous-ministre d’État, avec voix au conseil.

Les gouvernants eurent l’idée d’offrir ce poste au curé Labelle comme étant l’homme le plus capable de le bien remplir. « Vous connaissez, lui dirent-ils, votre œuvre encore mieux que nous, vous savez exactement ce qu’il vous faut pour la conduire à bonne fin. Simplifiez votre travail et le nôtre en acceptant le poste honorable que nous vous offrons. Vous agirez à votre guise, vous ferez ce que vous croirez convenable et nous ratifierons ce que vous aurez fait. »

Si le curé de Saint-Jérôme eût été un vulgaire ambitieux, il eut dit le jour même adieu à sa paroisse pour aller prendre possession de ce poste brillant qui lui était offert à l’improviste. Il n’était guère possible d’entrer mieux dans ses vues et de lui donner plus grande facilité pour exécuter les plans qui avaient occupé toute sa vie.

Modeste comme le sont les hommes de vrai mérite, il voulut d’abord avoir l’avis de son évêque, qui, en considération du bien public et de la cause nationale, lui permit d’accepter ces fonctions. Mais M. Labelle stipula qu’il voulait garder son titre de curé de Saint-Jérôme, pour revenir dans sa chère paroisse lorsque sa mission temporaire serait remplie.

Il quitta donc Saint-Jérôme, et vint se mettre à la tête des nouveaux bureaux de la colonisation à Québec, amenant pour tout bagage son linge personnel, des papiers et son fidèle serviteur Isidore.

Le choix du gouvernement était si judicieux, l’aptitude du nouveau titulaire si universellement reconnue, que l’introduction d’un prêtre dans les conseils de la nation provoqua à peine quelques remarques du côté des opposants. Plusieurs même y applaudirent en regrettant de n’y avoir pas pensé plus tôt. Les plus méchants se contentèrent d’insinuer que les conservateurs voulaient « exploiter ce bon fruit, sauf à le jeter quand ils en auraient exprimé tout le suc. »

M. Labelle laissa dire et se mit à travailler à Québec, plus encore qu’il ne l’avait fait à Saint-Jérôme. C’est lui qui organisa le nouveau ministère dans ses détails et en choisit les principaux employés, qui demeurent fidèles à ses traditions. Connaissant parfaitement le fort et le faible des lois sur la colonisation, il employa tous ses efforts à les améliorer et les rendre pratiques. Il acheva la réforme du régime forestier qui était tout à fait favorable aux spéculateurs, mais contraire aux colons sérieux et aux vrais travailleurs. Les marchands de bois ne l’aimaient guère, mais les colons le bénirent ; ils étaient vingt fois plus nombreux que les spéculateurs.

— C’est singulier pour un prêtre d’être ministre ; quel est donc votre programme ?

— Notre programme est bien simple : nous voulons maintenir l’idée chrétienne dans la législation, dans la famille et dans l’école.

— C’est juste le contraire de ce que l’on fait en France.

— Hélas ! oui ; la France verra trop tard peut-être qu’elle se trompait, elle fera alors comme nous.

Voilà pourquoi, sans sortir de sa sphère, il soutint les lois les plus importantes de cette législature, telles que celle de la restitution des biens enlevés aux Ordres religieux par le régime anglais au xviiie siècle[4].

Tout en s’honorant par cet acte de justice, le gouvernement travaillait d’une manière efficace à la colonisation, car les communautés employèrent cette restitution inattendue à la création de maisons d’éducation nouvelles. C’est ainsi qu’on acheva le grand collège des Jésuites commencé par M. Labelle sur les bords du beau lac Nominingue, au centre de ses chers districts du Nord. Il songeait aussi à faire venir des Trappistes français pour fonder sur les rives du Sacquenay et du lac Saint-Jean une ferme-modèle de cinq mille arpents.

Persuadé que les familles nombreuses sont la plus grande richesse des pays agricoles et le plus ferme soutien de la patrie, il proposa et fit adopter une loi accordant gratuitement cent arpents de terre aux pères et mères de douze enfants vivants. Il se trouva dans la seule province de Québec plus de quinze cents familles ayant droit à cette faveur, et les mères canadiennes bénirent le législateur qui voulait les récompenser.

