Le faiseur d’hommes et sa formule/IV

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Librairie Félix Juven (p. 73-97).

IV

Je me suis toujours demandé depuis pourquoi j’avais si brusquement quitté ce pauvre diable, dont le dedans rudimentaire s’épanchait une unique fois peut-être. N’eût-il pas été plus intéressant de surprendre les premiers vagissements de sa conscience en mal d’évolution que d’aller musarder le long de la rivière avec l’espiègle gamine qui me tenait lieu de femme ? Peut-être, mais je dois dire à ma décharge que le voisinage immédiat du chef, depuis surtout que j’étais à peu près fixé sur son origine, me causait un insurmontable malaise, assez analogue — si l’on peut comparer une sensation physique à une sensation morale — à celui que j’avais ressenti autrefois en présence d’un homme-chien qui me fut présenté à la Société d’Anthropologie.

Puis il me tardait de soumettre à Yvonne les nouvelles toutes fraîches et de lui verser par surcroît le tribut d’éloges dus à sa triomphante sagacité. Hélas ! je songe aujourd’hui que c’est notre ardeur même à dévider la bobine aux mystères avec laquelle Yvonne jouait, telle une petite chatte, c’est cette hâte de tout savoir, de tout approfondir, qui précipita la marche des terribles catastrophes suspendues sur l’île. Je me dis cela et je voudrais atténuer notre responsabilité dans la mesure du possible. Mais je vous dois la vérité, cher ami, ou sinon mon histoire, maintenant surtout qu’elle court droit aux plus affreuses péripéties, ne serait plus digne de votre attention.

Le Démiurge des Purs, celui que nous appelions dès lors, en badinant, l’homme de la Résidence, commençait à se profiler assez nettement dans nos cerveaux en mal de divination. Deux hypothèses seulement restaient en présence — encore étaient-elles d’ordre secondaire — : ou c’était un grand savant, ou c’était un mystificateur démesuré. Dans l’un comme dans l’autre cas, l’envergure même du personnage et du rôle annonçait un homme de génie. Dans la seconde hypothèse au reste les Immondes restaient par trop énigmatiques, force nous était donc de pencher pour la première. Un grand savant avait trouvé le secret de la genèse artificielle, de la procréation spontanée ; il avait fabriqué un certain nombre d’échantillons humains, les avait fait élever tant bien que mal puis s’en était désintéressé, comme tout créateur de génie se désintéresse de l’œuvre créée, une fois qu’elle est accomplie. Quant aux Immondes, sans doute n’étaient ils qu’un essai raté, un premier tâtonnement, un accident indépendant de sa volonté.

— Oui, c’est cela, goguenardait Yvonne en cet endroit de nos échanges de vues, un accident ; quelqu’un aura renversé la marmite génésique…

Et elle ne se doutait pas à quel point, toutes proportions gardées, elle brûlait. Tout en devisant ainsi nous avions gravi une sorte d’éperon rocheux qu’on nous avait désigné la veille comme offrant une vue d’ensemble du Val-Immonde.

— En tout cas, reprit-elle soudain, si les Immondes n’existaient pas il faudrait presque les inventer ici, à cause des services qu’ils rendent. Tiens, regarde…

Le vallon que nous avions sous les yeux était à peu près parallèle au nôtre et arrosé d’un torrent écumeux, affluent sans doute de notre Rivière. Le petit plateau étroit et dénudé dont nous suivions les bords séparait les deux territoires. Du côté « immonde » ces bords étaient presque à pic et faisaient face à une autre arête non moins escarpée. Entre ces deux pentes raides, le Val-Immonde s’encaissait, l’espace d’un kilomètre environ, formant un véritable ravin au fond duquel nos regards ne pouvaient plonger. À l’un comme à l’autre bout de cet étranglement, un village se dessinait. Mais quel village ! des huttes de chiffonniers tropicaux, éparpillées le long des deux rives du torrent, toutes de guingois et branlantes sur leurs supports de roseaux. Quelques-unes même ont l’air d’être tombées à l’eau où elles surnagent tant bien que mal, calées sur des pilotis noirâtres, dartreux, dont l’humidité d’une part, les rongeurs de l’autre se disputent les restes.

