Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/III/5

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CHAPITRE V

ESSAIS DE RÉALISATION


I. Associations ouvrières. — II. Les clubs féminins.
III. Une candidature féminine en 1849.


Les journaux féministes ne se contentèrent pas, comme le font trop souvent les « leaders » d’un parti quelconque, d’exposer leur doctrine à grand renfort de belles phrases et de proclamations retentissantes ; ils essayèrent de l’appliquer. Leurs essais furent assez timides et en général infructueux (il faut d’ailleurs se souvenir que ces journaux ne disposaient pas de grandes ressources), mais ils ont le mérite de nous montrer comment ils ont voulu mettre leurs théories en pratique.

I

La première chose à faire, d’après ces journaux, était l’amélioration du sort des ouvrières.

Nous avons vu quel moyen il fallait employer pour arriver à ce résultat : l’association. Aussi en 1848 et pendant la première moitié de 1849, c’est-à-dire pendant le temps que vécurent les journaux féministes, voyons-nous se produire plusieurs essais d’associations ouvrières, soit patronnées directement par les journaux féministes, soit inspirées de leur esprit.

C’est d’abord, le 27 mars 1848, l’Association dite des Vésuviennes. « Une légion de jeunes filles pauvres de quinze à trente ans s’organise, dit la Voix des Femmes, en communauté pour améliorer leur sort. » Elles devaient mettre leurs salaires en commun, moyennant quoi la nourriture, le logement et tous les soins matériels leur étaient assurés.

En outre, chaque Vésuvienne recevait dix francs par mois. Les Vésuviennes, il est vrai, se ridiculisèrent bien vite par leurs exagérations antimasculines et par leurs farouches déclarations de guerre au « sexe barbu[1] ». Chansonniers et vaudevillistes raillèrent à l’envi les cortèges baroques qu’elles formèrent dans la capitale. L’association ne dura pas.

Puis c’est l’association de la Société la Voix des Femmes (société composée des collaboratrices du journal du même nom). Cette association comprend non seulement des ouvrières, mais des femmes de tous les métiers : « institutrices, maîtresses de chant, de piano, de harpe, de peinture, de dessin, d’anglais, d’allemand, accoucheuses, gardes-malades, femmes de chambre, cuisinières, bonnes, couturières, lingères, modistes, racommodeuses de dentelles, plieuses, brocheuses. » L’association garantit leur habileté et leur moralité. Nous ne savons pas, la Voix des Femmes n’en disant absolument rien, si les associées logeaient et prenaient leurs repas en commun.

Le 1er  mai 1848, c’est l’Association fraternelle des Femmes à gage (sécurité-moralité). Cette association « assure aux femmes à gage sans emploi du travail et du pain. Les placements sont gratuits ».

Au mois de juin, c’est une association de couturières patronnée par la Politique des Femmes. Toujours sous la même impulsion, un effort plus sérieux est tenté au mois de juillet 1848. Plusieurs dames « réunies dans un esprit élevé de charité fraternelle » fondèrent la Société des travailleuses. Cette société, destinée à « aider les ouvrières de Paris à chercher dans le travail et dans l’association un remède aux dangers,… aux misères de toute nature qui menacent les femmes du peuple », avait ceci de particulier qu’elle comprenait des femmes de toutes les classes de la société, les femmes riches devant, en quelque sorte, commanditer l’association et se payer sur le produit du travail des ouvrières. Ainsi se trouvaient réalisées la suppression des intermédiaires et l’association du capital et du travail.

Les ouvrières étaient groupées par spécialités. Une crèche et une école maternelle étaient annexées à chaque atelier, pour permettre aux mères « de se livrer au travail sans perdre de vue leurs enfants ». (Nous avons vu, en effet, dans un chapitre précédent, que les ouvrières mères employées dans les ateliers nationaux réclamaient contre le prix de la crèche, qui leur prenait la moitié de leur salaire.) Des cours « appropriés aux besoins intellectuels et moraux » des ouvrières complétaient cette œuvre, qui, on le voit, cherchait à relever la condition de l’ouvrière, aussi bien au point de vue moral et intellectuel qu’au point de vue matériel.

Enfin, une association tout à fait analogue se créa au mois de janvier 1849, sous le patronage de l’Opinion des Femmes. Cette société offrait aux ouvriers « la possibilité de s’instruire gratuitement et… de trouver une aide… pour obtenir des travaux ».

Toutes ces associations, d’ailleurs, disparurent peu de temps après leur naissance.

II

Les journaux féministes essayèrent également de mettre en pratique leurs théories concernant les droits politiques des femmes.

D’abord la Voix des Femmes, qui, nous l’avons vu, avait fondé une société ouvrière, ouvrit vers le même temps un club, où, à l’imitation des autres partis, les femmes pussent discuter librement leurs intérêts. C’est de ce « Club des Femmes » que partirent pendant les mois de mars et d’avril les plus retentissantes proclamations en faveur du divorce ou du vote des femmes. Ce club n’eut qu’un succès de curiosité. « Le Club des Femmes, dit la Voix des Femmes, c’est la nouveauté du jour. C’est à qui voudra nous voir, c’est à qui voudra nous entendre. Nous écouter, peu s’en soucient. » La plupart des gens, la plupart des hommes surtout, allaient à ce club pour se moquer des orateurs, pour les siffler, en un mot pour avoir l’occasion de faire du bruit, comme cela arrive aujourd’hui à certaines réunions électorales. Le Club des Femmes finit donc par décider qu’aucun homme ne serait admis à ses réunions. (Avril 1848.)