Toujours dans le but d’encourager ses chers colons, et de peupler les terres nouvelles dont il faisait compléter l’arpentement et la distribution, il demanda et obtint la création d’un ordre exclusivement destiné à récompenser les travaux de colonisation et les succès agricoles. Les paroisses se multipliaient, les lacunes étaient comblées et chacun rendait hommage à l’activité du nouveau ministre.

M. Labelle n’en était pas plus fier pour cela et continuait à porter une soutane râpée, comme au temps où il explorait les bois et les lacs. Un brave protestant de Québec, voyant ce haut fonctionnaire habillé comme un missionnaire des Peaux-Rouges, se dit : Je veux lui payer une soutane puisqu’il paraît ne pas avoir les ressources pour s’en procurer ; et il lui offrit délicatement trente piastres pour en acheter une. Le ministre, ne voulant point contrister le bonhomme, accepta les trente piastres et les distribua aux pauvres.

Le donateur l’ayant appris se piqua d’honneur et s’écria : Je le forcerai bien d’accepter mon habit. Ayant cherché le tailleur de M. Labelle, il lui commanda une superbe soutane et l’envoya au curé de Saint-Jérôme en le priant de l’accepter.

— Bien reconnaissant, répondit l’ancien Roi du Nord, mais cet habit est trop beau. Isidore, vous tâcherez de trouver quelque prêtre qui en ait plus besoin que moi, on le lui donnera.

— Mais, monsieur oublie donc qu’il n’y a pas dans tout le Canada un prêtre assez gros et assez grand pour revêtir cet habit ?

— C’est vrai, dit M. Labelle, je n’y pensais pas, mettez-le donc dans l’armoire.

Une circonstance se présenta bientôt qui obligea le curé à revêtir la fameuse soutane. Le Souverain Pontife Léon XIII voulant récompenser les services qu’il avait rendus à la religion par vingt années d’apostolat, et honorer le gouvernement chrétien auquel était associé ce prêtre intrépide, le nommait protonotaire apostolique et prélat de sa maison. Il y eut à ce sujet grande réception au ministère, voyage à Montréal et à Saint-Jérôme ; la belle soutane était arrivée juste à point.

Malgré ses nombreuses occupations, le sous-secrétaire d’État n’oubliait pas ses paroissiens, il venait passer avec eux les fêtes de Noël et ne manquait point de rester pour le jour de l’an auprès de sa mère. Le presbytère de Saint-Jérôme reprenait sa physionomie des anciens jours, et les paroissiens étaient fiers de leur curé.

Le succès de sa première mission en Europe engagea ses collègues à envoyer une seconde fois M. Labelle en France pour y trouver de nouvelles ressources et en ramener de nouveaux colons. Il partit dans les premiers mois de 1890. Revêtu cette fois d’un caractère officiel, mieux connu et mieux apprécié qu’il ne l’avait été cinq ans auparavant, M. Labelle devint un instant le lion du jour. On le voit paraître dans de nombreuses réunions d’agriculteurs, d’économistes et de savants. Ses discours persuasifs et éloquents, ses toasts originaux, sa facilité de parole, sa vigueur de dialectique, mirent en lumière le côté patriotique et chrétien de la tâche qu’il avait entreprise. On avait reconnu dans ce roi des forêts canadiennes le type véritable du « Franc sans dol et sans peur » tel qu’il s’est conservé sur les rives du Saint-Laurent. Partout il fut accueilli comme un ami et comme un frère, comme le plus digne représentant de la race canadienne et de sa foi profonde. La preuve qu’il fit estimer et aimer son pays, se trouve dans les témoignages de respect dont l’entoura la presse française, toujours prête à déblatérer contre le « gouvernement des curés. » Elle se trouve aussi dans le nombre des émigrants qui s’éleva à plus de mille pendant l’année 1890. Une des plus remarquables conquêtes de M. Labelle fut celle de Dom Benoît, chanoine de Saint-Augustin, écrivain distingué, qui partit avec une colonie de Francs-Comtois et de Suisses, pour fonder une nouvelle paroisse dans le Manitoba.