À l’ouest, les huttes cessent de poindre tout à coup, une avenue spacieuse se dirige droit vers le pied d’une des collines du Pays Pur, et la traverse au moyen d’un tunnel bas fermé d’une herse. C’est le fourmillement affairé de cette avenue qui a provoqué l’exclamation de ma femme. Sous la surveillance de deux Purs à la faction dolente et qui distillent l’ennui morne de nos îlots de sergents de ville, vont et viennent deux files ininterrompues d’êtres en baudruche, difformes, céphalopodes, quelques-uns mêmes acéphales ou cornus. Ceux de la file descendante portent qui des ballots, qui des couffins dont ils se désintéressent sitôt qu’ils les ont posés à terre pour se joindre à la file montante, désinvolte et capricante, tous donnant par là l’illusion non d’une corvée accomplie mais d’un rite célébré dans une populaire cérémonie consacrée au dieu du libre échange et de la mutualité.

— Des esclaves qui prennent les choses du bon côté, raillait ma femme.

Et je songeais à part moi, qu’à leur insu sans doute, et par le seul effet d’un instinct vieux comme le monde, ces monstres demi-humains illustraient par l’exemple la maxime biologique en vertu de laquelle le travail est l’exercice d’une fonction naturelle. Et c’étaient des monstres quand même, pis que cela, des êtres isolés dans la création, ne pouvant se prévaloir d’aucune ancestralité, n’ayant rien à attendre, rien à espérer ni de l’évolution ni de la sélection naturelle, (vous allez voir que je me trompais sur ce dernier point, et que leur avenir biologique était au contraire assuré.) Sans doute n’avaient-ils qu’un cerveau et une conscience embryonnaires, et ne savaient-ils même pas si la vie, l’existence, est un stade préférable à la non-existence. Organismes à peine évolués, dans leur ensemble tout au moins, ils ne se rattachaient que par quelques traits vagues à l’humanité d’où les retranchaient au contraire mille tares et imperfections grossières dont quelques-unes capitales comme leur anatomie asymétrique et bestiale. De plus ils étaient muets, à l’exemple de tous les animaux, n’émettant que des gloussements, des vagissements, des ronflements, et autres sons inarticulés.

Ma femme s’inquiétait de mon silence méditatif, et, toujours ironique, elle suggéra que le spectacle réconfortant que nous avions sous les yeux gagnerait à être vu de près.

Me remémorant mes fâcheuses rencontres de la Basse-Rivière, rencontres que j’avais cru devoir passer sous silence, j’alléguai le danger qu’il pouvait y avoir à entrer en contact avec la tourbe des Immondes. Mais elle s’obstina. Un Pur lui avait affirmé qu’ils étaient complètement inoffensifs. Et, ajoutait-elle par gouaille, si les Immondes craignaient les Purs, à plus forte raison devaient-ils redouter les divins. Puis enfin, n’étions-nous pas armés tous les deux, elle d’un revolver, moi du sabre d’abatis que je tenais d’un de nos hôtes et qui ne me quittait plus ? Je dus céder, et je ne puis assez le déplorer aujourd’hui, car la funeste issue de notre équipée dut certes influer, pour sa part, sur la marche des redoutables événements qui se préparaient.

Nous gagnâmes le tunnel qui donne accès sur la grande route commerciale dont je viens de parler. La herse était baissée, car on ne la levait généralement que pour le passage des marchandises qu’amenaient jusqu’à la porte des wagonnets glissant sur un double rail de fer. Mais un Pur, de garde, ne fit aucune difficulté pour nous ouvrir une poterne masquant un petit passage latéral. Il nous recommanda toutefois de ne pas trop nous éloigner de la zone surveillée.

Mais cela ne faisait pas l’affaire de ma femme dont l’insatiable curiosité se passionnait, comme de juste, pour ce qu’on ne pouvait ou ne devait pas voir, pour les mœurs domestiques des Immondes plus que pour leur vie au grand jour. Elle m’entraîna à sa suite dans la direction du ravin dont nous avions repéré la coupure sombre du haut de notre observatoire. Elle espérait y surprendre les habitants du Val dans leurs petites occupations intimes et familières. Nous passâmes au long de quelques huttes isolées, temporairement inoccupées et dont l’ouverture trapue et gondolée béait sur un intérieur fuligineux. Ces réduits primitifs faits de chaume et de roseaux poussaient, telles des excroissances, au bord d’un bras d’eau morne, silencieux, parmi les racines des palétuviers dont le rapide développement finirait certes par les pousser à l’eau. Quelques-uns déjà semblaient avoir subi ce sort, car elles flottaient positivement sur les faisceaux de bambous qui leur servaient de support. En certains endroits l’eau avait tari et la hutte reposait simplement sur la vase, ou s’incrustait aux troncs surbaissés des Rhyzophores.

