Le Littoral de la France/02

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Le Littoral de la France
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 673-702).
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LE
LITTORAL DE LA FRANCE

II.
LES LANDES DU MEDOC ET LES DUNES DE LA COTE


Notre beau pays de France, si remarquable entre tous par la variété de ses terrains et l’harmonie de ses contrastes, complétait autrefois par un véritable désert la série de ses régions géographiques. A peine avait-on quitté Bordeaux et son grand fleuve parsemé de navires, qu’on se trouvait dans une plaine sans bornes visibles, et couverte de plantes sauvages jusqu’à l’extrême horizon. Bientôt on se perdait dans la morne solitude, et l’immense espace n’offrait plus un signe qui rappelât l’existence de l’homme. En s’engageant au hasard sur cette plaine déserte, on risquait de voyager pendant des journées entières à travers les broussailles et les marais avant de rencontrer une misérable cabane, habitée peut-être par quelques malheureux tremblant la fièvre. De petites oasis, cultivées par des habitans sédentaires, se cachaient çà et là sur le bord des ruisseaux; mais la plus grande partie de la population se composait de bergers nomades, poussant devant eux leurs troupeaux de brebis. Telle était la ressemblance apparente entre les landes françaises et les déserts de l’Orient, que, sans tenir compte des différences du sol et du climat, on a diverses fois tenté d’acclimater le chameau dans les espaces qui s’étendent au sud de Bordeaux. C’est dans la zone septentrionale de cette région, jadis si désolée et maintenant si riche d’avenir, que nous voudrions aujourd’hui conduire le lecteur et continuer les recherches commencées, il y a déjà plusieurs mois[1], sur le littoral du sud-ouest de la France.


I.

Les landes ne comprennent pas seulement le département presque tout entier qui en tire son nom, elles embrassent aussi la moitié de la Gironde et l’angle extrême du Lot-et-Garonne. En outre on pourrait ajouter à cette région aux limites indécises quelques lambeaux de terrains analogues épars dans les départemens sous-pyrénéens et même dans la Saintonge, au nord de l’estuaire de Gironde. En ne tenant point compte de ces îlots sporadiques de bruyères et d’ajoncs, et en défalquant la partie du territoire landais déjà boisée ou mise en culture, on évaluait en 1860 la superficie des landes proprement dites à près de 650,000 hectares. Sur cet espace considérable, les landes du Médoc, comprises dans la sous-région parfaitement déterminée que limitent l’Océan, le bassin d’Arcachon, le chemin de fer de Bordeaux à La Teste, et le cours de la Gironde, occupent environ 80,000 hectares. Ancien lit de la mer à une époque géologique antérieure, les landes du Médoc constituent une espèce de plateau de forme triangulaire, bombé au centre « comme la carapace d’une tortue, » et s’abaissant en pente douce d’un côté vers la Gironde, de l’autre vers les étangs du littoral. L’élévation moyenne de ces plaines au-dessus du niveau de la mer est de 40 mètres.

Depuis quelques années, le travail de l’homme a beaucoup fait pour reconquérir ce vaste domaine, autrefois si négligé; mais encore en bien des endroits la lande rase se montre dans son auguste et triste majesté aux rares piétons qui la parcourent à l’aventure, soit pour abattre quelque gibier, soit uniquement pour s’égarer dans la solitude, loin de tous les bruits humains. Le paysage y manque de variété, mais il a toujours de la grandeur et même un certain charme. Autour de soi, dans l’espace limité que la ligne de l’horizon entoure de sa circonférence uniforme, on voit une immense forêt de brandes et d’autres bruyères d’espèces diverses s’élevant à 1 ou 2 mètres au-dessus du sol. Dans la saison des fleurs, ces plantes mêlent une légère nuance de rose à leur verdure délicate, mais elles sont toujours hérissées d’une multitude de brandilles dégarnies de feuilles, et noires comme si le feu les eût calcinées. Ailleurs la fougère plus haute s’est emparée du sol, et remplit l’atmosphère de son odeur pénétrante. Plus loin viennent des champs d’ajoncs et de genêts qui fleurissent ensemble au printemps, et couvrent la plaine d’un immense voile d’or. Des mousses, des graminées, des ronces, croissent sur le bord des sentiers; des nénufars et d’autres plantes aquatiques dorment à la surface vaseuse des lagunes; des bouquets de joncs et de carex croissent dans la terre spongieuse des flaques d’eau. C’est là tout. À peine à l’extrême horizon peut-on distinguer une ligne d’un vert bleuâtre indiquant la lisière d’une forêt de pins.