Le club ne dura que fort peu de temps après cette mesure, car, comme nous le fait connaître un article de La Voix des Femmes, il fut bientôt interdit par un décret du gouvernement. « De par l’autorité, dit Eugénie Niboyet, on nous a interdit hier le droit de réunion… D’ailleurs nous l’aurions fait de nous-mêmes, car il n’est pas possible de continuer au milieu des interruptions et des éclats de rire des hommes. » Elle fait, on le voit, contre fortune bon cœur.

Un article de la loi du 25 juillet 1848 étendait, sur la proposition de Coquerel (que, chose piquante, les femmes proposaient comme candidat à l’Assemblée nationale), la mesure à tous les clubs de femmes. « Les femmes, dit cette loi, ne pourront être membres d’aucun club ni y assister. »

III

Enfin certaines femmes, voyant que leurs droits n’étaient pas reconnus en théorie, essayèrent de les faire passer directement dans la pratique et d’exercer soit leur droit d’électorat, soit leur droit d’éligibilité.

C’est ainsi que, le 22 mars 1848, « Marie-Antoinette Rolland se présente pour donner son vote à Pierre Leroux ». Naturellement ce vote est refusé. Aussi déclare-t-elle qu’elle veut « qu’on enregistre le refus qu’on a fait de son vote ».

Voilà pour l’électorat. Pour l’éligibilité un effort plus sérieux sera tenté, et nous allons assister au mois d’avril 1849 à une véritable campagne électorale menée par Jeanne Deroin[2].

Elle commence par une proclamation aux électeurs du département de la Seine. Elle déclare se présenter aux suffrages des électeurs pour la consécration d’un grand principe, l’égalité civile et politique des deux sexes. Après avoir déclaré que la justice autant que l’application du dogme républicain exigeaient cette égalité, elle termine en disant qu’une Assemblée législative entièrement composée d’hommes est, pour faire des lois qui régissent une société composée d’hommes et de femmes, aussi incompétente que le serait une assemblée entièrement composée de femmes.

Puis elle adresse un appel aux membres du comité électoral démocratique socialiste pour qu’ils la soutiennent dans sa campagne. Elle leur demande « de n’être point écartée de la liste électorale au nom d’un privilège de sexe ».

Alors commence véritablement la campagne électorale. Nous la connaissons dans tous ses détails par le récit qu’en fait Jeanne Deroin elle-mème dans l’Opinion des Femmes. Le mardi 10 avril 1849, elle se présente à la réunion électorale du IVe arrondissement. Elle demande et obtient du citoyen Morel, président de la réunion, l’autorisation de demander aux candidats « s’ils acceptent et réclameront à l’Assemblée législative le droit des femmes à l’égalité politique ». Elle reçoit en outre du même citoyen Morel l’autorisation de s’inscrire pour porter le lundi suivant sa candidature à l’Assemblée législative. On le voit, l’accueil était bienveillant et, d’après ce début, la campagne s’annonçait fort bien, mieux même qu’on aurait pu l’espérer. Mais quand Jeanne Deroin revient, le lundi 16 avril, tout est changé. « Celui qui présidait déclara la demande inconstitutionnelle ». Jeanne Deroin veut alors faire appel à l’assemblée.

« Mais, dit Jeanne Deroin, dès les premiers mots par lesquels nous voulions faire appel à la justice et à la conscience des citoyens contre l’opposition du bureau, un violent tumulte éclata… le plus grand nombre s’élevant contre les voix amies qui s’élevaient pour réclamer le silence. »

Malgré cela, « fortifiée par le sentiment intime de la grandeur de sa mission », elle persista avec une belle énergie à rester à la tribune. Appuyée par le président, elle put alors reprendre la parole et prononça un discours très violent à l’adresse des socialistes qui, disait-elle, en refusant aux femmes le droit de vote étaient en désaccord avec leur programme ; après elle, un homme monta à la tribune pour la soutenir. Malgré tout, c’était une défaite.

Le vendredi 13, le samedi 14, le mercredi 18, elle se présenta à différents comités où on l’éconduisit sans même l’écouter.

Le jeudi 19, même scène que le mardi 10. Après qu’elle eut pris la parole pour poser sa candidature et qu’on l’eut écoutée avec bienveillance, on lui déclara que sa demande était inconstitutionnelle.

Enfin, après diverses autres tentatives aussi infructueuses, elle se présenta, le samedi 21, au comité démocratique socialiste. Là elle demanda et obtint son inscription sur le registre des candidats. (Elle y avait d’ailleurs été précédée par George Sand qui ne s’était pas portée, mais qu’on avait portée sur cette liste), elle obtint une quinzaine de voix.

Pour que cette campagne électorale de Jeanne Deroin ne nous semble pas une manifestation grotesque, comme elle le paraissait à la plupart des contemporains, pour que sa persévérance ne nous semble pas un ridicule entêtement, il faut bien en comprendre le sens et la portée. Il faut bien voir que Jeanne Deroin n’espérait nullement être élue et siéger au milieu des hommes à l’Assemblée législative, mais que, dans son esprit, cette campagne électorale n’était, comme elle l’a souvent répété, que « la manifestation d’un grand principe », l’application expérimentale d’une belle théorie.

  1. Voir la République des Femmes, « journal des cotillons ».
  2. La Voix des Femmes avait, en 1848, proposé George Sand au suffrage des électeurs.