Le fort et le château Saint-Louis (Québec)/14

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Texte établi par Librairie Beauchemin, Limitée (p. 185-198).


XIII


Le régicide de 1793. — Immigration de prêtres français. — Incendie de l’église et du couvent des Récollets. — Encore Frontenac. — Les châtelaines du fort Saint-Louis sous le régime anglais. — Un mariage. — Un dîner au château. — Complainte. — La politique des réceptions.


Les lignes émouvantes que l’on va lire sont extraites des Mémoires de M. Philippe Aubert de Gaspé :


C’était en l’année 1793 ; je n’avais que sept ans, mais une circonstance que je vais rapporter me rappelle que nous étions en hiver, et la scène qui eut lieu m’est aussi présente à l’esprit que si elle s’était passée ce matin. Ma mère et ma tante, sa sœur Marie-Louise de Lanaudière, causaient assises près d’une table. Mon père venait de recevoir son journal, et elles l’interrogeaient des yeux avec anxiété, car il n’arrivait depuis longtemps que de bien tristes nouvelles de la France. Mon père bondit tout à coup sur sa chaise ; ses grands yeux noirs lancèrent des flammes ; une affreuse pâleur se répandit sur son visage, d’ordinaire si coloré ; il se prit la tête à deux mains, en s’écriant : « Ah ! les infâmes ! ils ont guillotiné leur Roi »

« Ma mère et sa sœur éclatèrent en sanglots ; et je voyais leurs larmes fondre l’épais frimas des vitres des deux fenêtres où elles restèrent longtemps la tête appuyée. Dès ce jour je compris les horreurs de la révolution française. »

La population du Canada français fut consternée à cette nouvelle, continue M. de Gaspé, et « un sentiment de profonde tristesse s’empara de toutes les âmes sensibles…[1]

Dans une étude lue en séance publique à l’Université Laval, M. Joseph-Edmond Roy a fait connaître l’effet produit par la révolution française sur la population des petites îles de Saint-Pierre et Miquelon. On proclama l’égalité jusque dans les embarcations de pêcheurs, et la populace fut prise de vertige comme en France. Par les détails donnés par M. Roy, on peut juger des sanglantes journées qui eussent été réservées à notre Canada si la Providence ne nous avait séparés de la mère-patrie en temps opportun.

Après le traité de paix conclu en 1783 entre l’Angleterre et la nouvelle république des États-Unis d’Amérique, l’isolement dans lequel on avait tenu nos nationaux cessa temporairement ; de jeunes Canadiens se rendirent à Paris pour y compléter leurs études, et revinrent dans nos villes avec des idées dites « nouvelles » qui se firent jour en quelques circonstances, notamment dans un banquet organisé à Montréal à l’occasion de l’inauguration de la constitution de 1791. Ces jeunes gens retrouvèrent dans la société anglaise et protestante de Québec et de Montréal quelque chose du luxe et des idées qui les avaient séduits en France, et plusieurs d’entre eux s’éloignèrent du peuple pour nouer des relations de ce côté.

Les lugubres événements de la révolution française déterminèrent une nouvelle rupture de toute communication avec la France officielle dans un temps où nous n’en pouvions attendre rien que de fâcheux ;[2] puis ils causèrent une immigration bénie de prêtres français animés du plus pur zèle apostolique et dont les noms sont conservés avec vénération dans la mémoire du peuple canadien. L’Angleterre, l’intolérante Angleterre d’autrefois, accueillit avec bonté ces ecclésiastiques catholiques poursuivis par la rage révolutionnaire, et favorisa leur transmigration dans sa colonie du Canada, en même temps qu’elle gardait et entourait de tous les respects au sein du royaume un nombre beaucoup plus considérable de prêtres réfugiés.

Voici la liste de ces vertueux et zélés auxiliaires que reçut le clergé canadien et que Mgr Hubert, évêque de Québec, avait appelés de ses vœux :

Arrivé en 1791. — M. Alain.