Le silence est grand dans ces espaces inhabités. Au lever et au coucher du soleil, les oiseaux de la lande, aussi bien que ceux des bois, gazouillent leurs chants de salut ou d’adieu; mais dans la journée on n’entend que le sempiternel grincement du corselet des cigales, ce bruit si monotone qu’à la fin l’oreille cesse de le percevoir. La tristesse solennelle de la plaine rappelle parfois celle de l’Océan, et quand la brume efface les objets lointains, on pourrait facilement se croire au milieu d’un banc de sable assiégé par les eaux. D’autres circonstances contribuent à cette illusion. Sur la surface horizontale des landes comme sur la mer, il suffit de regarder le pourtour de l’horizon pour y voir clairement des preuves de la rondeur du globe. Bien que le regard plane sans difficulté au-dessus de la nappe verte des bruyères, cependant les murailles des maisons et les tiges des pins qui apparaissent aux limites de la plaine restent cachées par la convexité du sol. On n’aperçoit d’abord que les toits et les branchages, puis, à mesure qu’on se rapproche, les murs et les troncs d’arbres se révèlent, de même qu’en pleine mer on distingue la coque du navire longtemps après avoir vu les voiles et les mâts. Enfin, comme sur l’Océan, le spectacle changeant du ciel, auquel on ne prête par habitude qu’une attention secondaire dans les pays accidentés, regagne ici toute son importance, et devient le principal élément du paysage. La surface de la lande, plane et sans mouvement, s’abaisse vers l’horizon comme le dos d’un bouclier gigantesque, et ne présente rien dans son étendue qui puisse arrêter le regard; mais au-dessus s’arrondit le grand dôme de l’atmosphère, avec ses jeux d’ombre et de lumière, la dégradation successive de ses couleurs depuis le bleu profond jusqu’au pourpre enflammé, ses nuages qui se pourchassent, s’éparpillent ou se groupent, se disposent en longues traînées transparentes ou s’accumulent en masses d’un gris sombre. Cette immense rondeur du ciel, qui forme à elle seule presque tout le paysage, et qui se reflète çà et là sur la surface tranquille des mares, arrête d’autant plus l’attention qu’on y remarque un singulier contraste. Le bleu de l’air est doux et pailleté de lumière, comme l’est toujours le bel azur du midi; mais les nuages, déchirés, déchiquetés, réduits en lambeaux par le vent de la mer, ressemblent souvent à ceux de la Hollande et des autres pays du nord. Cet étrange contraste donne au ciel de cette partie de la France un aspect d’une douceur et d’une mélancolie toutes particulières.

Dans la lande rase, on peut étudier la nature du sol plus facilement qu’ailleurs, car là elle n’a pas encore été modifiée par les engrais, les amendemens et tous les travaux de la culture. Sur de vastes étendues, le terrain superficiel des landes paraît être composé de sable blanc et presque pur; mais en général le sol est fortement mélangé de débris végétaux qui lui donnent une couleur grise ou noirâtre semblable à celle des cendres de charbon. Quand on remue cette terre par la bêche ou la charrue, elle répand une poussière subtile que les paysans landais appellent haziou, et qui recouvre comme d’un enduit noirâtre les mains et le visage des cultivateurs. Dans les terrains les plus secs du plateau, le sol devient une excellente terre de bruyère; il est tourbeux ou même remplacé par de véritable tourbe dans les dépressions souvent inondées ou sur le bord des ruisseaux marécageux qui interrompent le plan presque horizontal des landes. L’épaisseur de cette terre végétale varie beaucoup, elle est en général faible sur les parties élevées du plateau et considérable dans les bas-fonds; elle ne dépasse guère en moyenne un demi-mètre.

