Le dernier des Trencavels, Tome 1/Livre quatrième

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Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 1p. 87-88-110).


LIVRE QUATRIÈME.

Le Novice.


Esclarmonde, suivie de Raimbaud ; se rendit à Mirepoix, où plusieurs fugitifs de Carcassonne avaient déjà jeté l’alarme. Elle en repartit après avoir concerté avec le gouverneur les mesures nécessaires pour la défense de la ville.

La nuit la surprit à une lieue de Pamiers. Un nuage noir avait succédé aux derniers rayons du soleil, et dérobait la vue des étoiles, De grosses gouttes de pluie commençaient à tomber, et le roulement du tonnerre présageait un orage prochain. Un serviteur d’Esclarmonde lui proposa de la conduire dans une habitation peu distante de la route où elle s’était mise promptement à l’abri, pendant que le reste du cortège gagnerait en toute hâte un hameau plus éloigné, ou, selon l’occurrence, arriverait à la ville de Pamiers. La dame de l’Isle-Jourdain suivit ce conseil, et ne voulut être accompagnée que de Raimbaud, et du serviteur qui guida leurs pas dans l’ombre croissante du crépuscule. Ils marchèrent à tâtons dans un sentier bordé d’arbres, dont les éclairs faisaient de loin en loin briller les feuilles mobiles et luisantes.