Arrivés en 1793. — MM. Philippe-Jean-Louis Desjardins, vicaire-général,[3] Jean-André Raimbault, Pierre Gazelle et Candide Le Saulniers.

Arrivés en 1794. — MM. F. Ciquart, Louis-Joseph Desjardins, Jean Castanet, Jean-Denis Daulé, François-Gabriel Le-Courtois, Pierre-Joseph Périnault, Philibert Nautetz, P.S.S., Jean-Henri-Auguste Roux, P.S.S., Anthelme Malard, P. S. S., Antoine-Alexis Molin, P.S.S., Jean-Baptiste Thavenet, P.S.S., François Humbert, P.S.S., Antoine Sattin, P.S.S., Melchior Sauvage, P.S.S., Guillaume Desgarets, P.S.S., Claude Rivière, P.S.S., et François-Marie Robin, P.S.S.

Arrivé en 1795. — MM. Joseph-Pierre Malavergue, Jacques Delevaivre, Claude-Gabriel Courtin, Jean Raimbault, F. Lejamtel de la Blouterie.

Arrivés en 1796. — MM. Jean-Baptiste Chicoineau, P.S.S., Charles-Vincent Fournier, C. Bonaventure Jahouin, Jacques-Guillaume Roque, P.S.S., Antoine Houdet, P.S.S., Jean-Baptiste Saint-Marc, Urbain Orfroy, Antoine Villade et Pierre-René Joyer.

Arrivés en 1798. — MM. Pierre-B. de Borniol, Pierre Gibert, Antoine Champion et Antoine Gaille, P.S.S.

Arrivés en 1799, — MM. de Calonne, J.-M. Sigogne et Antoine-Amable Pichard.

Arrivé en 1801. — M. Nicolas-Aubin Thorel.

Arrivé en 1802. — Simon Poussin, P.S.S. — 45 en tout[4].

La Gazette de Québec du 7 mars 1793 annonça en ces termes l’arrivée de MM. Desjardins, aîné, Gazelle et Raimbault :

« La semaine dernière sont arrivés en cette ville trois français, réfugiés de France, venus d’Angleterre à la Nouvelle-York dans le paquebot du roi. Les recommandations de sir Henry Dundas leur méritèrent un accueil distingué de la part de Son Excellence le major-général Alured Clarke, lieutenant-gouverneur de Sa Majesté en Canada. C’est le lendemain de leur arrivée, le 3 mars, qu’ils eurent l’honneur d’être présentés à ce haut dignitaire, au château Saint-Louis. »

Quelques années plus tard, l’abbé Jacques-Ladislas de Calonne (frère du ministre de Louis XVI) fut aussi reçu au château Saint-Louis avec tous les égards dus à son caractère et à son rang[5].

Nous avons dit que les Récollets étaient les aumôniers du château Saint-Louis sous le régime français, et que leur église et leur couvent étaient situés en face du Fort. Le 6 septembre 1796, un incendie éclata dans une construction de la rue Saint-Louis, et acquit en très peu de temps une grande intensité. Des étincelles portées par un fort vent du sud-ouest vinrent embraser le clocher de l’église et la toiture du couvent. Quelques heures après, ces spacieux édifices étaient réduits en cendre.

M. James Thompson, témoin oculaire de cet événement, en a fait le récit suivant, soixante-dix ans plus tard, à la demande de M. Ph. Aubert de Gaspé, un des membres de la Société des Antiquaires de Québec.