Au-dessous de la couche de sable pur ou mélangé qui forme la surface du sol s’étend une strate de sable agglutiné ayant le plus souvent la couleur de la rouille et présentant une grande analogie d’aspect avec un grès ferrugineux. Ce sable compacte, connu dans les landes du Médoc sous la dénomination d’alios, doit sa couleur et sa dureté à l’infiltration continuelle des eaux de pluie, qui entraînent dans le sol des substances organiques en dissolution et les mélangent intimement avec les molécules arénacées. D’ordinaire l’alios, malgré son apparence ferrugineuse, ne renferme qu’une proportion presque inappréciable d’oxyde de fer. Lorsqu’on le jette dans la flamme, on le voit se carboniser lentement, puis se réduire en cendres; cependant en certains endroits, surtout dans les marécages, où se forme spontanément le fer limoneux, la couche sous-jacente d’alios se change graduellement en un véritable minerai de fer. D’ordinaire le banc d’alios, qui est presque toujours d’autant plus dur qu’il est moins épais, reste complètement imperméable aux eaux comme une assise rocheuse, et prévient tout échange de gaz et d’humidité entre les strates de sable ou d’argile qu’il recouvre et la terre qui lui est superposée. Retenue par cette couche continue d’alios, l’eau de pluie doit nécessairement séjourner sur le sol, et pendant la saison pluvieuse la surface des landes serait changée en un immense marécage, si l’on n’avait eu depuis le commencement du siècle le soin de creuser de distance en distance des crastes d’écoulement qui reçoivent le trop-plein des eaux et les portent soit aux ruisseaux de l’intérieur, soit aux étangs du littoral. Bien souvent, en automne et en hiver, le simple piéton doit traverser à gué des nappes d’eau qui s’étendent à perte de vue entre les massifs de bruyères.

Il y a peu d’années encore, la force de la routine était trop grande, l’argent trop rare, la population trop clair-semée, pour qu’il fût permis d’espérer l’annexion de ce plateau désolé au domaine agricole de la France. A part un nombre très restreint d’exceptions honorables, les propriétaires des landes ne s’occupaient aucunement d’assainir le sol, et, le voyant alternativement inondé par les pluies d’hiver et desséché par le soleil d’été, ils croyaient que toute culture y était impossible. Suivant l’exemple de leurs ancêtres, ils se contentaient d’élever de maigres brebis qui se glissaient à travers les broussailles en accrochant leurs toisons, et broutaient au passage les tiges des jeunes bruyères. On a calculé qu’en certains endroits 4 hectares, c’est-à-dire un terrain qui subvient d’ordinaire à la subsistance de toute une famille, suffisaient à peine pour faire vivre un seul mouton. Encore fallait-il de temps en temps renouveler les pâturages : quand l’eau avait disparu du sol et que la chaleur du soleil avait commencé à dessécher les plantes, les pâtres landais mettaient le feu aux brandes, afin qu’après l’incendie une nouvelle végétation d’herbe plus tendre reparût sous les cendres et les débris calcinés. Malheureusement la flamme, poussée par le vent, envahissait parfois toute la plaine, et consumait en même temps les bruyères et les forêts de pins[2]. De même les pasteurs arabes des montagnes de l’Algérie ont souvent causé la destruction de vastes forêts de chênes-lièges en mettant le feu aux herbes sèches de leurs pâtis.

Les bergers des landes se distinguent, on le sait, par leur étrange habitude de se promener et de passer la plus grande partie de leur vie sur des échasses, à un ou deux mètres plus haut que les autres hommes. Sous ce rapport, les Lanusquets[3] sont uniques dans le monde et, si je ne me trompe, dans l’histoire de l’humanité tout entière. Il est probable aussi qu’eux-mêmes n’ont point adopté cet usage avant les siècles du moyen âge, car les auteurs anciens, qu’une pareille coutume était de nature à frapper singulièrement, n’en font mention nulle part. Le nom patois de chanque donné aux échasses semble même préciser l’époque de leur mise en pratique et la fixer aux temps de la domination anglaise. En effet, ce terme dérive probablement du mot anglais shank[4]; or, si ce meuble avait été d’usage immémorial, on ne saurait comprendre qu’il eût reçu un nouveau nom d’origine anglaise, alors que tous les autres objets usuels sans exception continuaient d’être désignés par des termes gascons. Ce serait donc à l’esprit inventif d’un Anglais qu’il faudrait attribuer l’introduction dans le pays de ces échasses, qui rendent encore aujourd’hui de si grands services aux bergers des landes, et qui sont destinées à devenir bientôt de simples objets de curiosité. Juché sur ses jambes d’emprunt, le Lanusquet surveille de haut ses brebis cachées dans les broussailles, il franchit impunément les flaques, les marais et les prairies tremblantes; il ne craint point de se déchirer aux épines des ajoncs et aux branches sèches des bruyères, et peut en outre doubler la vitesse de sa marche. Un garde forestier, que je crois véridique, m’a dit avoir parcouru en trois heures et demie l’espace de 36 kilomètres qui sépare le village du Porge de la station de Facture : il est vrai qu’il hâtait le pas dans la crainte de manquer le convoi du chemin de fer.