Bientôt ils entrèrent dans un verger et aperçurent la lueur de la lampe domestique qui parut se mouvoir, dès que les aboiemens du chien de garde eurent annoncé leur approche. Une femme vint recevoir les voyageurs nocturnes. Un paysan, qui paraissait son mari, était occupé à retenir le chien et à l’attacher. L’embarras de l’un et de l’autre fut visible, lorsqu’ils apprirent du serviteur de la dame quelle était la personne qui venait s’abriter chez eux contre l’orage. Les habitans de cette chaumière parlaient avec un accent étranger le langage du pays. Leur démarche et leurs manières faisaient naître la pensée qu’ils n’avaient pas toujours mené la vie des champs. Raimbaud surtout ne pouvait se lasser de les examiner, et cherchait dans les traits de leurs visages la trace d’anciens souvenirs. Enfin, les mouvemens de la curiosité cédèrent à la surprise qu’il éprouva, lorsqu’il lui vint dans l’esprit qu’il avait vu familièrement ses hôtes à la cour de Montpellier. Il retrouvait dans le paysan tous les traits de Burgondion, le plus jeune des fils(1) du comte Guillaume, et le frère chéri d’Agnès, à qui devait le jour l’enfant sauvé de Carcassonne. Il croyait reconnaître, sous les habits grossiers de la ménagère, la belle Anaïs, de la race des Commènes, parente de cette impératrice Eudoxie, qui passa(2) du palais de Constantinople à la seigneurie de Montpellier, et perdit celle-ci par un divorce. Anaïs avait fait les délices de la cour de Guillaume. Raimbaud se souvenait d’avoir célébré sa beauté par des chansons pendant les fêtes du mariage d’Agnès avec le vicomte de Béziers. L’attention de ces deux personnages était entièrement absorbée par les soins qu’ils donnaient à la princesse ; à peine avaient-ils jeté les yeux sur Raimbaud et sur l’enfant, lorsque le chevalier leur fit subir une épreuve qui confirma ses soupçons. « Madame, » dit-il à haute voix à Esclarmonde, « si quelqu’un de votre suite, plein de zèle pour votre service, est allé malgré l’orage donner de vos nouvelles à votre frère, je serais peu surpris de le voir arriver lui-même pendant la nuit, surtout s’il apprend que l’unique rejeton des Trencavels, le fils de Raymond et d’Agnès est avec vous réfugié dans cet asile. » En disant ces paroles, ses yeux étaient fixés sur ceux du paysan qui le regardant aussitôt perdit contenance, et feignit quelque prétexte pour se retirer. L’hôtesse ne fut pas moins déconcertée, et son visage se couvrit d’une vive rougeur, que n’observa pas la princesse, mais qui n’échappa point à l’œil scrutateur de Raimbaud. Le chevalier se reprocha aussitôt le tourment dont il venait d’affliger ses hôtes ; et, suivant les pas de Burgondion qu’il trouva dans l’écurie : « Ami, » lui dit-il, « qui que vous soyez et quels que soient les motifs qui vous ont conduit ici, ne craignez rien de moi, et comptez au besoin sur mon secours. » « J’y compte, » dit Burgondion ; « la surprise ne m’a pas laissé le temps de songer que le chevalier Raimbaud était incapable d’un acte de malveillance. Je ne veux rien vous dissimuler ; mais que j’aille avant tout rassurer la malheureuse Anaïs. Vos paroles et notre retraite ont dû la jeter dans une cruelle anxiété. » Burgondion rentra. La sérénité peinte sur son visage rendit un peu de calme à sa compagne. Raimbaud revint aussi, et la conversation fut dégagée de toute contrainte. L’enfant orphelin en devint bientôt le sujet ; Esclarmonde ne voyait point sans surprise les caresses qui lui furent prodiguées par ses hôtes, ainsi que les larmes abondantes dont ils mouillaient ses joues et les boucles naissantes de ses cheveux. Après un repas frugal, la princesse alla goûter le sommeil dans le meilleur lit du manoir. Anaïs se retira dans une petite chambre voisine, et y déposa l’enfant dans un berceau nouvellement préparé ; ce qui fit remarquer à Raimbaud que la taille de cette jeune grecque avait pris un accroissement et des formes qui ne pouvaient s’attribuer à l’embonpoint. Burgondion prit le bras du chevalier, l’emmena dans la cuisine, et se trouvant seul avec lui : « Sage Raimbaud, » dit-il, « peut-être ne serez-vous pas surpris de me voir dans une solitude choisie par la belle Anaïs. Plut à Dieu que nous fussions ensemble dans un désert inaccessible à l’envie et aux tracasseries des hommes ! Elle seule me tiendrait lieu de patrie et de famille. Ma destinée n’est pas si belle, et nous vivons ici sous le poids des terreurs et des soucis les plus accablans. Peut être avez-vous ignoré, peut-être ne vous souvient-il plus que, par la volonté absolue de mon père, l’aîné de ses fils est seul appelé à l’héritage de ses fiefs, et que mes autres frères et moi nous avons été condamnés à prendre l’habit monastique qu’il a bien fallu supporter. Je fus destiné au monastère de St.-Antonin-de-Fredelas(3), et l’on a su m’y conduire malgré moi. J’aimais Anaïs et j’avais son amour. Les premiers jeux de notre enfance avaient fait naître ce penchant qui nous attachait l’un à l’autre. Les feux d’une volupté précoce dont ma jeunesse fut embrasée passèrent dans le cœur et dans les sens de mon amante ; mais pendant que je m’y livrais avec tous les charmes de l’abandon, elle avait de fréquens accès de mélancolie, et ne s’en préservait que par l’ardeur de ses sentimens et la force de son caractère.

« Je crois inutile de vous dire par quels moyens je lui fus arraché ; je ne puis moi-même comprendre comment j’ai pu supporter le passage d’une vie pleine de délices à cette odieuse prison du cloître, dont l’insipidité est le moindre supplice. La nature, en me donnant des inclinations douces et voluptueuses, m’a refusé peut-être ces élans de la pensée qui font les grandes résolutions. Tout mon courage est dans Anaïs. Les troubles de la croisade ont servi de prétexte à son éloignement de Montpellier. Parvenue dans ce pays avec la seule compagnie d’un vieux serviteur qu’elle a fait passer pour son père, elle a eu l’adresse de se procurer comme fermière l’habitation de ce manoir, dont elle savait le propriétaire disposé à accueillir une famille persécutée. Un mois ne s’était pas encore écoulé depuis que j’étais entré dans le monastère, et inscrit au rang des novices, lorsque je reçus secrètement un billet conçu en ces termes : « Anaïs t’a suivi, elle ne peut se croire abandonnée. Si elle l’était, son tourment ne se prolongerait guères. J’ai cru pendant quelques momens que notre amour était privé de tout espoir, et j’avais résolu de mourir ; mais sache, homme malheureux, ou coupable, que ma vie n’est plus à moi ; un autre toi-même est dans mon sein ; et, puisque je dois vivre comme mère, j’ai résolu de tout hasarder comme épouse. » — Pourrais-je vous exprimer tout ce que la surprise, l’amour, le charme de la paternité, l’ivresse des sens, me firent éprouver en ce moment ? Je voulais franchir à l’instant la barrière qui me séparait d’Anaïs.

