Le dernier des Trencavels, Tome 1/Livre troisième

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Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 1p. 74-79-80-81-82-83-84-85-86).


LIVRE TROISIÈME.

La Prédication.


Alfar et Raimbaud, suivis d’un petit nombre de serviteurs à qui le soin de porter le jeune enfant était confié, se dirigèrent vers les terres du comte de Foix, Ils avaient dépassé Monréal et Fanjaux, lorsqu’ils virent sur les chemins ruraux plusieurs troupes de paysans armés, les uns de faulx, de fourches et d’épieux, les autres marchant avec ordre et recueillement, en adressant au ciel leurs prières. Le rendez-vous était au village de St.-Galderic que l’on, voyait de loin, déjà entouré d’une foule nombreuse, et d’où se répandaient dans l’air les sons aigus et discordans des voix d’hommes et de femmes qui chantaient des cantiques. Les chevaliers voulurent s’informer des motifs de ce rassemblement. Ils adressèrent leurs questions à quelques personnes qui paraissaient former le cortège d’une femme vêtue avec simplicité, mais dont la démarche décelait un rang supérieur. Elle-même s’arrêta pour répondre aux voyageurs : « Si la parole de Dieu vous est chère, » dit-elle, « venez avec nous. Le prophète est à St.-Galderic ; les fidèles y viennent de tous côtés pour entendre ses conseils, et recevoir les consolations dont le malheur des temps rend le besoin si pressant. La prière est notre dernière ressource, maintenant que la désolation est dans le royaume d’Israël, et que les brebis du bon pasteur sont livrées comme une proie aux loups déchaînés par la rage de l’Antéchrist ? »

« Madame, » dit Raimbaud, « les maux, dont vous vous plaignez sont les nôtres. Nul n’a éprouvé plus que nous l’amertume des douleurs publiques ; daignez nous écouter hors de la foule ; vous apprendrez le secret de nos peines auxquelles vous n’êtes point étrangère ; car, si j’en dois croire mes yeux, la forme des vêtemens vulgaires que la piété vous a fait choisir, et votre longue absence des terres du comte de Foix, ne peuvent m’empêcher de reconnaître son illustre sœur Esclarmonde, la Dame de l’Isle-en-Jourdain(1). Quant à moi, je suis Raimbaud de Montaillou, l’un des vassaux de votre frère les plus chers à son cœur, et celui qu’il avait choisi pour partager ses dangers, et les travaux guerriers de son cousin Trencavel, vicomte de Carcassonne et de Béziers. »

Esclarmonde, se séparant aussitôt des personnes de sa suite, écouta en frémissant les tristes nouvelles de la captivité de Trencavel, et de l’abandon de la cité de Carcassonne. Elle prit l’enfant dans ses bras, l’arrosa de ses larmes, invoqua en sa faveur l’assistance divine, et promit de joindre ses soins maternels à la puissante protection de son frère. Elle invita de nouveau les chevaliers à l’accompagner à St.-Galderic.

« Nous présenterons, » dit-elle, « au vénérable pontife de la loi, au vertueux Ponce Jourdain, ce dernier reste des princes de Sion, ce faible Joas, échappé au poignard de l’Athalie romaine. Il le bénira, et la Providence, lassée enfin des iniquités de la persécution, fera naître pour lui des jours de réparation et de triomphe. »

Raimbaud et Alfar suivirent la sœur du comte de Foix, et entrèrent avec elle à St.-Galderic, où la foule ouvrit ses rangs pour les recevoir. L’église du village, quoiqu’assez vaste, ne pouvait contenir qu’une petite partie des assistans. La multitude, qui remplissait une grande place adjacente, obstruait les rues voisines, occupait les fenêtres, et couvrait les toits des maisons environnantes. Un échaffaud recouvert d’une toile grossière était adossé au portail de l’édifice sacré. Le silence le plus profond succéda au bruit de toutes les voix confuses, dès qu’on vit paraître sur ce théâtre un homme vénérable dont les cheveux grisonnans étaient étalés sur le manteau noir qui lui servait de vêtement unique, et qui fit bientôt entendre une voix forte et sonore.

