Le faiseur d’hommes et sa formule/XIV

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Librairie Félix Juven (p. 244-259).

XIV

Une nuit lugubre succéda bientôt à cette journée d’émotions, le ciel pesant comme une chape de plomb sur la mer figée, sans haleine, une température de fournaise pâmant les fleurs et jusqu’aux hôtes ailés des bosquets, — un ciel et une nuit qui, pour des imaginations superstitieuses, eussent été, à eux seuls, le plus funeste des présages. Mais nous n’étions pas superstitieux, Yvonne et moi, et si notre cœur se serrait à la pensée de tout l’inconnu formidable qui menaçait la Résidence, du moins espérions-nous encore que tout finirait bien, selon le mode bénin adopté jusqu’alors par nos aventures personnelles.

Cependant il nous était impossible de dormir, et nous demeurions, comme d’habitude, assis sur notre vérandah, à commenter les événements de la journée, regrettant que l’illustre savant qui nous donnait l’hospitalité dédaignât d’entrer en pourparlers avec les déshérités que son génie avait appelés à la vie, ce qui eût aplani toutes les difficultés et nous eût permis de quitter l’île immédiatement, sans forfaire aux élémentaires sentiments de reconnaissance et de solidarité humaine.

Il pouvait être onze heures du soir, et je venais d’attirer l’attention d’Yvonne sur ce fait assez suspect qu’aucun feu ne brillait au camp de la Table d’Argent, quand un appel strident « Aux armes ! » tomba du haut de la muraille, venant d’un point très voisin de notre bungalow. Puis le timbre grave d’une cloche tirée à toute volée par le portier bouleversa la nuit. La cour centrale, presque aussitôt, s’emplit de tumulte et d’animation. J’étais descendu un des premiers, non sans avoir promis à ma femme de la rejoindre en cas de danger. On m’apprit qu’un des hommes de garde du bastion nord-est (celui qui dominait le môle) avait aperçu, à la lueur d’un éclair, des ombres qui gesticulaient autour du yacht.

M. Brillat-Dessaigne, survenu à son tour, parut comprendre cette fois toute la gravité du cas. C’étaient les Purs, évidemment, qui cherchaient à s’emparer du navire afin de s’approprier les munitions qu’il contenait, ou de bombarder la Résidence avec les canons qui étaient à bord. L’ordre avait bien été donné de transporter tout ce matériel en lieu sûr mais les multiples incidents de l’après-midi en avaient fait différer l’exécution.

Moustier, mis au courant, haussa les épaules : la soute aux poudres ne renfermait aucune cartouche qui pût leur servir ; quant aux canons, ils en ignoraient le maniement, voire peut-être l’usage.

Qu’en savait-il ? Le chef Pur ne s’était-il pas assimilé des matières autrement profondes qu’un traité d’artillerie ou de balistique ? Avec un autodidacte aussi opiniâtre il fallait s’attendre à tout.

— Même à voir des fusils ou des canons partir tout seuls ! gouailla l’incorrigible optimiste.

Mais ce n’était pas le moment d’ergoter. Il s’agissait de reconquérir le yacht mouillé à quai et dont le bordage était trop facile à escalader pour que les Purs, s’ils l’occupaient, n’en surveillassent point très strictement les abords. On y installerait ensuite un poste vigie permanent qui permettrait d’opérer en temps et lieu, et sans encombre, le transfert des armes et des munitions dont le personnel de la station avait besoin. Tel était l’avis, très sage, au reste, de M. Brillat-Dessaigne.

Les hommes du personnel européen, munis, comme je l’ai dit, d’excellents fusils de chasse et donc la cartouchière n’était pas épuisée, s’offrirent spontanément pour prendre la tête de cette expédition qu’ils tenaient pour un jeu. On leur adjoignit cinquante coolies armés de haches. M. Brillat-Dessaigne lui-même dirigerait sur le navire les faisceaux d’un projecteur électrique installé dans l’observatoire. Il m’invita à l’accompagner mais je déclinai son offre.

— Je suis jeune encore, lui dis-je, et mon devoir est de défendre mes hôtes envers et contre tous. Je me joins donc à ceux qui vont sortir, et même, réclamerai-je l’honneur de marcher à leur tête, mais sans arme aucune. Car je fus l’hôte aussi des Purs ! je leur dois deux fois la vie, et, quoi qu’il arrive, je ne veux pas verser une goutte de leur sang.