Il revint à la fin de l’été, satisfait de ce voyage, parce qu’il avait vu se dessiner le courant d’émigration vers son cher pays des prairies et des forêts ; il fit part de sa joie à ses amis de Saint-Jérôme, revint à Québec et se remit au travail avec ardeur. Comme s’il eût eu le pressentiment de sa fin prochaine, il régla les affaires pendantes, mit toutes choses en ordre dans son ministère, et annonça son désir de quitter la vie publique pour rentrer dans sa chère paroisse. Vers le milieu du mois de décembre, il disait à M. Duhamel, commissaire des terres de la couronne et de la colonisation : « N’était ma bonne vieille mère, je n’ai plus grand’chose qui me retienne sur la terre et je suis prêt à partir ; l’œuvre à laquelle j’ai voué ma vie est en bon train, j’ai fait mon testament aujourd’hui. »

Les pressentiments funèbres de M. Labelle étaient justifiés. Ce colosse, qui semblait invulnérable et paraissait devoir défier le temps, était atteint d’une maladie dont les progrès furent si rapides qu’il fut emporté en quelques jours et tomba les armes à la main. Une hernie négligée, résultant sans doute de ses efforts et nombreux voyages à travers les forêts, le terrassa juste au moment où il comptait aller passer le jour de l’an près de sa mère. Les médecins, jugeant le mal à peu près sans remède, hésitaient à le soumettre à une opération cruelle. « Opérez-moi tout de même et donnez-moi quelques jours de vie pour que je puisse aller embrasser maman ! » Ce souhait filial ne put être réalisé et, le 3 janvier, les médecins résolurent de tenter une nouvelle opération.

— Vous voulez donc me tuer ! s’écria le malade ; eh bien ! laissez-moi quelques minutes pour prier et je suis à vous. Et le « Roi du Nord », qui a fait venir son confesseur, n’est plus qu’un chrétien humilié devant le souverain juge ; il se confesse de nouveau avec la foi la plus vive, et, prenant d’une main son crucifix, de l’autre son chapelet, il crie de sa voix tonnante : « Venez, messieurs, venez ; avec ceci je n’ai plus peur de vous. » Avisant son secrétaire en larmes, il ajouta : « Toi, va trouver M. Mercier (premier ministre), tu lui diras que je meurs. Nous avons beaucoup fait ensemble pour le pays, mais assure-le que là-haut je travaillerai avec lui. »

Les médecins reconnurent que tout était perdu et le docteur Hamel lui annonça que la fin était proche. « Je le sais, répondit le malade, la science est impuissante contre la volonté de Dieu. Tout ce que je regrette est de quitter ma pauvre mère. » Et il pleura en évoquant ce souvenir. Le P. Turgeon, son confesseur, lui administra les sacrements, il conserva sa connaissance et sa tranquillité jusqu’à la fin et dit même peu avant de mourir : « C’est aujourd’hui l’Octave des saints Innocents ; on en recevra bien, j’espère, un de plus au paradis. » Il expira un peu avant trois heures du matin, n’ayant guère plus de cinquante-sept ans.

La maladie était annoncée seulement de la veille, et cette prompte mort fut un coup de foudre pour les villes de Québec et de Montréal, où le télégraphe l’annonçait le matin. Les funérailles devaient se faire à Saint-Jérôme, mais il y eut à Québec un office solennel où le cardinal-archevêque, Mgr  Taschereau, donna l’absoute.

On soupçonnait fort que le défunt ne laissait pas de quoi se faire enterrer. Il était si généreux pour les pauvres et les bonnes œuvres que les neuf dixièmes de son traitement de ministre, payé le 31 décembre, avaient été employés dans les trois jours suivants à faire des aumônes. L’affection et la reconnaissance de ses amis lui firent des funérailles, vraiment princières.

Tous les journaux canadiens qui parurent le 5 janvier contenaient une notice biographique et un éloge du défunt. Plusieurs avaient pris le deuil et publiaient son portrait, bien connu de la population. Les regrets furent unanimes, et un journal des plus répandus, ayant inséré une seule phrase regrettable, se vit obligé par l’opinion publique de renvoyer le rédacteur qui l’avait écrite.

Tous les districts du Nord furent représentés à Saint-Jérôme au jour de l’enterrement ; malgré la rigueur de la saison, on y compta plus de dix mille étrangers.

Le corps était renfermé dans un cercueil recouvert d’une glace qui permettait d’apercevoir le visage du défunt, et les plus durs versèrent des larmes, quand, le premier ministre et son collègue le député Chapleau vinrent lui donner le baiser de l’adieu suprême.