« Elle avait prévu mon emportement et mon défaut de prudence. Son messager ne voulut que deux lignes écrites de ma main, et promit de revenir. J’écrivis à Anaïs :

« Je ne puis faire de vœux qu’à toi ! sois mon épouse et ma divinité ! » Le lendemain le messager revint, et me remit, avec des instructions relatives aux moyens de sortir pendant la nuit de l’enceinte du couvent, des habits propres à me déguiser. J’en fis l’essai la nuit suivante, et je crus commencer une nouvelle vie, en me trouvant sous ce toit dans les bras de mon amante. Nous concertâmes ensemble les projets de notre avenir ; il fut résolu que je passerais encore quelques semaines au couvent jusqu’à ce que les moyens de fuir et de changer de patrie fussent préparés. Pendant cet intervalle, voici la troisième fois que j’ai repris mon déguisement, voulant profiter des facilités que m’offraient une nuit anticipée, et les approches d’un orage, pour venir goûter quelques-uns de ces momens qui seuls peuvent donner une idée du paradis. L’arrivée de la princesse nous a jetés dans un cruel embarras. Vous nous avez reconnus ; la présence de l’enfant de ma sœur a trahi notre mystère. Je n’en ai point de regret, et j’ose espérer que l’assistance du chevalier Raimbaud ne sera pas inutile à des malheureux, qui n’ont plus besoin désormais que d’un coin de terre où ils puissent s’aimer selon leurs désirs. »

Raimbaud renouvela au jeune novice les assurances et les offres qu’il avait faites au frère d’Agnès. Ils se séparèrent, et Burgondion revint auprès d’Anaïs, que tourmentait un pressentiment douloureux dont elle ne pouvait délivrer sa pensée. Vers le milieu de la nuit, son sommeil inquiet fut interrompu par les cris du chien de garde, et bientôt elle entendit le bruit de plusieurs voix autour du manoir. Elle réveilla Burgondion qui se hâta de s’habiller. On frappa à la porte, et il s’empressa d’ouvrir dans la persuasion où il était qu’il avait affaire aux gens de la suite d’Esclarmonde, ou aux envoyés du comte de Foix.

Quelle fut sa surprise, lorsqu’il reconnut les traits et la voix de l’abbé Vital son supérieur, qui, ayant approché de son visage la lanterne qu’il tenait à la main, ordonna aussitôt aux hommes qu’il avait amenés de s’emparer de lui, de lier ses mains et de l’entraîner !

Anaïs dont le cœur battait d’inquiétude, et qui avait repris ses vêtemens, était encore à la porte ouverte de sa chambre, lorsqu’elle se sentit saisie par le bras vigoureux de l’abbé, et remise à d’autres gens de sa suite, qui la garottèrent et l’emmenèrent. Vital entra dans la chambre pour y faire ses perquisitions, et trouvant un enfant endormi dans un berceau, il le fit empaqueter avec soin, et donna ordre qu’on l’emportât avec les prisonniers dont il confia la garde et la conduite à un de ses religieux. Il divisa son escorte, en fit partir la moitié avec les prisonniers, et continua avec l’autre à faire la visite de la maison. Cette expédition s’était faite sans beaucoup de rumeur, et la princesse dormait encore, malgré les hurlemens du chien ; mais ils réveillèrent Raimbaud, qui avait choisi son lit sur quelques bottes de foin au-dessus de l’écurie,