M. Brillat-Dessaigne s’inclina avec courtoisie devant ces arguments. Quant à Moustier qui tenait à être des nôtres, il en prit texte pour me demander de lui prêter ma carabine que j’avais emportée à tout hasard. J’y consentis sans difficulté, et nous nous élançâmes dans la nuit noire du dehors, tandis que le chimiste, grisé par l’insolite et l’extra-normal de toute l’aventure, me chuchotait ses impressions.

— J’adore ça, moi, la petite guerre ; cela me rappelle le régiment, les grandes manœuvres… on brûle de la poudre aux moineaux… on massacre des ennemis chimériques… et c’est bien un peu notre cas…

Un ouragan de détonations lui coupa la parole. À cent-cinquante mètres devant nous, au-dessus des flots de la rade, des lueurs brèves déchiraient la nuit, indiquant que le feu de peloton venait du yacht. Les Purs avaient épié nos mouvements, leurs yeux habitués à l’obscurité nous suivaient pas à pas, discernaient nos gestes comme en plein jour.

— Ces bougres-là m’ont l’air d’être nombreux et bien décidés à nous vendre leur peau le plus cher possible, me souffla Moustier un peu dégrisé.

Nous allions bien savoir. Un faisceau de rayons laiteux balaya l’espace, parut hésiter un instant, puis s’immobilisa un peu au-dessus du niveau de l’eau, et, dans l’orbe lumineux, le yacht apparut avec les moindres détails de son gréement, sa coque blanche éblouissante, son fin bordage. Le pont d’ailleurs paraissait désert.

— Qu’est-ce que cela signifie ? murmura Moustier tandis que nous continuions d’avancer.

Une nouvelle salve lui répondit, et la brève traînée des lueurs jaillies indiqua que les coups étaient tirés par les sabords du navire. Un vent de mort avait sifflé à nos oreilles. Nous commandâmes « halte » pour n’être pas fusillés à bout portant ; puis à la faible clarté rayonnée autour de son axe par le faisceau électrique qui passait par-dessus nos têtes, nous nous regardâmes, plus émus qu’apeurés. Nous n’étions pas blessés, du reste, ni Moustier ni moi, mais un des Européens et quatre ou cinq coolies gisaient à terre, très grièvement atteints. De nombreuses défections se produisirent aussitôt dans le groupe indigène.

— Nous jouons dans une sale pièce, dis-je à Moustier, inutile de continuer à avancer dans ces conditions, nous nous ferions massacrer jusqu’au dernier, et, d’ailleurs, les coolies ne nous suivraient pas. Je vais y aller tout seul et tâcher de leur faire entendre raison. Je les connais ; le chef est un sentimental et un chevaleresque ; une démarche faite dans ces conditions ne peut le laisser insensible.

— Mais c’est d’une imprudence folle ! protesta Moustier.

J’étais loin déjà. Je calculai que cent mètres environ me séparaient du yacht et pris le pas gymnastique afin de diminuer à tout hasard les risques courus. Rien ne troubla le silence profond de la nuit. L’obscurité d’ailleurs se dissipait graduellement à mesure que je me rapprochais de l’aire des rayons électriques. À une dizaine de mètres du yacht, j’entrai dans l’orbe lumineux proprement dit. Alors, voyant plusieurs canons de fusil briller dans l’un des sabords, j’étendis le bras et je criai :

— Arrêtez, malheureux !… pourquoi verser le sang des innocents ? Déjà vous avez tué un divin et quelques-uns de vos frères hindous… arrêtez !…

— Nous ne nous connaissons pas de frères, riposta le chef dont la silhouette émergeait d’une écoutille, et nous sommes heureux d’apprendre que les divins peuvent être tués aussi facilement que nous. La peur de la mort forcera le Père à satisfaire nos légitimes revendications.

— Personne n’a le droit d’attenter à la vie de personne, dis-je d’une voix ferme, et quiconque frappe sera frappé. Si vous ne demandiez pas l’impossible le Père aurait dès longtemps exaucé vos vœux.

Tout en parlant je continuais d’avancer. L’échelle de coupée s’abaissa ; on m’invitait à monter ; je ne me fis pas prier. Tandis que je franchissais les degrés, le chef dit d’un ton radouci :

— Le Père devrait nous expliquer cela lui-même.

Je mis le pied sur le pont :

— Je m’engage sur l’honneur, dis-je, à vous faire obtenir une audience… Mais vous avez eu tort d’employer la violence ; elle est le plus détestable des moyens de persuasion. Voyez, je suis venu à vous sans armes.

— Oui, mais votre troupe, là-bas, est armée, rétorqua le chef et, d’ailleurs, les vôtres ont fait aujourd’hui, des Immondes, une boucherie bien inutile… les divins sont pires que nous !

— Savoir ! fis-je, un peu ironique, en attendant, que comptez-vous faire ?