Après avoir prononcé quelques oraisons, il donna le signal de la prière publique, et les voix des hommes rustiques, qui alternaient avec la sienne, récitèrent plusieurs pseaumes traduits en langue vulgaire.

Enfin, s’étant recueilli pendant quelque temps, il prononça un discours sur les persécutions infligées aux véritables chrétiens par les faux interprètes et les profanateurs de l’évangile d’un Dieu de paix ; peignant en traits de feu toutes les iniquités commises par l’armée des croisés, rappelant les promesses données et violées par les légats, le massacre des habitans de Béziers, sans distinction de sexe, d’âge, ou même de croyance, les bûchers partout allumés sur le passage de ces meurtriers, la spoliation des princes et des seigneurs, la condamnation des peuples à l’esclavage et aux tortures. Il acheva son discours par ces terribles paroles, qui firent une impression profonde sur l’esprit d’Hugues d’Alfar, jadis si zélé pour la doctrine catholique : « Quels autres signes attendez-vous encore pour vous décider entre Jésus et Satan, et pour distinguer l’œuvre de Dieu de celle des démons ? Naguère, quand vous entendiez les prédicateurs de Rome emmieller leurs paroles et bégayer de leurs voix superbes les textes charitables de l’évangile, vous n’aviez à leur reprocher que le luxe de leurs habits et la mollesse de leurs habitudes ; mais aujourd’hui tous les voiles sont déchirés ; ce n’est plus en simples déserteurs ou contempteurs de l’agneau sans tache qu’ils se montrent à nous. Ils s’avouent publiquement ses ennemis et ses bourreaux. Les dents du tigre ne sont plus cachées sous leurs lèvres hypocrites ; les serres du vautour sont mises à découvert hors de leurs robes de pourpre et de leurs manteaux noirs et blancs. Il est inutile désormais de comparer ce qu’ils enseignaient à ce que nous enseignons. La démonstration est toute entière dans les œuvres. Où sont les victimes, là sont aussi les martyrs. Vous reconnaîtrez à leurs souffrances ces enfans de Dieu, à qui le ciel est promis par Jésus-Christ. Les suppôts de l’enfer sont ces hommes de sang et de rapines, perfides et cruels envers leurs semblables. Voilà ceux que la justice divine a marqués du sceau de la réprobation ; ceux qu’elle a condamnés à expier dans les feux éternels leurs coupables triomphes et leurs joies sanguinaires. »

Ponce-Jourdain annonça ensuite à ses auditeurs qu’il célébrerait le lendemain matin les cérémonies de la sainte cène, et, ferait participer les fidèles au partage du pain et du vin mystiques, en commémoration des souffrances de Jésus-Christ.

Le soleil était sur son déclin ; le chant des cantiques se fit encore entendre dans le village long-temps après que la nuit eut tout enveloppé dans ses ombres. Les habitans de St.-Galderic ne purent suffire à mettre à couvert la multitude. Esclarmonde et les chevaliers reçurent l’hospitalité chez un laboureur ; et, après un long entretien avec le ministre, chacun s’abandonna au sommeil sur des lits de paille de seigle, ou de feuilles desséchées. L’apparition des premiers feux de l’aurore fut célébrée par de nouveaux cantiques. Jourdain, à qui Raimbaud avait appris les derniers évènemens de la guerre, se rendit au temple le cœur serré, mais le visage calme, et présentant tous les lignes de la résignation religieuse. Son fils Cyrille était auprès de lui, roulant des yeux farouches, contenant avec peine les mouvemens d’une indignation exaltée par l’ardeur de son sang et la jeunesse de ses organes. Il assista son père pendant les cérémonies saintes ; mais tous ses mouvemens décelaient en lui les passions de la vengeance, plutôt que le zèle de la prière.