Au lieu de prononcer une oraison funèbre qui se trouvait sur toutes les lèvres, Mgr  Proulx, vice-recteur de l’Université Laval, annonça une quête destinée à faire une fondation pieuse pour l’âme du défunt qui ne demandait pas d’éloges, mais des prières.

Le char funèbre était attelé de huit chevaux tenus à la main, suivi d’une douzaine de chars allégoriques envoyés par diverses corporations et d’une multitude innombrable de fidèles appartenant à toutes les classes de la société. Ce fut avec cette pompe vraiment royale, au milieu des larmes de tout son peuple, que ce fils de plébéien fut conduit au cimetière où il avait préparé sa place quelques années auparavant.

Un trait caractéristique montre combien M. Labelle avait confiance dans l’avenir de son œuvre. Il avait une belle bibliothèque et quelques immeubles. Par testament, il les donna au futur diocèse de Saint-Jérôme, qui deviendra la ville épiscopale de l’ancien royaume du Nord où quarante paroisses ont été créées par ses soins.

Les honneurs décernés au grand patriote canadien dans les six mois qui ont suivi sa mort, prouvent quelle place il tenait et combien sa mémoire est en bénédiction. La plupart des « cercles, confréries, sociétés et associations coloniales » du Bas-Canada prirent des « résolutions » exprimant leurs regrets, déclarant que le curé Labelle avait bien mérité de la patrie, et concluant à la célébration d’un service solennel pour le repos de son âme. Cette reconnaissance nationale, revêtant une des formes les plus touchantes de la foi de nos aïeux, se manifesta jusqu’à Paris, et, le 17 juin dernier, la colonie canadienne de Paris faisait célébrer à Sainte-Clotilde un service funèbre pour le Roi du Nord. M. l’abbé Lacroix, docteur ès lettres, prononça son oraison funèbre en présence d’une foule choisie où l’on comptait plus de mille notabilités de l’ancienne et de la nouvelle France.

Remercions nos frères du Canada de donner de si beaux exemples aux Français du xixe siècle. Ils sont, à juste titre, fiers de leur curé Labelle et lui donnent rang parmi les grands hommes de l’Amérique du Nord.

Le peuple en avait fait un roi avant que le gouvernement sût en faire un ministre, et quelques-uns regardèrent sa nomination comme une déchéance. Nous ne sommes point de cet avis. Avec les idées modernes qui ont envahi les deux mondes, la présence d’un prêtre dans un conseil souverain est chose rare et extraordinaire ; il faut que cet homme ait eu bien du mérite pour devenir l’objet d’une exception aussi honorable qu’elle est justifiée. Il a montré d’une manière éclatante que l’Église n’a rien d’incompatible avec le progrès matériel et qu’elle est toujours la meilleure éducatrice des peuples. L’idée fixe du curé Labelle a été le développement de l’influence française dans les pays qui furent découverts et possédés longtemps par des Français. Il a continué brillamment l’œuvre des intrépides missionnaires, apôtres et martyrs de l’ancienne colonisation chrétienne.

Cet homme qui remua des millions ne se laissa jamais détourner de son œuvre par l’appât du gain, si cruel aux hommes d’État de notre temps. Il sacrifia tout pour le triomphe de la noble cause qu’il avait embrassée, et son désintéressement fut égal à son zèle et à son courage. Honneur au Canada qui le regarde comme un de ses plus grands patriotes. Honneur à cet intrépide soldat de Dieu, de la Patrie, de la Liberté.




Bar-le-Duc. — Impr. Schorderet et Co — 3055.
  1. On ne compte pas moins de 980.000 Canadiens dans les États-Unis.
  2. L’acre est de quarante ares de France, et le gouvernement accorde cinq ans pour payer. Un lot se compose de 100 acres, soit soixante-quatre hectares ou 640.000 mètres carrés.
  3. Dans cette expédition M. Labelle emmenait avec lui comme secrétaire l’abbé Jean-Baptiste Proulx, aujourd’hui curé de Saint-Raphaël et vice-recteur de l’Université Laval.
  4. Plus honnêtes que les Français de la République qui prenaient tous les biens ecclésiastiques, les Anglais attendirent la mort du dernier Jésuite pour s’emparer du collège de Québec, par déshérence (1799).