Le diable est aux vaches/Le Sauvage

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XVI

Le Sauvage


La Noël menaçait d’être triste au foyer de Baptiste Pinette. Agathe, épuisée par des travaux trop rudes, était à la veille de prendre le lit, et y tenir compagnie aux deux plus jeunes enfants déjà malades.

À la ferme on avait perdu des animaux de toutes les catégories, veaux, vaches, cochons, etc., et la plupart des autres étaient atteints d’affections à symptômes variés.

Les plus savants du haut, du bas et du centre du rang, tour à tour consultés, avaient attribué ces malheurs divers au vertigo, ou mal de cornes, au mal jaune, aux lutins, aux loups-garous ou à quelque maléfice.

Aussi, en attendant le retour du père de famille, les sages du rang avaient conseillé d’enfermer, sans distinction, toutes les bêtes dans l’étable-écurie (aux fins de les y tenir bien à la chaleur) et d’user libéralement de poivre, de sel et de vinaigre, tant pour les cornes que pour la queue, plus des bouchons en cormier, pour les cornes, et des vesces-de-loup pour les incisions faites à la queue à cause du vertigo.

Du premier coup d’œil Baptiste crut qu’il ne pourrait seul faire face à la situation, et il dit à sa femme :

— J’ai envie d’aller chercher le soigneux.

— Quel soigneux ?

— Le Savage, du Lac ; le marichal.

— Le marichal savage ! Ah ! celui qui soigne du secrette ? Ah ben ! arrange-toi avec. Tu sais ce que les gens en disent…

— Les gens en disent… les gens en disent… Le curé en dit rien encore. Puis… faut toujours sauver nos animaux.

— Arrange-toi avec, mon homme. Ça me fait rien à moi… Et Baptiste alla atteler, pour un voyage de dix lieues à la recherche du sauvage, qu’il emmena le lendemain, veille de Noël.

Cet homme ne paraissait avoir de sauvage que son teint noir, ses cheveux longs et un laconisme assez prononcé. Les gens disaient qu’il avait presque perdu la voix dans des excès de boisson aux États-Unis, où, paraît-il, il avait étudié la médecine pour les chevaux dans les grosses écoles, mais que l’abrutissement alcoolique lui ayant fait perdre tout son savoir, il ne soignait plus que par des procédés secrets, qu’il ne divulguait à personne.

Mais les gens en disent tant !

Chose sûr, c’est qu’il ne paraissait pas instruit et n’avait pas l’air trop meçieu.

Quand il jasait un peu, il parlait à peu près comme nous autres, mais il tutoyait presque tout le monde.

À mesure qu’il approchait du 3e rang, le Sauvage parlait un peu plus, surtout il questionnait.

« Chez cet habitant-çi » disait-il, « comment ça va ? »

— Pas trop ben non plus, répondait Baptiste, une vache de morte hier.

Il y a quelque chose qui va pas dans la place, déclara le Sauvage.

— Et ici ?

— Ici ils n’ont pu faire de beurre de l’année, rien que de la colle. Du monde propre, pourtant !

— Je m’en doutais ; Ça va mal.

— Et celui-là, il a dû s’endetter et subir des pertes ?

— Oh, oui ! Il a perdu trois cheveaux et deux poulains en deux ans…

Il est découragé lui aussi. Son encan est faite ; et ses filles sont rendues aux facteries ; sa terre est impotiquée…

— Il faudra voir à ça, il faudra voir à ça, » disait le sauvage en hochant la tête…

En passant au moulin, à un mille de chez lui, Baptiste hêla le meunier pour lui demander si sa gaudriole était prête.

Dans la fenêtre la meunière fit signe que non.

« Marche, » fit aussitôt Baptiste, appliquant un coup de fouet au cheval, qui enleva le berlot à une allure plus rapide.

Cinq minutes plus tard, la porte du moulin s’entrouvrit, et une grosse voix cria quelque chose.

Mais Baptiste, tout préoccupé de ce qui l’attendait dans un quart d’heure à la ferme, n’entendit pas.



Dans l’étable de Baptiste Pinette avant la « conjuration » du sort.