— Nous allons délibérer, je vais soumettre à mes frères tout de suite l’offre que vous nous faites d’une audience du Père.

Il frappa dans ses mains et le pont tout aussitôt s’emplit d’un lot de vieillards étonnamment semblables, aussi semblables dans la sénilité qu’ils avaient dû l’être aux primes temps de leur courte vie. Car ils étaient définitivement vieux cette fois, tout blancs de cheveux, le regard et la peau seuls restés étonnamment jeunes, avec des rides comme factices à la lumière électrique, une apparence maquillée, falote, irréelle. Tous ces sosies du chef se rangèrent en cercle autour de lui, mais au même moment une décharge de mousqueterie ravagea l’air autour de nous.

C’étaient les nôtres qui tiraient cette fois, soit qu’ils me crussent tombé dans un guet-apens, soit seulement qu’ils jugeassent l’occasion propice pour une revanche. Deux Purs tombèrent. Le chef me regarda et une indicible nuance de mépris et de chagrin assombrit sa voix :

— Vous voyez bien, dit-il, que les divins sont pires que nous. Nous vous accueillons en toute confiance et ils en profitent pour tirer sur nous.

— C’est un malentendu, m’écriai-je… je vais donner des ordres, laissez-moi faire. Et je m’apprêtais à redescendre l’échelle, mais le chef me retint par le bras :

— Du tout, nous sommes là pour leur répondre.

Il fit un signe. D’un seul geste automatique, tels des soldats merveilleusement exercés, les vieillards épaulèrent.

— Je partagerai donc le sort des miens, dis-je simplement. Et je m’élançai derechef, mais deux Purs me barrèrent le passage :

— Vous resterez notre prisonnier, me dit le chef, ou plutôt notre otage, jusqu’à ce que le Père ait consenti à nous recevoir.

— C’est de la félonie ! fis-je indigné. Je vous tenais pour un ami.

— Nous ne sommes pas vos ennemis et, certes, il ne vous sera fait aucun mal, mais la tournure grave des événements ne nous permet pas d’agir autrement… surtout si nous voulons éviter une plus grande effusion de sang… Il nous faut une garantie… pouvez-vous nous donner votre parole que vous ne chercherez pas à fuir ?…

— Non, je ne le peux pas, dis-je, ajoutant, à titre d’argument sans réplique, que ma femme devait être dans une inquiétude mortelle, et que ma place était auprès d’elle.

Je vis un éclair triste et doux passer dans les yeux du chef ; son visage offrit pendant quelques instants une expression indéfinissable. Puis, comme se surmontant, il articula presque durement :

— Puisqu’il en est ainsi, je vais vous faire garder à vue par ces deux hommes qui vous encadrent (il les désignait du geste). Quant à nous, nous allons courir sus aux divins jusqu’à ce que…

Il n’en put dire davantage. Le fracas d’une centaine de pièces d’artillerie éclatait au-dessus de la Résidence. L’île entière s’embrasa, vomit une colonne de feu vers le ciel. Puis elle parut sombrer dans la nuit qui se renfermait sur elle. En même temps nous étions projetés pêle-mêle sur le pont qui se cabrait comme soulevé par une lame de fond. J’eus la sensation que le monde venait de s’écrouler. Chose étrange, dans cet effondrement total, au-dessus du chaos deviné là-bas, à la place où était la Résidence, la petite tour demeurait immobile, et immobile aussi le spectral faisceau lumineux qui la reliait à notre pont. Quelques secondes s’écoulèrent, quelques minutes peut-être, des siècles, en tout cas, puis de nouveau la nuit s’éclaira.

Des flammes couraient maintenant au-dessus des bungalows restés debout. Deux ou trois explosions encore déchirèrent les airs, suivies d’un ruissellement torrentiel court et sec de vitres éclatées et de pierres croulantes : les réserves des laboratoires sans doute qui sautaient. Et alors quelque chose de plus tragique encore augmenta l’horreur et l’épouvante de la scène, quelque chose que j’attendais à la vérité et que je tremblais de ne pas voir se produire : le cri de la détresse humaine, les appels d’angoisse, de folie, d’agonie de ceux qui avaient survécu au cataclysme mais qui ne savaient pas, qui ne savaient plus comment sortir de cet enfer. Des râles, des hurlements, des vociférations démentes, se croisaient dans l’air, des plaintes aussi et des cris de suprême désespoir, parmi lesquels je crus reconnaître tout à coup la voix de ma femme, de ma femme dont le souvenir m’envahissait, soudain comme s’il surgissait du vide d’une année entière d’oubli. De fait, pendant la minute effroyable qui venait de s’écouler j’avais dû être frappé d’une totale amnésie et incapable de penser à qui ou à quoi que ce fût. Un fait nouveau tout à coup précisa l’image de ma pauvre Yvonne ; la cloche de la cour centrale entrait en branle, la même cloche qui sonnait l’alarme tantôt, au moment où je m’esquivais de chez nous sans explications ni adieu, de peur qu’Yvonne ne cherchât à me retenir. Je levai les yeux, et vis un nuage de vapeurs, mortelles sans doute, qui descendait lentement la pente de la falaise.