« Les Récollets. — L’incendie qui fut la cause de la destruction de l’église et du couvent des Récollets ainsi que de nombre de domiciles, éclata dans l’année 1796, vers la fin du mois de septembre dans l’écurie du juge Dunn (rue Saint-Louis), dans le cours de l’après-midi, par l’imprudence d’un petit nègre nommé Michel, un des serviteurs du juge. Par amusement, il tirait un petit canon dans l’écurie même : ce qui mit le feu aux fourrages y contenus. En peu de temps l’écurie fut en flammes. Étant moi-même auprès, je puis témoigner de la cause de l’incendie. Pour punition, le juge Dunn fit mettre le petit nègre à bord d’une frégate qui était alors dans le port. Au moment où le feu éclatait, il régnait un calme parfait. Mais lorsque le feu eut fait des progrès, il s’éleva une tempête furieuse qui poussa les bardeaux de la couverture de l’écurie à une hauteur considérable, et les entraîna vers le fleuve et jusqu’à la Pointe-Levis. Je vis l’un des bardeaux se loger dans le clocher de l’église des Récollets et y mettre le feu. Un des Frères y monta dans l’intention d’éteindre le feu ; mais il fut obligé de retraiter ; en peu de temps, le corps de l’église fut enveloppé de flammes ainsi que le couvent adjoignant. Pourtant on eut le temps de sauver les ornements de l’autel, ainsi qu’une jolie petite frégate construite par l’un des Frères, et suspendue à la voûte de l’église, et de la transporter dans la cour du château Saint-Louis, et que je crois avoir été présentée ensuite aux Dames de l’Hôpital-Général. L’ardeur des flammes mit le feu à une petite maison habitée alors par une famille Laurencelle, et toutes celles adjoignantes jusqu’à l’encoignure des rues Saint-Louis et des Carrières, et celles vis-à-vis le jardin du gouvernement furent consumées ou autrement détruites.

« Au moment où le feu éclatait, il passait un petit tambourin retournant de pratiquer en dehors de la porte Saint-Louis. Un officier du 60e l’ayant aperçu, lui donna ordre de battre l’alarme, auquel le petit garçon répondit : « Sir, I don’t know how to beat the Fire-Drum. » Bientôt après le bruit du tambour se fit entendre par toute la ville. Étant bien inquiet de voir la petite frégate, je partis à la course pour mieux échapper aux effets de l’église brûlante. Le coq du clocher de l’église tomba tout auprès de moi : il était de la grosseur d’un mouton ordinaire. La secousse me terrassa pour le moment, mais je repris courage et je pus continuer ma route jusqu’à la cour du Château, où il s’était assemblé une foule dans le même objet. Plus tard, dans l’après-midi, je pus me faufiler à travers la foule, et j’atteignis le jardin des Récollets, où je rencontrai le Frère Louis, qui me fit manger des pommes cueillies sur les arbres. Le lendemain de l’incendie, je rencontrai (près de l’endroit où est maintenant la résidence du juge Black) un habitant de la Pointe-Lévis, qui portait sous le bras un gros livre (un in-quarto) bien endommagé par le feu. Il me dit l’avoir ramassé le jour précédent à sa porte… Le Père Berré se réfugia dans une maison retirée, dans la rue Saint-Louis, avant appartenu à monsieur François Duval, alors clerc du marché de la haute-ville. Il y est mort. Je ne puis me rappeler où ses restes furent inhumés. Le Frère Louis a tenu école nombre d’années à Saint-Roch (un des faubourgs de Québec), où il avait un superbe jardin de fleurs qui lui donna un bon revenu. Le Frère Marc (né Content et oncle de Messire Parent, instituteur au Petit Séminaire) s’établit au village de Saint-Thomas, où il pratiqua le métier d’horloger. Un troisième devint navigateur entre Québec et Montréal. Il y eut un Frère Bernardin et un Frère Bernard, et peut-être quelques autres, dont j’ignore les noms et le sort.

« En terminant, je prie MM. les membres de la Société Antique de vouloir bien me faire grâce des fautes de style et de grammaire qui se seraient glissées dans le mémoire ci-haut, vu que le français n’est pas ma langue maternelle.