Le chevalier n’avait point quitté ses habits ; il courut au bruit et arriva à la porte de la chambre où reposait la princesse, au moment où l’abbé Vital venait d’y pénétrer, suivi de quelques-uns de ses spadassins, Esclarmonde s’était éveillée en sursaut, et voyant un homme de haute taille, vêtu de blanc et muni d’une lanterne, s’approcher de son lit, elle se leva brusquement en criant au secours. — L’abbé à qui l’aspect d’une femme en chemise laissa assez de sang-froid pour juger que ses charmes avaient été flétris par les années, dit à ses assistant : « Je vois bien que nous tenons ici la mère de la prostituée. » — La colère étouffa les paroles de la princesse ; mais Raimbaud, non moins indigné qu’elle, et qui s’était armé d’un bâton noueux en quittant le grenier à foin, fondit comme un éclair sur le spectre monacal en s’écriant : « Infâmes que vous êtes ! comment osez-vous troubler le repos de la princesse Esclarmonde, la sœur de votre maître » ? — Ces mots, et plus encore les coups redoublés qu’assenait le chevalier, mirent en fuite les gens de l’abbé, et l’abbé lui-même. La lanterne échappa de ses mains, s’éteignit en se brisant, et de profondes ténèbres protégèrent la pudeur de la princesse.

Raimbaud, après l’avoir rassurée, sortît de sa chambre pour s’enquérir de la cause de tout ce trouble ; il ne craignit point d’aller affronter seul cette horde d’hommes inconnus, mais dont il avait éprouvé la valeur. Plusieurs flambeaux étaient allumés dans la cuisine où la troupe s’était réunie. À son aspect, les plus voisins de la porte prirent la fuite, et ils auraient laissé seul l’abbé, qui, meurtri de coups, se mouvait avec peine, si Raimbaud ne les eût retenus par des paroles de paix, — Le chevalier, dans le moment de sa fureur, n’avait pu discerner à quelles gens il avait affaire ; il n’eut pas plutôt aperçu l’habit de Citeaux sur les épaules du malheureux abbé, qu’il devina la cause de cet accident. Il s’excusa du mieux qu’il put auprès du saint homme, et lui confirma de nouveau que la dame dont il avait troublé le sommeil était la princesse Esclarmonde, qui se trouvant en chemin à l’entrée de la nuit, et voyant les approches d’un orage, était venue demander un gîte aux habitans de ce manoir. Esclarmonde s’était habillée à tâtons, impatiente de s’instruire ; et, n’entendant plus que le bruit d’une conversation paisible, elle se montra en ce moment plutôt enveloppée que vêtue de ses habits. Ayant entendu l’abbé expliquer les motifs de sa visite nocturne et le mystère des amours illicites du jeune Burgondion, elle se sentit atteinte d’un violent dépit, et s’écria : « Ô mon Dieu ! ai-je mérité cette disgrâce d’avoir cherché un abri dans l’asile de la fornication ? Que peut-il y avoir de commun entre ceux que vous avez purifiés de votre parole sainte, et ces hypocrites qui cachent sous leurs robes tous les appétits du vice et les penchans de l’impureté ? » — Puis, s’adressant à l’abbé : « Il vous sied bien, dit-elle, de poursuivre dans l’un des vôtres ce qui est le crime de tous. Pensez-vous par une scène de scandale déguiser les désordres dont on sait que vous faites vos plus chères délices ? Puissiez-vous un jour, tous tant que vous êtes, expier vos turpitudes cachées, autant que vos vices publics, et ne plus donner au monde le spectacle des fraudes dont vous remplissez tous les momens de votre existence(4) ! » Vital lui répondit avec un sourire amer : « Si je ne me trompe, princesse, le déplaisir que vous a fait éprouver cette aventure se trouve bien compensé ; car ce doit être une grande jouissance pour une âme hérétique de voir un religieux pris en flagrant délit, et un prélat meurtri de coups par des mains profanes ! »