La plupart de ces entre-sorts aquatiques servaient d’habitacle à une sorte de pieuvres toutes petites et hideuses et dont nous vîmes à plusieurs reprises les embryons de têtes et les pseudopodes crochus issir d’entre les roseaux des toits et des flotteurs. Étaient-ce les véritables propriétaires ou simplement des hôtes de passage ? Au seuil d’un de ces clapiers flottants, infiniment vétuste, pourri et délabré, nous assistâmes par hasard à un spectacle qui tranchait la question sans laisser place au moindre doute. Un Immonde écailleux, cornu, à face de crabe, surgissait soudain, saisissait un de ces parasites, l’écorchait vif en un tour de main, puis, assis sur son fondement, c’est-à-dire sur le lobe replié et considérablement réduit (comme celui des crabes) de son appendice caudal, il se l’enfournait progressivement, jusqu’à ce que le dernier tentacule eût disparu entre ses palpes mousseux qui titillaient de plaisir. Une titillation dont ma femme admira longuement l’étonnant mouvement d’horlogerie.

Nous quittâmes ces parages à peu près déserts où l’herbe poussait, non pas entre les pavés, mais sur l’eau même qui finissait par disparaître sous les nénuphars et les lotus. Nous vîmes d’autres huttes vides et d’autres bras d’eau paludéens où une odeur de croupi flottait, qui semblait la propre odeur de cette vie stagnante.

Une grande place silencieuse nous sollicita parce que des pourceaux noirs, gras et rebondis, y vaguaient parmi la rôderie découragée de deux chiens errants en quête d’une nourriture improbable.

Déjà nous pensions nous être égarés, car il y avait près d’une heure que nous errions dans le nauséeux pays quand nous aperçûmes enfin l’entrée du ravin que nous avions décidé d’explorer. On eût dit un trou de verdure triangulaire ouvert sur un thalweg étroit de terre rose. Le chemin suivait les sinuosités d’un torrent à peine deviné sous le fouillis des ramures où gambadaient, vraies miniatures humaines, de jolis singes blonds et barbus. Nous nous y enfonçâmes. Rien ne bougeait. Le silence s’était fait plus profond encore, et tout au plus derrière nous entendions-nous ce crépitement particulier, ces petits froissements infiniment légers et tatillonnants qui distinguent la marche d’un Immonde isolé. Les promeneurs n’étaient pas moins rares ici qu’ailleurs.

Le sentier tout à coup s’inclinait en pente douce. Le ciel s’effaça presque. Des huttes sordides surgirent de l’ombre chaude et dense du ravin, irréelles verrues poussées entre les troncs multiples des ficus, quelques-unes comme suspendues aux branches basses de ces arbres auto-reproducteurs, d’autres taillées eût-on dit en plein roc ou perchées plus haut encore, montrant un bout de toit précaire et sourcilleux à demi enseveli sous les lianes retombantes.

Dans une de ces huttes basses un spectacle affreusement répugnant s’offrit. Un Immonde acéphale se tenait assis entre un récipient d’écorce où tremblait une innommable gelée verdâtre, et un tas non moins écœurant de quartiers de serpents ou de poulpes découpés et dépouillés. Il prenait les morceaux un à un, les trempait dans la gelée, puis se les enfonçait dans une dépression circulaire qu’on voyait au centre de son abdomen, nombril, bouche ou émonctoire, on ne savait, tant la forme en était abjecte. La dépression se creusait en entonnoir, et l’aliment s’enfonçait dans la chair qui se refermait sur lui. Un système de digestion et de nutrition rapide et commode sans doute, mais qui rappelait trop la bouche-cloaque des Monères primitives.

— Et cependant, observa ma femme, toujours prompte au paradoxe, qui sait si un appareil digestif aussi simple acquis à l’homme, ne libérerait pas ses facultés intellectuelles de l’éternelle tyrannie du ventre.