Lorsqu’on aperçoit pour la première fois un groupe de ces échassiers des landes, on ne peut s’empêcher d’être saisi d’un certain émoi comme à la vue d’un prodige. Revêtus de leurs peaux de mouton à la laine rongée par le temps, ils passent gravement, en tricotant des bas ou en tordant du fil, au-dessus des brandes, des fougères et des joncs, comme si, à l’exemple de Camille, ils avaient le pouvoir de glisser sur les tiges des plantes sans les courber : le spectateur reste presque enfoui dans les broussailles, eux au contraire semblent marcher en plein ciel sur le bord de l’horizon. Ils paraissent d’autant plus étranges qu’on les voit de plus près, car en dépit du raisonnement le regard, qui a sa logique particulière, ne peut s’empêcher de prendre d’abord leurs échasses pour de véritables jambes et s’étonne de voir leurs genoux se courber en dedans et non pas en dehors, comme chez les autres mortels. Le grand bâton qu’ils manient avec une adresse excessive, et qui leur sert à l’occasion de balancier, de bras ou d’appui, contribue encore à l’étrangeté de leur aspect ; parfois on croirait voir de gigantesques sauterelles se préparant à bondir. Dans les landes du Médoc, non-seulement les bergers, mais tous les habitans sans exception emploient les échasses; les enfans eux-mêmes ne craignent pas de se hasarder sur les chanques paternelles, et souvent on aperçoit au-dessus des bruyères des femmes, presque toujours vêtues de noir, qui ressemblent à de grands corbeaux perchés sur des branches sèches. De même que le genre de vie des gauchos de la république argentine a fait de ces centaures américains une classe d’hommes distincte de toutes les autres par les mœurs et le caractère, de même l’habitude qu’ont les Lanusquets de passer une grande partie de leur existence sur des échasses doit certainement exercer à la longue une influence considérable sur leur moral. Quelle est cette influence ? Il serait hasardeux de vouloir la déterminer d’une manière précise. Peut-être les pâtres landais ajoutent-ils à la résignation ordinaire du berger une fierté calme et un scepticisme railleur; mais en tout cas il est certain qu’ils se distinguent par une grande sauvagerie. Nombre d’entre eux semblent avoir une espèce d’horreur des étrangers, et quand ils aperçoivent un voyageur se dirigeant vers eux, ils se hâtent de fuir dans la solitude à grandes enjambées.

Les habitans des forêts de pins qui s’étendent principalement sur le pourtour du plateau triangulaire des landes du Médoc ont également des mœurs toutes particulières, déjà connues du poète Ausone et de ses amis. Le résinier, — c’est ainsi qu’on appelle l’homme chargé de recueillir la résine des pins, — est resté en beaucoup d’endroits un véritable sauvage que la civilisation moderne semble avoir laissé tout à fait à l’écart. Tenant une hache dans sa main droite, il applique de la main gauche contre le tronc d’un pin son échelle, composée d’un seul montant sur lequel il a pratiqué de petites marches transversales, puis il grimpe comme un écureuil, et, s’appuyant d’un pied sur l’échelon, de l’autre sur la rugueuse écorce de l’arbre, il fait avec sa hache ces longues carres, ces entailles d’où la résine doit perler goutte à goutte. Ensuite il saute d’un bond au pied de l’échelle et fuit rapidement à travers l’ombre de la forêt pour attaquer de sa hache un autre tronc à dix pieds au-dessus du sol. De loin, on croirait entendre les coups sonores produits par les becs des piverts qui sondent l’écorce des arbres pour y découvrir des insectes. Le résinier, dressé à son état depuis l’enfance, finit par devenir aussi habile à grimper sur les arbres que les aborigènes de la Nouvelle-Hollande; mais comme eux aussi il est sombre, défiant et taciturne. Son vocabulaire de mots patois était jadis d’une grande pauvreté, et, comme celui des narvies ou terrassiers anglais de la classe la plus infime, ne dépassait probablement pas quelques centaines de termes. Sa demeure était le plus souvent une véritable tanière construite en troncs d’arbres et revêtue de branches.