Cependant Raimbaud était entré dans la chambre où il avait placé l’enfant auprès d’Anaïs, et, ne le trouvant point, il revint avec sollicitude s’informer de ce qu’il était devenu. — « L’enfant, » dit l’abbé, « l’enfant de la fornication, la mère impudique, le père sacrilège, tout est en sûreté. Mes prisonniers et leur escorte doivent être en ce moment arrivés dans l’enceinte du monastère. Il n’appartient qu’à Dieu de décider de leur sort ». — « Homme injuste, » dit Raimbaud, « l’enfant que tu as soustrait n’est point né hors du sanctuaire des lois ; il est issu de parens illustres qui l’ont confié à mes soins. Il n’est entré dans cette maison qu’avec la princesse et moi-même ; » — « Tout cela s’éclaircira, » répondit Vital, « et Dieu ne permettra pas que ses serviteurs soient trompés. » — « Je le souhaite, » reprit Raimbaud, « mais sachez que, s’il tombe un cheveu de la tête de cet enfant, vous seul m’en répondez, et que tous les privilèges de votre état ne pourront vous soustraire à ma juste vengeance ».

La princesse ne voulut pas prolonger plus long-temps son séjour dans cette fatale habitation ; elle prit un flambeau pour aller rajuster ses vêtemens ; puis, se faisant accompagner de Raimbaud et de son serviteur, elle se dirigea vers Pamiers, où les premiers rayons du soleil éclairèrent son entrée.

L’abbé Vital, suivi et aidé par les gens de sa suite, reprit aussi d’un pas pesant et inégal le chemin de l’abbaye de St.-Antonin.

Dès que le comte de Foix eut été informé par sa sœur et par Raimbaud des évènemens de la nuit et de la captivité de l’enfant qui lui était adressé, il prit le parti de se rendre à Fredelas avec Raimbaud. Une escorte d’hommes d’armes choisis fut dirigée en même temps vers le monastère. Ayant fait appeler l’abbé Vital, le comte, sans entrer dans aucune explication, le somma de prime-abord de lui remettre les prisonniers qu’il avait faits dans son expédition nocturne. L’abbé lui répondit que ces prisonniers étant au pouvoir de l’Église, et pour un délit commis contre les saints Canons, l’Église seule avait droit d’en disposer. Il ajouta que lui-même ne se croyait pas autorisé à les délivrer, puisqu’ils étaient en ce moment sous la garde du vénérable patron du lieu, et que la clef de la prison claustrale était déposée sur la châsse de St.-Antonin.

Une tradition ancienne avait pénétré le peuple d’un profond respect pour cette relique, et la croyance s’était établie qu’une main laïque ne pouvait y toucher sans être frappée de mort(5).

Le comte de Foix ordonna à l’abbé de rassembler aussitôt ses religieux dans l’église, et d’en ouvrir les portes au peuple. Lui-même s’y rendit avec Raimbaud ; ses hommes d’armes entrèrent dans la nef avec la foule.

Le comte se prosterna sur les marches de l’autel et parut pendant quelque temps absorbé dans une fervente prière ; puis s’étant relevé : « mes frères, » dit-il, en s’adressant aux religieux, « et vous, sujets chrétiens et fidèles, je viens de prier le Seigneur et le saint patron de cette église de m’accorder la liberté d’un enfant et d’autres captifs qui sont détenus injustement dans la prison de l’abbaye. Une voix intérieure s’est fait entendre à moi, et m’a prescrit de prendre moi-même la clef qui est déposée sur la châsse du saint. J’obéis à cette voix, et ne crains point la punition à la quelle nul ne pourrait échapper ; s’il n’était protégé par la volonté divine ». — En disant ces mots, il monta sur l’autel, y saisit la clef, la montra à tous les assistans, et sortit de l’église. Les religieux étaient muets d’étonnement, et la foule, émue d’admiration, célébrait à-la-fois les louanges de St.-Antonin et celles du comte Roger.