J’allais protester au nom de mon cerveau stomacal que je tiens pour aussi intéressant, sinon aussi noble que l’autre quand Yvonne me poussa du coude. Au seuil d’une autre tanière deux falotes créatures se dandinaient face à face. Elles se rapprochèrent l’une de l’autre, et il y eut entre elles un moment d’hésitation, de solennel émoi, que traduisaient les trépidations grotesques de leurs tentacules. Puis, elles s’unirent, et, à travers l’emmêlement des membres diaphanes nous discernâmes leurs deux corps conjugués, soudés bout à bout, et qui, matériellement, n’en formaient plus qu’un seul.

Prodigieux spectacle ressuscitant les premiers âges de la genèse animale ! N’était-ce pas là le mode de conjugaison simple des protozoaires, et qu’allait-il advenir de cette métamorphose instantanée, miraculeuse, de deux êtres en un seul ? Je m’étais avancé jusqu’au seuil même de la hutte. La masse amorphe n’était plus maintenant qu’un organisme unique parcouru par d’intenses courants circulatoires. Au bout de quelques minutes un frémissement agita les cellules internes de l’être, s’intensifia et se localisa en un point précis qui me parut se boursoufler imperceptiblement. Prenais-je pour une réalité l’ardent désir que j’avais de voir se concréter et se vérifier sous mes yeux les lois de la reproduction par bourgeonnement ? Toujours est-il que ma curiosité scientifique se tint pour satisfaite, et j’eus l’idée alors de renouveler la barbare expérience qui signala ma première expédition dans l’île.

Sans le moindre soupçon de l’effroyable danger que j’allais attirer sur nos têtes, je tirai mon sabre d’abatis et fendis la masse gélatineuse du haut, en bas. Celle-ci de plus en plus amorphe — je tiens à le déclarer pour ma justification — avait complètement cessé de me donner la sensation d’un être vivant. Déjà, me souvenant de ce qui s’était passé dans la jungle et goûtant cette absurde vanité qui magnifie les gestes didactiques — la propre vanité du pion et du cuistre d’amphithéâtre — j’annonçais par avance à Yvonne les phases des étranges phénomènes qui allaient se produire sous ses yeux quand une sorte de rauquement strident et sauvage éclata derrière nous.

Me tournant, je vis une forme grisâtre se faufiler parmi les arbres : l’être sans doute que j’avais entendu marcher derrière nous. Mais il nous tournait le dos et, dans la pénombre, avait l’air de s’éloigner plutôt que d’avancer, ce tout en meuglant à fendre l’âme.

Très fine, avec son intuition habituelle de l’imminent, toutes les fois que cet imminent sort de la norme, Yvonne, la première, sentit une menace dans l’air. Elle me demanda si je n’étais pas d’avis de quitter immédiatement le théâtre de mon triste exploit. Mais je la rassurai en ricanant, et en émettant l’opinion que le monstre en fuite s’était fait peur à lui-même avec ses cris d’orfraie. Elle insista cependant pour que nous quittions la place, et comme elle me prenait le bras, je cédai, congédiant à regret le pion qui me chevauchait l’intellect et la langue, prêt à interpréter la magnifique leçon de choses transformiste issue de mon coup de sabre.

Nous avions fait quelques pas à peine, quand Yvonne, d’une pression du coude m’arrêta, et dit :

— Il faut rebrousser chemin.

Mes regards remontèrent la pente du ravin. Le monstre maintenant se découpait, immobile dans l’orbe clair de l’entrée, et il hurlait à pleins poumons. Des clameurs lointaines lui répondaient sur le même mode, plus effrayantes encore parce qu’on ne voyait pas les êtres qui les poussaient. Nous cessâmes d’avancer afin de nous rendre compte.

En peu d’instants les voix parurent s’être rapprochées considérablement. Et un frisson nous saisit à la pensée que c’était nous qu’elles menaçaient.

— Il serait, je crois, imprudent, observa ma femme, de continuer dans cette direction. Mieux vaut revenir sur nos pas, et nous enfoncer dans le ravin jusqu’à ce que nous trouvions une issue sur les collines Purs.