Esclarmonde reçut avec ferveur le pain et le vin des mains du ministre. Raimbaud et Alfar imitèrent son exemple, quoique l’un et l’autre n’eussent encore professé d’autre culte que celui de Rome : mais Raimbaud mettait peu d’importance aux formes d’un rite prescrit à tout chrétien ; tandis qu’Alfar, qui était possédé du besoin de croire, ému par le contraste du zèle pieux de ces schismatiques avec la conduite du clergé dont il avait jusqu’alors suivi les bannières, repassait dans son âme les doctrines évangéliques des bons hommes, et se sentait porté à embrasser avec ardeur la cause et la croyance de ceux qu’il voyait innocens et persécutés.

Après le service divin, lorsque les chevaliers se préparaient à prendre avec la sœur du comte de Foix le chemin de Pamiers, une troupe de paysans, dont la plupart étaient armés, fit demander audience ; Cyrille était à leur tête : « Princesse, » dit-il, « nous avons adressé au ciel nos prières ; mais Dieu nous a fait hommes, et ce sont des actions surtout qu’il nous demande. Nous lui devons compte du sang qu’il a mis dans nos veines, des forces dont il a doué nos bras. L’armée des croisés, maîtresse de Carcassonne, va déborder sur nos terres ; faut-il lui abandonner sans combat nos champs, nos maisons, nos enfans, et nos femmes ? Pourquoi la passion du butin et les instigations de l’erreur les rendraient-ils plus forts que ceux qui ont à défendre leurs vies, leurs consciences et la loi de vérité ? Dans le danger qui nous menace, nous devons tous être soldats ; Dieu le veut, Dieu sera avec nous : mais il nous faut un chef expérimenté dans l’art des combats, un chef qui trouve dans l’obéissance de la multitude, et dans l’inspiration divine, le gage assuré de la victoire. Ce n’est pas sans dessein que la Providence a amené ces chevaliers au lieu de notre rassemblement ; qu’ils se mettent à notre tête et tous les habitans de nos hameaux, dont l’âge n’a point encore énervé la vigueur, marcheront à leur suite, partout où il y aura des martyrs à venger, et des bourreaux à punir. »

Ce discours fut accueilli avec transport par Esclarmonde. Alfar semblait partager toutes les passions de l’orateur. Raimbaud chercha pendant quelque temps à tempérer cet enthousiasme il savait, par expérience, ce qu’on doit attendre de troupes indisciplinées, animées par la vengeance et le fanatisme. Il avait souvent déploré les excès commis par les sectaires désignés sous le nom de routiers ou briseurs(2), dont les bandes, impropres aux manœuvres militaires, se signalaient le plus souvent par des brigandages, par le pillage ou l’incendie des églises, et par d’horribles représailles de toutes les cruautés reprochées aux croisés.

En vain, il tenta de faire sentir les inconvéniens de l’armement en masse d’une population non moins difficile à nourrir qu’à faire combattre avec succès. En vain il allégua l’autorité supérieure du comte de Foix, de qui tout devait émaner, et dont il ne convenait pas de prévenir et troubler les mesures par un zèle inconsidéré ; il ne persuada personne. Cyrille et ses compagnons, Alfar, Esclarmonde elle-même, rejetèrent ses conseils. La princesse comblée de joie de voir le belliqueux Hugues partager ses transports, le pria d’accepter le commandement de la nouvelle armée qui se présentait. Elle promit, au nom de son frère, assurance et secours en armes et en vivres. Elle dit à Raimbaud : « Votre prudence s’accorderait mal avec l’ardeur de ces néophytes. D’ailleurs rien ne peut vous dispenser de vous rendre auprès du comte, et de remettre dans ses mains l’enfant qui vous a été confié. Il est temps de partir, si nous voulons atteindre les murs de Pamiers avant la nuit. »