« Donné sous mon seing et sceau, à Québec, ce 27 mars 1866, quatre-vingt-troisième de ma naissance, qui eut lieu sous le toit de l’ancien Évêché, près de la porte de ville Prescott.”

« James Thompson,
« député commissaire général. »

Les châtelaines du fort Saint-Louis sous le régime anglais furent lady Dorchester, lady Prescott, lady Milnes, lady Craig, lady Prevost (dont le portrait est conservé chez les Ursulines de Québec), les filles du duc de Richmond, la comtesse de Dalhousie et lady Aylmer.

Le château Saint-Louis avait un air de fête inaccoutumé au matin du 30 août 1797 : la sympathique fille du gouverneur-général du haut et du bas Canada, Mademoiselle Rebecca Prescott, épousait ce jour-là le capitaine John Baldwin, aide-de-camp de son père, et accueillait, le sourire aux lèvres, les souhaits de bonheur de ses parents et de l’élite de la société de Québec. Hélas ! la joie qui brillait au front des jeunes fiancés devait bientôt s’évanouir : « par un de ces malheurs que la sagesse de Dieu prépare aux plus élevés comme aux derniers des hommes, » la jeune femme si distinguée » par son esprit supérieur, ses talents de premier ordre et les charmes de son caractère, » mourut à Québec, le 27 juin 1798, « et d’abondantes larmes coulèrent de bien des yeux à cette triste nouvelle. Le gouverneur surtout demeura inconsolable… »

Parmi les événements dont le château Saint-Louis fut le témoin, nous avons enregistré une naissance, — celle de Marie-Anne de Brisay de Denonville, arrivée le 14 septembre 1685, — et un mariage, — celui de Monsieur et Madame Baldwin, célébré le 30 août 1797[6] : combien plus souvent n’avons-nous pas eu à réveiller de funèbres souvenirs !

Qu’est-ce que l’étude de l’histoire sinon un dialogue avec les morts ?

M. Aubert de Gaspé parle assez fréquemment du château Saint-Louis dans ses Mémoires. Nous empruntons encore les lignes suivantes à cet aimable auteur octogénaire :

« Monsieur Louis-René Chaussegros de Léry appartenait aux gardes de Louis XVI ; étant en semestre, il eut le bonheur d’échapper au massacre du 10 d’août. De retour au Canada, il chantait une complainte empreinte de sensibilité qui faisait verser des larmes à ceux qui l’entendaient. Étant bien jeune alors, je ne me la rappelle que bien imparfaitement, mais je crois devoir la donner d’après mes souvenirs, laissant aux poètes le soin d’en rétablir le texte s’ils ne sont pas satisfaits du mien. La femme du gouverneur, lady Milnes, le pria de la chanter à un dîner, au château Saint-Louis ; mais, éclatant en sanglots après le premier couplet, elle quitta la table ; puis, revenant à l’expiration d’une dizaine de minutes, elle pria monsieur de Léry de continuer.

« Voici cette complainte, que les circonstances faisaient peut-être apprécier plus qu’elle ne mérite. Mais il faut dire aussi que l’air, empreint de tristesse, contribuait beaucoup à émouvoir les cœurs sensibles.


« Un troubadour béarnais,[7]
Les yeux inondés de larmes,
À ses montagnards chantait
Ce refrain, source d’alarmes :
Le petit-fils de Henri
Est prisonnier dans Paris !


« Il a vu couler le sang
De cette garde fidèle
Qui vient d’offrir en mourant
Aux Français un vrai modèle,
En combattant pour Louis,
Le petit-fils de Henri.

« Ce dauphin, ce fils chéri,
Qui faisait notre espérance,
De pleurs sera donc nourri ?
Le berceau qu’on donne en France,
Au petit-fils de Henri,
Sont les prisons de Paris !

« Au pied de ce monument
Où le bon Henri respire,
Pourquoi l’airain foudroyant ?
On veut donc qu’Henri conspire
Lui-même contre ses fils
Les prisonniers de Paris ?