C’est ce que nous fîmes en effet, l’ouïe tendue, non sans un commencement d’appréhension que nous n’osions nous avouer, vers l’effroyable tumulte dont s’emplissait le haut du ravin derrière nous. Il s’élevait par rafales, en un crescendo furieux, puis brusquement c’était un silence de mort, un silence de quelques secondes plus terrifiant que tout le reste. Dans l’intervalle d’un de ces silences, un ronflement passa dans les arbres, contre la paroi surplombante, et deux cornes grisâtres trouèrent les lianes, avec des yeux au bout qui nous reluquaient d’un air féroce. Je dis reluquer parce que la trivialité du terme suscite à peu près la nuance bassement grotesque dont s’imprégnait le tragique de tout ceci, mais le verbe argotique zyeuter, plus ignoble en soi, conviendrait peut-être mieux.

Nous nous trouvions maintenant dans une partie de plus en plus étranglée et sombre du défilé, et notre situation pouvait devenir critique si une courbe latérale ne s’offrait bientôt pour faciliter notre retraite. Non que nous eussions réellement peur des monstres, mais nous redoutions, — ma femme surtout —, leur contact visqueux et puant. Cependant l’atroce charivari se rapprochait de minute en minute. Bien que nous fussions hors d’haleine, et trempés de sueur, nous nous mîmes à courir, scrutant au passage les moindres saillies du roc. Ma femme, heureusement, portait une jupe culotte qui n’entravait pas le mouvement de ses jambes, et nous pûmes ainsi fournir une course assez longue. Combien de temps dura-t-elle ? je ne saurais le dire, mais quand nous nous crûmes sauvés enfin à cause du ciel reparu dans un écartement des arbres et des lianes qui cessaient de former leur berceau, il se trouva que nous étions perdus.

Une centaine de pas plus loin en effet, un énorme éboulis de quartz terminait le ravin en impasse. Nous devions avoir atteint l’un de ces points de frontière que les Purs bouchaient de la façon que je vous ai dit, et je savais par expérience qu’il était inutile de tenter l’ascension de ces roches énormes où ni les mains ni les pieds n’avaient aucune prise.

Le flot des monstres arrivait maintenant sur nos talons avec une clameur frénétique faite de hululements aigus, pareils à des sanglots d’oiseau nocturne et qui nous glaçaient d’épouvante. Sans doute célébraient-ils par avance la curée certaine, sachant que nous n’avions plus aucun moyen de leur échapper.

Quelques troncs de ficus nous servirent à nous dérober momentanément à leur vue. Quand ils furent tout à fait sur nous :

— Je vais me montrer en pleine lumière, dis-je à ma femme, peut-être mon visage barbu les tiendra-t-il en respect. Toi, arme ton revolver, et s’ils continuent d’avancer tire dans le tas.

D’un bond je me trouvai au milieu du sentier, face à la horde braillarde ; mais mon sang se figea dans mes veines à la vue de celui qui marchait à leur tête. C’était une larve d’homme à demi fossilisé, avec des bras, des jambes comme les nôtres, la peau imbriquée, recouverte d’ichtyose, une face de massacre couturée, variqueuse, où clignotaient deux yeux de nyctalope, et dont les lèvres et le nez, comme ossifiés, se rejoignaient en bec de proie. La tête à peine attachée au tronc par une espèce de tortis fibreux, roulait dans une nappe de cheveux couleur de varech pourri. Sûrement celui-là n’avait rien de commun avec les Immondes. Alors d’où sortait-il et comment se trouvait-il à leur tête ?

Tout, en attendant, faisait pressentir en lui le plus dangereux de nos assaillants. Il marchait droit sur moi avec des ahan rauques et un cillement hideux de ses triples paupières qu’incommodait la lumière diffuse réfractée sur les roches. Il ne s’arrêta qu’en sentant devant son visage le vent produit par les moulinets de ma lame. En même temps une détonation partit d’entre les branches voisines, répercutée au fond de la gorge en un écho formidable, et je vis une des écailles du monstre voler en éclats. Mais la balle n’avait fait que ricocher sans doute sur son immonde cuirasse, car il ne broncha pas. Ma femme déchargea successivement, sur lui ou sur son entourage, les cinq autres coups de son arme, sans obtenir d’autre résultat qu’un vacarme assourdissant. Nos agresseurs lui répondaient en glapissant, croassant, meuglant, et se bousculant de façon à resserrer sans cesse l’espace qui nous séparait d’eux. Quelques-uns noyés, perdus dans la mêlée, montaient sur le dos ou sur les épaules de leurs voisins, et brandissaient vers nous leurs tentacules impuissants. Il y en avait qui choisissaient cette voie aérienne pour gagner le premier rang où leurs montures de hasard les faisaient dégringoler en se secouant et les foulaient aux pieds.