Alfar, pliant un genou devant la princesse, lui offrit son épée, qu’elle lui rendit aussitôt, en lui présentant sa main à baiser. Le chevalier se relevant fit briller le glaive aux yeux de la troupe amenée par Cyrille, puis le remit dans le fourreau(3), et s’écria : « À moi braves provinciaux, hommes innocens et outragés ! Ceux qui s’étaient chargés de votre salut ont suscité contre vous des animaux de proie et de carnage ; allons arracher les dents de ces bêtes féroces, et faire rejaillir leur sang sur les parjures qui les dirigent ! »

Les paysans et Cyrille répondirent à cette exclamation par des cris d’enthousiasme ; et, s’empressant autour d’Alfar, ils emmenèrent en triomphe leur nouveau général qu’ils comblaient de louanges.


NOTES
DU LIVRE TROISIÈME.
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(1) Esclarmonde de Foix, sœur du comte Raymond Roger, avait épousé Jourdain II, seigneur de l’Isle-Jourdain. Il était né de ce mariage trois fils et trois filles.

Vaissette, Hist. de Lang., p. 112.

(2) Vers la fin du douzième siècle, la France était parcourue par des bandes de brigands connus sous le nom de Paillards, Palearii ; de Routiers, Ruptarii ; de Maynades, Maynadœ. Ces bandes nées de l’anarchie féodale n’avaient d’abord rien de commun avec l’hérésie ; elles se mettaient souvent à la solde des princes et même des papes. On lit dans un diplôme du sénat romain, en 1188 : Res eis ablatas per Masnadam romani pontificis et fori factures ; c’est-à-dire par les brigands, dit Muratori, qui cite ce diplôme Antiq. Ital. diff. 14, p. 193. On voit en 1182 Philippe-Auguste envoyer les paillards au secours du jeune Henri, fils de Henri II, roi d’Angleterre. Ce prince les prit à sa solde, et dépouilla pour les entretenir les églises du Limousin.

Hist. de Langued., t. 3, p.61.

Ces brigands sont les mêmes qui en 1184 vinrent du Limousin en Auvergne, et se répandirent dans la province Narbonnaise. Ici ils sont désignés sous le nom de routiers, ou briseurs.

Ce fut contre ces hordes vouées au pillage que se fit en 1183 la célèbre paix de la bienheureuse Marie.

Cette paix fut jurée le jour de l’Assomption dans la ville du Puy, par un grand nombre de seigneurs, parmi lesquels quelques historiens indiquent le comte de Toulouse et le roi d’Aragon. Elle fut observée quelque temps, moins par l’influence et l’intérêt des princes, que par la force d’une association ou confrérie, dont un charpentier du Puy était le principal auteur. Les associés portaient un capuchon de toile blanche en forme de scapulaire, et tenaient appliquée sur la poitrine une image de la Vierge avec l’enfant Jésus dans ses bras.

Ils confessaient leurs péchés, donnaient six deniers tous les ans, et s’engageaient à prendre les armes toutes les fois qu’ils en seraient requis. Le charpentier dont le zèle était secondé par les prédications de l’évêque du Puy, fit voir le modèle de l’image qui devait servir d’enseigne à la confrérie ; il attesta qu’il l’avait reçue du ciel, et la confrérie fut formée. Tels étaient les mobiles de la politique pendant ces siècles d’ignorance et de crédulité.

Hist. de Langued., t. 3, p. 64.

(3) Le pays déjà appelé Languedoc, avant sa réunion à la couronne, a long-temps conservé le nom de Province, que les Romains lui avaient donné et qui s’est maintenu dans le territoire appelé Provence, sur la rive gauche du Rhône. Auparavant la Province comprenait tout le pays où l’on parlait la langue romane. Les poètes de cet idiome ont été appelés Provençaux ; il eût été plus exact de leur donner le nom de Provinciaux.

Voy. Hist. de Langued., t. 3, p. 13.


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