« Français, trop ingrats Français,
Rendez Louis et sa compagne :
C’est le bien des Béarnais,
C’est le fils de la montagne :
Le prisonnier de Paris.
Est toujours le fils d’Henri. »


La mémoire du narrateur l’a sans doute assez mal servi en cette circonstance ; mais il ne faut pas oublier que la musique sait tout poétiser, tout ennoblir. Pour qu’un chant puisse faire naître une émotion profonde, il n’est pas nécessaire que les paroles en soient marquées au sceau du génie ; il suffit que la donnée générale fournie par le poète soit de nature à réveiller un sentiment quelconque se rapportant à la tristesse ou à la joie. La musique fait le reste. Elle vient donner une intensité merveilleuse à ce sentiment, et sait en exprimer des nuances exquises que la parole seule ne saurait jamais rendre.

Dans un article intitulé : « Québec au temps passé, » publié dans la Kermesse du 25 novembre 1892, M. Thomas Chapais s’exprime en ces termes au sujet des réceptions du château Saint-Louis :

« La société de Québec, au commencement du siècle, était très distinguée et très brillante.

« Un grand nombre de vieilles familles, alliées à la noblesse française et conservant les traditions du régime tombé en 1763, lui donnaient beaucoup d’éclat. La présence du gouverneur et des troupes anglaises y ajoutait un élément très important. C’était une grande affaire que les réceptions au château, et les divertissements officiels constituaient une partie de la politique anglaise envers les colonies. Nous trouvons dans la correspondance de sir Robert Shore Milnes avec le ministre un indice de cette préoccupation. Le gouverneur se plaignait que son traitement n’était pas assez élevé. Il disait :

« Quelques mois de séjour m’ont convaincu que mon traitement actuel n’y peut suffire, si je continue à résider au château et que j’y tienne l’état que l’on attend d’un gouverneur, et qui, selon mon expérience, sert grandement à unir et à réconcilier les gens, résultat essentiellement favorable aux intérêts de Sa Majesté. Je sais bien que je pourrais, en vivant sur le pied d’un simple particulier, restreindre ma dépense à mon traitement actuel, et je n’ennuierais pas Votre Grâce (le duc de Portland) d’un pareil détail ; mais alors je ne croirais pas agir comme je conçois que mon devoir m’y oblige. Peut-être n’y a-t-il pas, dans les pays soumis à la domination de Sa Majesté, un endroit où les agréments de la société, et, par conséquent, la popularité du gouverneur, dépendent autant de la manière dont il vit, que dans la ville de Québec. La longue durée et les rigueurs de l’hiver, la séparation forcée pendant des mois d’avec les autres parties du monde, les fortunes généralement bornées des Canadiens, tout cela, joint au manque de lieu public d’assemblée, fait que les relations sociales à Québec, tournent sur un point. Voilà pourquoi il faut que le lieutenant-gouverneur, comme le gouverneur en chef, continue l’état de représentation coutumier au château. »


« Le Ministre jugea que Sir Robert Shore Milnes avait raison, et lui accorda une augmentation de traitement.

« L’arrivée à Québec du gouverneur Craig, en 1807, marqua, dans les réceptions officielles, une ère de faste et de splendeur. Craig aimait la pompe ; il avait des gardes, une suite brillante, et faisait les honneurs de sa position princièrement. On l’appelait the little king. »

Le « petit roi » donnait souvent des fêtes à la campagne ; mais c’était surtout au château Haldimand, dépendance du château Saint-Louis, qu’avaient lieu les dîners et les bals donnés par ce fastueux personnage. Le château, centre de réceptions politiques, restait toujours le centre de la politique des réceptions.


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  1. « Monsieur de Belêtre, gentilhomme canadien, était à Paris le jour même de l’exécution de Louis XVI. Connaissant les sentiments de l’hôte chez qui il logeait, il fut surpris de le voir prêt à sortir le matin avec la cocarde tricolore, et lui dit : — Où allez-vous, mon ami ?