Quelques métayers, habitant à de grandes distances les uns des autres, constituaient naguère, avec les bergers et les résiniers, toute la population des landes proprement dites. Ils cultivaient le maïs, le millet, le seigle dans les terrains inclinés qui avoisinent le bord des ruisseaux, et où ils n’avaient à craindre ni la dessiccation du sol à l’époque des grandes chaleurs, ni le débordement des eaux de pluie pendant l’automne et l’hiver. Dépourvus de toute instruction, ils suivaient religieusement l’antique routine de leurs aïeux et considéraient les innovations agricoles comme d’abominables attentats. Leurs mœurs étaient patriarcales : ils vivaient par familles ou par groupes de familles formant de petits dans de huit à trente personnes gouvernés par un chef. Lorsqu’il y avait plusieurs frères, on tâchait de sauvegarder tous les intérêts particuliers par une certaine division des pouvoirs. L’aîné prenait en main la direction de la culture, l’administration des finances et l’autorité disciplinaire; en revanche la femme du cadet était reine du ménage et commandait à ses belles-sœurs. Si le frère aîné venait à mourir, le cadet lui succédait comme chef de la famille, et la veuve prenait à son tour la direction de l’intérieur au détriment de la précédente ménagère : ainsi l’exigeaient les coutumes respectées des temps passés.

Les cabanes, assez vastes, mais très basses, des anciennes fermes sont toujours signalées au loin par de grands chênes qui semblent d’autant plus imposans qu’ils sont isolés au milieu de la lande horizontale et monotone. C’est à l’ombre de ces arbres, plantés sans doute par respect pour la vieille tradition gauloise, que les fermiers se rassemblent le soir et se reposent des fatigues de la journée. Le branchage des chênes absorbe en partie les émanations malfaisantes qui s’échappent des landes non assainies; mais cet obstacle ne suffit pas pour arrêter tous les miasmes au passage et les empêcher de faire leur œuvre de mort. Les fièvres intermittentes ou mêdoquines sont extrêmement communes dans les landes de Bordeaux et donnent à presque tous les habitans du pays des yeux caves, un teint blafard, des membres grêles, qui les distinguent bien tristement de leurs frères les Béarnais, si gais, si souples et si dispos. Naguère un cinquième des landais du Médoc étaient alités pendant les mois d’août et de septembre. Les résiniers seuls étaient à l’abri de la médoquine, grâce à l’air pur de leurs forêts. Une hideuse maladie, connue sous le nom de pellagre (peau aigre), sévit aussi dans la contrée, et fait annuellement de nombreuses victimes. Les mains et les pieds, exposés beaucoup plus que les autres parties du corps aux alternatives de la chaleur, du froid et de l’humidité, sont attaqués d’une sorte de lèpre qui réagit sur l’organisme et finit par emporter le patient. Pour le soulagement ou la guérison de ces maladies, les landais, ne pouvant faire appel au médecin inconnu d’une ville éloignée, devaient se contenter des remèdes indiqués par la routine et des incantations des vieilles femmes, toutes adeptes d’une magie grossière. Le plus souvent ils avaient recours aux saignées, et même lorsqu’ils étaient guéris ils se faisaient tirer une palette de sang tous les mois par simple mesure d’hygiène. Dans les cas graves, ils demandaient le secours des sorciers de profession. Les uns étaient, dit-on, d’honnêtes vieillards qui guérissaient par les passes et les attouchemens magnétiques, et refusaient tout paiement, de peur que le contact impur de l’argent ne les privât de leur vertu de guérisseurs. Les autres étaient des bergers au regard sinistre qui traçaient des cercles magiques, brûlaient des cheveux, de la graisse et du soufre, évoquaient le diable en termes cabalistiques et célébraient de hideuses cérémonies grassement payées. Parfois ces nécromanciens réussissaient à guérir par l’effroi là où toute médication régulière eut échoué; mais en se relevant de son lit de douleur, le paysan était devenu pour le reste de sa vie une proie de la terreur: il tremblait en entendant le cri de la chouette ou du hibou, il redoutait les sorts, les enchantemens, et souvent il craignait de rencontrer un loup-garou jusque dans son voisin ou dans un membre de sa propre famille.