Raimbaud suivit le comte, en prenant avec lui quelques hommes de la garde. La prison fut ouverte ; on trouva dans une chambre obscure la malheureuse Anaïs étendue sur un méchant grabat. Ses gémissemens étaient interrompus par des mouvemens convulsifs. Auprès d’elle on vit le petit Trencavel mouillé de pleurs ; sa voix semblait s’être éteinte à force de crier. À la vue de Raimbaud il se jeta dans ses bras, et passa ensuite dans ceux du comte, qui ne put retenir ses larmes en l’embrassant. Raimbaud fit préparer à la hâte par les soldats un brancard sur lequel Anaïs fut placée avec soin, pour être transportée hors de cet odieux séjour. Elle fut déposée dans une maison voisine du monastère, et un médecin fut appelé aussitôt pour lui donner ses soins. On chercha en vain dans tous les cachots de la prison le malheureux et coupable novice. Le geôlier, menacé par le comte, finit par avouer que l’abbé Vital, craignant peut-être que sa proie ne lui fût enlevée, l’avait fait partir au point du jour, sous escorte, pour le monastère de Boulbonne(6).

Raimbaud, laissant au comte Roger le soin de l’enfant délivré, se rendit auprès d’Anaïs, dont l’état lui avait inspiré de l’inquiétude. Elle le reconnut, et ses mouvemens convulsifs parurent se calmer. Ayant indiqué par ses gestes le désir d’être seule avec Raimbaud, elle lui demanda ce qu’était devenu Burgondion. Raimbaud lui fit part de ce qu’il avait appris, et chercha à la rassurer.

« J’ai donc bien fait, » dit-elle, « de ne pas prolonger plus loin mes espérances, et de mettre un terme au supplice de cette vie ! » — « Quoi ! » dit Raimbaud, « est-ce vous qui avez résolu de mourir, et n’y a-t-il plus de remède au mal que vous éprouvez ? » — « Bon chevalier, » dit-elle, « je ne veux rien vous dissimuler. Je suis née dans le malheur ; j’ai vécu, je mourrai avec lui. Les larmes de ma mère ont élevé mon enfance ; elle avait conservé les restes d’un poison dont s’était servi mon père, pour se délivrer des ennuis d’une prison, où on le tenait enseveli après l’avoir privé de la vue(7). J’ai recueilli ces restes et les vêtemens de ma mère pour tout héritage. L’amour m’a séduite un moment, mais ne m’a jamais rendue heureuse. Je me suis toujours crue étrangère à ce monde et répudiée par lui. Burgondion m’aimait ; mais il a une âme faible et incapable de me faire un autre univers. Dès que je suis entrée dans la prison du monastère, j’ai eu le projet de suivre l’exemple de mon père, et plusieurs fois j’ai porté le poison à ma bouche. Les mouvemens de l’enfant que je porte dans mon sein ont fait chanceler ma résolution. Le gage à peine animé de l’amour de Burgondion semblait me demander la vie. Puis, songeant aux malheurs qui l’attendent dans ce cruel avenir placé devant nous, je me reprochais de ne pas lui faire trouver d’avance un repos qui m’avait été refusé. Est-ce un grand tort, disais-je, de lui épargner les tourmens réservés à cet autre enfant qui pleure auprès de moi ? Quand les larmes du jeune Trencavel vinrent à cesser, et que les signes de l’abattement se montrèrent dans tous ses membres, je craignis d’avoir encore à endurer avant de mourir le supplice de son agonie, et je me hâtai de commencer la mienne. Le poison est dans mes entrailles. Le fruit de mon amour et de ma faiblesse est déjà privé de mouvement. Je bénis le ciel de pouvoir rendre le dernier soupir en pleine liberté et en présence d’un homme de bien. » — Sa voix s’affaiblit tout-à-coup……… Raimbaud se jeta à genoux levant les mains au ciel. Anaïs tourna de nouveau vers lui ses regards mourans, et prononça en balbutiant ces dernières paroles : « Dites à Burgondion…… » — Sa bouche aussitôt se ferma, ses dents se serrèrent, ses bras se roidirent, ses yeux devinrent immobiles et à demi-couverts par leurs paupières décolorées !……(8)



NOTES
DU LIVRE QUATRIÈME.
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(1) Guillaume VIII, seigneur de Montpellier, après avoir répudié Eudoxie Commène, épousa en Aragon une parente du roi, appelée Agnès (l’an 1187). Il en eut six fils et deux filles. Les quatre derniers de ses fils furent destinés à être moines ou chanoines ; il était ordonné à Burgondion, le plus jeune de tous, d’entrer au chapitre du Puy.