Tout le ravin maintenant moutonnait et grouillait, envahi par des légions de ces êtres écœurants qui accouraient sans savoir, sans comprendre, obéissant peut-être à cette poussée instinctive, panique, qui déjà au temps des batailles animales pour la possession du sol, dut grouper les êtres de même race pour les conduire ensemble au salut ou à la destruction. L’air était devenu suffoquant, irrespirable, et la nuée des monstres continuait, le flot des nouveaux venus déferlant sans trêve à l’entrée de la gorge. Chaque sentier là-haut devait les dégorger par centaines.

À un moment quelques virtuoses épars dans la bande se mirent à faire la roue et à girer, ternes bolides, parmi les branches des ficus et le long des aspérités de la muraille rocheuse. Alors une bande de grands singes, affolés par cette vision infernale, s’élancèrent hors des feuillages sombres, atteignirent les acrobates et les mirent en pièces. Le gros des assaillants parut faiblir et se débander.

Je jugeai que le moment était venu d’agir.

Un peu d’audace et quelques bons coups d’estoc pouvaient convertir en déroute la panique qui venait d’éclater. Mais déjà mes auxiliaires simiens avaient disparu. Pour comble de malheur, mon sabre se cassa net sur l’épaule du vieux à tête d’épouvantail. Son rostre ébaucha un ricanement atroce, et de sa patte palmée, aux longs doigts crochus et griffus, il désigna à la risée de la horde le tronçon de lame qui me restait à la main. Une clameur de victoire souligna ce geste, et un nouveau reflux des monstres couvrit cette fois le peu de place que la hideuse marée avait laissé vierge jusqu’alors. Je compris que nous étions irrémédiablement perdus.

Je me jetai devant ma femme à demi morte de terreur, et lui fis un rempart de mon corps, tout en frappant nos assaillants, au hasard, avec toute l’énergie du désespoir. J’en assommai quelques-uns ; d’autres furent percés de part en part par ma latte brisée. Mais je savais bien que tôt ou tard je succomberais sous le nombre.

Je me souviens que dans cet instant terrible, où toute ma vie repassait devant mes yeux, un regret infini me poignit, celui de voir ma lune de miel brusquement interrompue par ces brutes qui ne savaient pas le mal que j’avais eu à l’édifier. Et pourquoi voulaient-ils ma mort ? Parce que, mû par une curiosité bien légitime, puisque scientifique — oui, j’étais persuadé maintenant qu’elle avait été purement scientifique — j’avais cherché à surprendre le secret de leur genèse. Les phases critiques de notre vie ont comme une lumière propre, plus éblouissante que la foudre, et qui dessine les arêtes ténues de notre conscience de préférence à ses replis essentiels. Ainsi le doute puéril où j’étais sur la légitimité du coup de sabre qui supprimait un couple d’Immondes en voie de bourgeonnement, se greffa peu à peu sur mes regrets d’amour, et demeura l’unique pivot de mes méditations suprêmes.

Tout ce qui s’est passé ensuite me fait l’effet d’un songe aujourd’hui, d’une fin de cauchemar si vous voulez. Le vieil épouvantail reparaît à un moment avec un morceau de quartz dans ses serres et me vise si adroitement qu’il m’atteint au coude droit, un endroit extrêmement sensible comme vous savez. Le tronçon de lame m’échappe, je suis désarmé. Toute la meute infâme se rue sur nous avec des cris sauvages, un pullulement de rats humains, et déjà je sens sur ma peau leur contact gluant et fétide. Des tentacules sournois palpent mes vêtements, me ventousent la peau, s’incrustent autour de mes membres, d’autres, fouettant l’air, cherchent à nous saisir par le cou, par les cheveux.