Cependant les habitans des landes avaient autrefois la réputation d’être très hospitaliers; mais on doit ajouter que leur hospitalité était peu méritoire, car les occasions de l’exercer étaient d’une extrême rareté, et dans ce pays, où il n’existait point d’auberges, le refus d’un gite pouvait équivaloir parfois à une sentence de mort. En dépit du bon accueil que les landais devaient faire aux étrangers, ils éprouvaient en général le plus farouche sentiment de défiance à leur égard, et l’on ne saurait s’en étonner, puisque tout contribuait à les éloigner du monde, leur genre de vie sordide, la grande distance des centres de population, l’effroi continuel causé par les pratiques de la sorcellerie; ils n’entraient guère en communication avec les autres hommes que pour l’échange de leurs denrées ou le paiement de leurs impôts et de leurs dettes. À cette sauvagerie ils ajoutaient d’autres défauts qui provenaient peut-être de leur fréquent état de fièvre : ils étaient nerveux, irascibles, vindicatifs. D’une excessive sobriété pendant le cours ordinaire de la vie, ils se livraient dans les grandes occasions à des libations immodérées et trouvaient leur volupté dans l’ivresse. Leur grande passion était celle de l’argent. Ils l’aimaient comme l’aime en général le paysan français, c’est-à-dire avec frénésie, et lorsqu’après une vente ils touchaient la première pièce d’argent, ils ne manquaient jamais de faire dévotement le signe de la croix sur cette monnaie chérie. On raconte plaisamment que jadis ils se rendaient seulement de nuit à certaines foires, afin de pouvoir mieux se tromper les uns les autres. Une de ces foires, tenue dans la lande près du village de Lubbon et rappelant sans doute une antique solennité religieuse, était consacrée spécialement à la vente des sonnettes en cuivre qu’on suspend au cou des animaux. Pendant toute la nuit, les acheteurs tendaient l’oreille de leur mieux afin d’apprécier la qualité du son et ne pas se laisser imposer les mauvaises sonnettes remises pour quelques jours en bon état; mais il fallait se décider avant l’aurore, sous peine de voir les vendeurs rompre brusquement les négociations et cacher leur marchandise.


II.

A quelques lieues de l’Océan, la déclivité si régulière du versant occidental des landes est tout à coup interrompue par la nappe horizontale des étangs et les chaînes de dunes qui se développent parallèlement au rivage : le sol originaire des landes disparaît sous d’énormes amas de sables. A la vue de ce brusque changement dans le relief des terres, il est facile de comprendre qu’on se trouve en face d’une de ces grandes œuvres de la nature accomplies lentement pendant la période actuelle sous l’impulsion continue de forces toujours agissantes; tous les phénomènes que l’on a sous les yeux apparaissent comme l’expression visible de lois géologiques du globe. La plaine rase, les nappes d’eau, les rangées de dunes offrent par leur contraste une certaine variété de paysage; mais la régularité géométrique de l’ensemble est à peine troublée. L’inclinaison du plateau des landes est aussi peu sensible que si la mer l’eût récemment abandonné ; les étangs sont disposés de distance en distance au pied des dunes dans une longue dépression parallèle à l’Océan; ensuite viennent les dunes de sable s’abaissant de rangée en rangée vers la mer; enfin à leur base occidentale se prolonge cette plage rectiligne qui s’étend sur une distance de plus de 220 kilomètres, de l’embouchure de l’Adour à la pointe de la Négade, près de la chapelle du Vieux-Soulac[5].