D’un bond je fus debout, et je remarquai alors seulement que le chef Pur était resté immobile, cramponné au grand mât, les yeux élargis par un immense étonnement exempt de toute frayeur. Mais il aperçut mon mouvement et une fois de plus, me mit la main à l’épaule, ordonnant d’un ton bref.

— Il faut rester.

Je voulus passer outre, employer la force brutale, mais les autres s’étaient remis debout aussi, et, sur un signe du chef, je me vis entouré de figures menaçantes et que je devinais inexorables. Alors soudain une idée me frappa, me soulevant d’indignation et de fureur contre ces êtres sans âme.

— Vous êtes des bourreaux, dis-je au chef ; c’est vous qui avez provoqué cette horrible catastrophe et entassé toutes ces ruines ; vous avez fait sauter la poudrière du réservoir.

— C’est vrai, fit-il d’un ton calme, mais nous ne sommes pas les criminels que vous dites, car nous ne savions pas au juste ce que renfermait la poudrière.

— C’était de la dynamite, malheureux.

Il parut chercher dans sa mémoire, puis il dit :

— J’ignorais les effets terribles de la dynamite et je croyais que le caveau renfermait de la poudre ordinaire. Mon intention était simplement de détruire le réservoir — notre berceau, ai-je entendu dire — afin qu’il ne pût plus jamais servir à fabriquer de la fausse humanité. En même temps j’escomptais l’effet salutaire que produirait sur l’imagination du Père et de son entourage cet acte d’énergie et de violence.

En toute autre conjoncture, j’eusse admiré que la foi postiche des Purs, cette foi imbécile qu’un pion leur avait fabriquée avec les miettes de la Bible, aboutît, comme le christianisme agonisant, à l’anarchisme et à la propagande par le fait, mais l’heure n’était pas aux spéculations philosophiques. Sous mon regard qui foudroyait non sans une nuance théâtrale, le chef baissa la tête.

— Je vous l’ai dit déjà, éclatai-je ; la violence est toujours inique et criminelle.

— Notre ignorance seule est coupable, et nous sommes les premiers à la déplorer.

— Et si ma femme est morte ?

Il parut s’éveiller d’un songe, et tout à coup, agité d’un tremblement nerveux, s’écria :

— Votre femme !… ah ! la malheureuse ! nous n’avions rien contre elle, nous l’aimions tous…

Il s’arrêta, le front et les yeux rajeunis comme par miracle, tout le visage nimbé de tendresse et de bonté, d’un ardent désir de racheter, de se sacrifier ; puis, coup sur coup, avec une contagieuse exaltation, il lança : « Mais je la sauverai !… à moi, mes frères !… suivez-moi, il faut sauver la femme du divin, il faut la sauver ou mourir avec elle.

— Je me mets à votre tête, fis-je.

Mais il refusa et me remit cette fois aux mains des deux hommes blessés par la décharge des nôtres. Ceux-ci prirent, sur son ordre, la précaution de m’attacher les jambes et les poignets.

— Mais vous ne trouverez pas celle que vous voulez sauver, lui criai-je, exaspéré.

Il me montra deux de ses compagnons :

— Ceux-ci, fit-il, la trouveront, car ce sont ceux qui furent détenus à la Résidence. Et il me réitéra l’assurance qu’aucun mal ne me serait fait, seulement il fallait qu’ils gardassent un otage. Prête à partir, la petite troupe armée se compta ; ils étaient vingt-six seulement les deux manquants s’étant fait sauter, comme je l’appris ensuite, avec la poudrière. La minute d’après ils quittaient le pont et disparaissaient dans la nuit retombée sur la grève. Mais presque aussitôt éclata une fusillade terrible, et un bosquet proche qui venait de prendre feu éclaira une scène de carnage que je n’ai pas le courage de vous dépeindre. L’horreur soulevée en moi, jointe à la détresse de ma situation personnelle, fut telle que je m’évanouis sous les regards atones des deux blessés assis, immobiles, dans un flot de lumière électrique qui leur faisait des visages d’agonisants.