    — « Je me rends, répondit-il, à la place de la guillotine, pour conserver ma tête, celle de ma femme, de mes enfants, et la vôtre, monsieur.

    « M. de Belêtre, de retour en Canada, racontait que lorsque cet homme rentra chez lui, il se jeta dans les bras de sa femme, et s’écria au milieu de ses sanglots : J’ai eu la douleur de voir tomber à mes pieds la tête du Roi ! » (Ph. A. de Gaspé). »

  2. « À nulle époque, peut-être, dit M. Bibaud, les dangers que s’exagérait le gouvernement ne mirent les Canadiens dans un isolement aussi complet. M. de Larochefoucault-Liancourt put faire une excursion dans le Haut-Canada, en 1795 ; mais l’entrée du Bas-Canada fut interdite à l’illustre et savant voyageur français ; et nous ne saurions dire par quelle faveur particulière il fut permis à son ami M. Guillemard de descendre, mais rapidement, le Saint-Laurent, depuis Kingston (ci-devant Frontenac ou Cataracoui) jusqu’à Québec. Faire venir des journaux ou même des livres directement de France, était une chose à laquelle il ne fallait pas penser. » (Hist. du Canada, tome II. page 124).
  3. Ce digne ecclésiastique ne finit pas ses jours en Canada comme la plupart de ses compagnons d’exil. Il retourna en France, où il eut à passer par bien des vicissitudes, comme on peut le voir par les lignes suivantes, de M. Ferland :

    Ancien chanoine de Bayeux, puis doyen de la collégiale de Meung et vicaire général de l’évêque d’Orléans, monsieur Desjardins avait été forcé, par la révolution, de chercher un asile en Angleterre, où il arriva en 1792. Il y connut le célèbre Edmond Burke, qui s’intéressait beaucoup au sort des prêtres français, et qui s’était lié avec l’évêque de Saint-Pol-de-Léon, dispensateur des dons de la générosité anglaise. Ces deux hommes avaient proposé au gouvernement d’envoyer au Canada quelques personnes, pour examiner s’il serait possible d’y trouver des asiles pour les ecclésiastiques et les laïques français qui affluaient alors en Angleterre. Le projet fut accueilli avec faveur par le ministère, et messieurs Desjardins, Gazelle et Raimbault se chargèrent d’aller reconnaître, sur les lieux, les chances de succès ; ils étaient accompagnés par un Canadien, M. de la Corne, chevalier de Saint-Louis. De New-York, où ils débarquaient le huit février 1793, ils se rendirent par terre au Canada. Les évêques et le clergé les reçurent de la manière la plus obligeante. M. Desjardins s’occupa de recueillir les renseignements nécessaires pour l’objet de sa mission, et visita le Haut-Canada, où un certain nombre d’émigrés désiraient s’établir. L’année suivante, plusieurs prêtres le rejoignirent et parmi eux se trouvait son jeune frère…

    « Successivement grand-vicaire des évêques Hubert et Denaut, M. Desjardins se lia d’une étroite amitié avec M. Plessis, alors curé de Québec. Sa santé chancelante l’obligea, en 1802, de retourner en France, où il emporta avec lui les regrets des nombreux amis qu’il s’était attachés par ses belles qualités et par le charme de sa conversation. Au Canada, il avait eu à souffrir des mauvais procédés d’un lieutenant-gouverneur qui le traita assez mal ; après son retour en France, il eut à subir de plus rudes épreuves, car il devint l’objet des soupçons de l’empereur. Nommé en 1806 curé des Missions Étrangères, à Paris, il prit son domicile au séminaire du même nom. À Québec, il avait eu des rapports avec le duc de Kent, qui lui adressa à Paris quelques lettres dictées par la bienveillance ; c’en fut assez pour le faire soupçonner de déloyauté par Napoléon. Au mois d’octobre 1810, il fut saisi par la police et transféré à Vincennes ; on le relégua ensuite à Fenestrelle, puis à Campiano et enfin à Verceil. Durant quatre ans, il subit un exil non mérité, au préjudice de ses affaires, de sa santé, de son ministère, et ne rentra en France qu’après la chute de l’empire.