Cette immense plage, dont le développement égale deux degrés de longitude, n’est interrompue que par l’entrée du bassin d’Arcachon, et plus au sud, par les embouchures de quelques courans ou fuyans faciles à traverser. Rarement visitée, si ce n’est par les douaniers et les gardes-côtes, elle n’est presque jamais suivie sur une partie notable de sa longueur, et cependant elle offre un but de voyage des plus intéressans aux piétons hardis qui, sans sortir de France, voudraient se faire une idée des plages désertes de l’Afrique et du Nouveau-Monde. La course est fatigante et le paysage monotone; mais l’impression qu’on en retire est d’autant plus durable. A marée haute, on est obligé de marcher sur un sable mobile qui cède sous les pas; à marée basse, on peut cheminer sur le sable durci du bord; mais à l’extrémité des anses, là où le sol est sans cesse remué par les vagues entrechoquées, on risque parfois de tomber dans des fondrières de vase semi-fluide, et l’on doit se jeter à plat ventre et ramper dans le sable perfide pour ne pas être englouti. Lorsque le vent souffle avec violence, ce qui arrive très souvent dans ces parages, il faut garantir avec soin ses mains et sa figure, sous peine d’être tour à tour mouillé par un brouillard d’écume et piqué par des milliers de grains de sable. L’uniformité du paysage est complète. On a beau se hâter, on croirait à peine changer de place, tant l’aspect des lieux reste immuable : toujours les mêmes dunes, les mêmes coquillages épars sur le sable, les mêmes oiseaux assemblés par milliers sur le bord des lagunes, les mêmes rangées de brisans qui se poursuivent et viennent dérouler à grand bruit leur nappe écumeuse. Dans tout le champ de la vue, les seuls points de repère sont les membrures de vaisseaux naufragés qu’on distingue de loin sur la blancheur du sable. Pour agrandir l’horizon et varier un peu le spectacle, il faut de temps en temps escalader quelque monticule d’où l’on puisse contempler les forêts de pins et ces étonnantes chaînes de dunes que le vent a soulevées graduellement, et qui couvrent aujourd’hui, de la pointe de Grave à Bayonne, une superficie de près de 90,000 hectares.

La théorie de la formation des dunes étant en général assez imparfaitement connue, il n’est pas inutile de l’exposer ici rapidement. Les courans qui longent la côte des landes poussent incessamment devant eux les débris d’innombrables rochers réduits à l’état de sable fin par l’éternel mouvement des eaux. Les brisans remuent constamment le fond mobile du bord, se chargent de ces matières arénacées et les étalent en minces nappes sur l’estran; à marée basse, les molécules de sable s’allègent peu à peu de leur humidité, cessent d’adhérer les unes aux autres et se laissent emporter vers la terre par le vent du large : ce sont là les matériaux des dunes. Si la plage des landes se redressait vers l’intérieur du continent d’une manière parfaitement unie, ce sable, rejeté par les vagues au-dessus du niveau marin et reporté au loin par les bouffées successives du vent, s’étendrait sur le sol en couches d’une épaisseur uniforme; mais les inégalités de la surface empêchent qu’il en soit ainsi. Des épaves, des plantes aux racines tenaces font saillie au-dessus de la plage et s’opposent à la marche du vent, qui glisse sur le sol en entraînant les grains de sable restés à sec. Ces faibles obstacles suffisent pour déterminer la naissance des dunes en obligeant la brise à laisser tomber le petit nuage de poussière arénacée ou calcaire dont elle est chargée. L’horizontalité de la plage est ainsi rompue : les rangées de buttes sablonneuses qui plus tard doivent se dresser en véritables collines commencent à se profiler sur le sol.

Dès qu’elle est formée, la petite dune ne peut que grandir. Les vents d’ouest, qui règnent pendant presque toute l’année dans cette région de la France, apportent toujours de nouveaux sables; ceux-ci gravissent le plan incliné offert par la face antérieure du monticule, puis, arrivés au sommet, glissent sur l’autre versant et forment un talus d’éboulement de plus en plus considérable. A chaque nouvel apport, la crête de la dune s’exhausse, la base s’élargit et gagne d’autant sur les terres de l’intérieur; les sables marchent à la conquête du continent. Les jours les plus favorables à l’observation de la marche progressive des dunes sont ceux pendant lesquels une douce brise, assez forte toutefois pour pousser le sable devant elle, souffle d’une manière parfaitement uniforme. Du haut de la dune, on voit les innombrables grains de poussière accourir en escaladant la pente; scintillant au soleil et tourbillonnant comme des moucherons par un soir d’été, ils atteignent la cime, puis ils s’accumulent en forme de corniches sur le revers de l’arête, et de temps en temps déterminent de petits éboulemens qui s’épandent sur la surface du talus comme des nappes d’eau sur le flanc d’un rocher. Lorsqu’un vent de tempête souffle avec violence et par rafales successives, les empiétemens de la dune s’accomplissent d’une manière beaucoup plus rapide, mais souvent plus difficile à observer. Les cimes des monticules, qu’enveloppent des tourbillons de poussière, ressemblent à des volcans vomissant la fumée; la face antérieure de la dune est labourée, ravinée par le vent ; des masses de sable chargées de débris marins apportés par la tempête s’écroulent à grand bruit et se disposent en couches inégales sur le talus d’éboulement. Une tranchée pratiquée dans l’épaisseur de la dune permettrait de compter et de mesurer les strates d’épaisseur et de nature différentes que les vents ont successivement apportées. Telle douce brise n’a déposé que le sable fin comme la poussière, tel vent plus fort était chargé d’un lourd sable coquillier, tel vent d’orage a charrié des coquillages entiers, des branches et des épaves.