(2) Guillaume VIII avait épousé en 1174 Eudoxie, fille de Manuel Commène, empereur de Constantinople. Cette princesse était destinée au roi d’Aragon Alphonse. Arrivée à Montpellier, elle apprit qu’Alphonse avait épousé une autre femme. Guillaume sollicita sa main, et eut beaucoup de peine à l’obtenir, parce qu’il n’était ni roi ni empereur. Le mariage eut lieu cependant, et il naquit une fille unique, qui devint l’héritière des beaux domaines de son père, malgré tous les efforts qu’il fit pour la déshériter. Eudoxie, que sa fierté avait rendue odieuse à Guillaume, alla finir ses jours à l’abbaye d’Aniane, auprès d’un oncle paternel du seigneur de Montpellier qui en était abbé.

Hist. de Langued., p. 70.

(3) Le monastère de St.-Antoine de Fredelas, situé auprès de Pamiers. Vital en était abbé à l’époque de la croisade.

(4) Les troubadours et autres écrivains de cette époque ont souvent déclamé contre l’incontinence des religieux. On lit dans la vie d’Abélard qu’il fut deux fois obligé de quitter l’abbaye de St.-Denis, à cause des censures amères que lui arrachait la conduite irrégulière de ses confrères. Le même motif lui fit quitter le monastère de Ruis en Bretagne, dont on l’avait élu supérieur, et où la violence d’un seigneur voisin, qui ôtait la meilleure partie de leur revenu, les mettait dans la nécessité de nourrir de leur propre bourse leurs concubines et leurs enfans.

Voy. Dict. de Bayle, art. Abélard.

Le pieux Guillaume, archevêque de Tyr, achève son tableau des mœurs européennes à l’époque des croisades du 12.e et 13.e siècles par ces mots : « Le luxe, le jeu et l’ivrognerie régnaient partout, le clergé ne tenait pas une conduite plus régulière, les évêques étaient livrés à la débauche et à la simonie. »

(5) Pierre de Vaux-Cernay raconte que le comte de Foix étant venu à Pamiers accompagné de routiers, de bateleurs et de courtisanes, demanda les clefs du monastère à l’abbé, qui refusa de les lui donner, et les déposa sur la châsse de St.-Antonin martyr, placée sur l’autel avec d’autres reliques. Le comte ne fit nulle difficulté de les enlever de cet endroit, et après avoir renfermé l’abbé et les moines dans l’église, il les y retint pendant trois jours sans permettre qu’on leur donnât à boire ni à manger.

Vaissette, Hist. de Langued., t. 3, p. 181.

Si on juge le comte de Foix d’après les autres historiens, et d’après les actes authentiques de son gouvernement, on adoptera sans peine cette conclusion que le troubadour romancier s’est moins éloigné de la vérité que le moine historien.

On lit aussi dans le même auteur que deux chevaliers hérétiques, cousins-germains du comte de Foix et ses intimes amis, ayant amené leur mère dans le château de Pamiers, l’abbé et les chanoines les chassèrent ignominieusement. L’un des deux chevaliers résolut de tirer vengeance de cet affront. Ayant rencontré bientôt après dans une église voisine de Pamiers un chanoine de l’abbaye qui disait la messe, il le tua impitoyablement, le mit en pièces, et arracha les yeux à un frère du monastère.

Quel siècle que celui où de tels événemens ont pu être supposés sans choquer la vraisemblance !

(6) Abbaye riche et délicieuse, située au confluent de l’Ariège et du Lers.

(7) L’histoire de l’empire grec pendant les siècles du moyen âge fourmille d’évènemens de cette espèce.

(8) J’ai lu à la marge du manuscrit ces mots que je crois devoir conserver :

Quœque ipse miserrima vidi !


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