    « Pendant cette longue persécution, l’abbé Desjardins dut rompre toute communication à l’extérieur ; mais après son élargissement, il reprit sa correspondance avec ses amis du Canada, et surtout avec Mgr Plessis, et la continua toujours ensuite fort régulièrement.

    « M. Desjardins refusa, en 1817, l’évêché de Blois, et en 1823 celui de Châlons-sur-Marne. En 1819, le cardinal de Périgord, archevêque de Paris, le nomma grand-vicaire et archidiacre de Sainte-Geneviève, et lui donna un logement à l’archevêché. Lors du pillage de l’archevêché, en 1831, il perdit sa bibliothèque, ses tableaux, ses meubles et tout ce qu’il possédait d’argent. Il était alors à Conflans, d’où il s’échappa avec Mgr de Quélen, archevêque de Paris. L’abbé Desjardins mourut le 18 octobre 1833. C’est à lui que le Canada doit un grand nombre de beaux tableaux, qu’il fit vendre dans le pays, à un prix si modique que plusieurs fabriques de la campagne en achetèrent pour remplacer des toiles de peu de valeur. Ces tableaux, enlevés pendant la révolution aux monastères, aux couvents, aux églises, avaient été entassés dans un grenier, d’où on les tira au commencement de l’empire pour les vendre à l’encan. Désireux d’enrichir le Canada de quelques bonnes toiles, M. Desjardins les acheta et les envoya à son frère, alors chapelain de l’Hôtel-Dieu de Québec. Jusqu’à sa mort il fut le protecteur et l’ami des jeunes Canadiens qui allaient étudier à Paris. » (Vie de Mgr Plessis, par l’abbé J.-B.-A. Ferland. — Le Foyer Canadien, année 1863).

  4. Voir le travail de l’abbé Bois, intitulé : L’Angleterre et le Clergé français réfugié pendant la Révolution, inséré au volume iii, année 1885, des « Mémoires et Comptes rendus de la Société Royale du Canada. » Voir aussi l’Étude biographique sur Jean Raimbault, par le même auteur (Aug. Côté, éditeur, Québec, 1869.) ; l’Hist. du Monastère des Ursulines de Québec ; l’Hist. de l’Hôpital-Général de Québec ; le 2o volume de l’Histoire des Ursulines des Trois-Rivières, qui contient une biographie complète de l’abbé de Calonne ; Une colonie féodale en Amérique, par M. E. Rameau de Saint-Père ; le Répertoire du Clergé canadien, par l’abbé C. Tanguay ; la Vie de C.-F. Painchaud, par le docteur N.-E. Dionne (Léger Brousseau, éditeur, Québec, 1894). Voir aussi Les Ecclésiastiques et les Royalistes français à l’époque de la Révolution, par N.-E. Dionne, (Québec, 1905.)
  5. L’abbé de Calonne avait passé six ans à l’île du Prince-Édouard avant de venir se fixer au Canada. Il mourut en odeur de sainteté, aux Trois-Rivières, le 16 octobre 1822.
  6. Ce mariage, contracté devant le docteur Salter-Jehosaphet Mountain, dut avoir lieu dans la chapelle du Château. L’église des Récollets, qui avait servi au culte protestant pendant les années précédentes, venait d’être réduite en cendres, et ce ne fut qu’en 1804 que l’on commença l’érection de l’église anglicane actuelle.
  7. « Chacun sait que Henri IV était natif du Béarn, domaine de la maison d’Albret, réuni à la France par Louis XII. »