Pourtant j’ai un bras libre encore, et ce bras assomme, défonce, écrabouille ; des crânes éclatent avec un bruit mou, répandent sur mes vêtements le petit-lait ichoreux de leur cervelle, des carapaces volent en miettes, des yeux sont exorbités, une gelée mousseuse gicle et retombe en viscosités où mes brodequins glissent et tournent… Mais je suis à bout de force, à bout de souffle, assourdi par les coups de piston de mes propres artères ; et l’haleine fécale des monstres me brouille le cœur…

Je ferme les yeux pour ne plus rien voir, et tout à coup je les rouvre…

Un feu de salve vient d’ébranler les airs tout là-bas, au haut de la pente où dévale le flot hurleur, puis une succession d’appels profonds, lugubres, comme ceux d’un gong puissant, fait résonner les parois de la gorge. Le tumulte des Immondes s’est apaisé comme par enchantement. Aussi loin que mon regard peut porter, leurs vagues ondulantes semblent retombées à plat. Au premier coup de gong, j’ai senti se relâcher, se desserrer les odieuses étreintes qui polluaient mon corps et paralysaient mes membres. Le gigantesque serpent d’êtres en délire qui se tordait d’un bout à l’autre du défilé s’est immobilisé net, ses anneaux, qui grouillaient encore la minute d’avant, se figent, on le dirait grisé par les sons formidables qui font trembler et gémir l’air… Une nouvelle bordée de coups de gong le remet en mouvement, mais en sens inverse… Je respire. C’est la déroute générale. Le vieux lémurien s’est évanoui tel un spectre. D’un seul et même élan les monstres refluent vers le haut de la pente et leurs dos de vessies qui roulent et moutonnent, pressés, aplatis, blafards, s’écrasant aux passages étroits, simulent de loin les ondulations d’un immense reptile en fuite.

C’est que, là-bas, des silhouettes bien humaines, celles-là, viennent d’apparaître, menaçantes, avec des lames brandies qui étincellent au soleil. Ce sont les Purs. Ils ne peuvent nous joindre d’abord, empêtrés qu’ils sont dans le reflux des fuyards. Pendant des minutes qui nous paraissent des siècles ils demeurent immobiles, comme enlisés dans le hideux grouillement qui se divise sur l’obstacle et se reforme derrière lui. J’observe qu’ils ne frappent pas mais se contentent de décrire des moulinets terribles au-dessus de l’immonde bétail dont on voit les têtes se courber un instant sous le vent de mort qui les frôle, pour se redresser aussitôt, puis se rebaisser à nouveau comme hypnotisés, et disparaître dans les remous de la débâcle.

Quelques instants après nos libérateurs sont devant nous, mais notre émotion est telle de part et d’autre qu’aucune explication n’est possible. On ne s’entendrait pas au reste car le tocsin du gong continue de retentir dans le haut de la combe, et c’est, muets, que nous suivons la poignée de braves qui viennent de nous sauver la vie.

La tête me tourne un peu à présent et je regarde avec stupeur mes habits en lambeau et qui empestent. Chez Yvonne la réaction est plus forte, elle a une légère syncope, et, quand elle revient à elle, se sent si faible que je me décide à la porter, pour ne pas retarder notre marche.

Tout le paysage est retombé au calme plat. Les dernières vibrations du tocsin meurent au loin, et c’est bien un gong, m’explique le chef, les Purs se servant volontiers de cet instrument contre les Immondes chez qui il provoque une sorte d’hébétude hypnotique, surtout si l’on associe aux ondes sonores des ondes lumineuses, flammes vives, flamboiements d’épée, reflets métalliques, etc…

Le Val est quelque peu houleux encore, mais notre approche fait le vide partout, et l’avenue même qui conduit au pays Pur apparaît complètement déserte au moment où nous nous y engageons…

Bientôt, ma femme et moi, nous nous retrouvons sains et saufs dans notre case, où Yvonne fond en larmes enfin, son cher visage en pleurs rivé à ma joue, ses bras m’enlaçant d’une étreinte désespérée. Elle me supplie de ne pas demeurer une journée de plus dans cette vallée d’enfer, d’autant que nous sommes certains maintenant de trouver là-bas, derrière les montagnes, des êtres civilisés, des humains véritables, des Français susceptibles de nous offrir une hospitalité moins précaire et, toutes choses égales, plus digne de nous.

Et elle a tellement raison que je me déclare prêt moi-même à lever le camp tout de suite, si je puis décider les Purs à nous servir de guides et à assurer le transport de nos bagages.