Si le plan incliné que la dune tourne du côté de la mer restait parfaitement uni, la zone du rivage n’offrirait dans toute sa largeur qu’un seul rempart de sable empiétant graduellement sur l’intérieur des terres; mais à la longue la pente de chaque dune ne peut manquer d’offrir quelques saillies causées par des corps étrangers ou par des plantes qui prennent leur naissance dans le sable. Toutes les saillies assez fortes pour résister au vent servent de points d’appui à de nouvelles dunes, entées, pour ainsi dire, sur le flanc de l’ancienne. Ces nouvelles dunes elles-mêmes se hérissent d’aspérités que recouvrent bientôt d’autres monticules de sable, et c’est ainsi que se dressent peu à peu toutes ces rangées de collines mouvantes que séparent d’étroites et longues vallées appelées lèdes ou lettes par les paysans des landes. La dune la plus rapprochée de la mer et par conséquent la plus récente est moins élevée que le monticule plus ancien situé immédiatement au-delà ; de même celui-ci atteint une hauteur moins considérable que la colline suivante. Chaque rangée qui se développe plus avant dans l’intérieur des terres dépasse les précédentes en élévation et forme comme un nouveau degré sur la pente de la grande dune primitive qui sert d’avant-garde à toute l’armée des sables. Toutefois il existe des exceptions à cette règle. C’est ainsi qu’au sud du bassin d’Arcachon la haute rangée de Lascours, dont le dôme culminant s’élève à 89 mètres, est située au milieu et non point à l’est de la zone des dunes. On serait tenté d’admettre qu’après être arrivées à cette grande hauteur, les nappes inférieures du vent d’ouest, comprimées par les masses d’air surincombantes, n’ont plus la force d’impulsion nécessaire pour élever encore les molécules de sable, et sont obligées de redescendre vers les plaines de l’intérieur en écrêtant les collines précédemment formées.

Avant que les dunes eussent été fixées par des semis de pins, les étangs qui en baignaient la base orientale voyageaient comme elles et se déplaçaient incessamment de l’ouest à l’est. Sans doute plusieurs de ces nappes d’eau douce étaient, il y a des milliers d’années, des baies mannes qui découpaient le rivage aujourd’hui si uniforme des landes. D’abord séparées de l’Océan par un mince cordon de sable, comme il s’en forme souvent sur les plages basses, ces baies changées en étangs ont été peu à peu repoussées vers l’intérieur des terres par les sillons parallèles des dunes. Sous l’énorme pression des sables, elles ont gravi, pour ainsi dire, la pente du continent. En même temps les pluies et les ruisseaux, arrêtés dans leur cours, apportaient incessamment leur tribut d’eau douce aux nouveaux lacs, tandis que l’eau salée s’enfuyait à mesure par les déversoirs naturels ménagés entre les monticules. Ainsi les grains de sable que le vent pousse devant lui ont suffi, pendant le cours des siècles, à changer des golfes d’eau salée en étangs d’eau douce et à les porter dans l’intérieur du continent à une hauteur considérable au-dessus de l’Atlantique. La surface de l’étang d’Hourtin est de 12 à 13 mètres plus élevée que celle de l’Océan ; sa profondeur est également de 12 à 13 mètres, c’est-à-dire qu’elle atteint exactement le niveau des mers moyennes.

Les deux grands étangs des landes du Médoc portent les noms des villages construits près de leur rive orientale. La superficie en est très considérable. Celui du nord, connu sous la désignation d’étang de Carcans et d’Hourtin, est une nappe d’eau de forme ovale mesurant 3,600 hectares. L’étang méridional ou de La Canau couvre à peu près 2,000 hectares ou 20 kilomètres carrés; il est réuni au premier par les vastes marais de Talaris, qui longent la base des dunes, et maintiennent par de lentes oscillations le même niveau dans les deux bassins lacustres. Égaux par l’altitude, les deux étangs le sont également par tous leurs caractères hydrologiques. Immédiatement au pied des dunes, ils offrent leur plus grande profondeur; puis le fond se relève du côté de l’est par une pente insensible, et le long du rivage oriental la couche liquide est si mince qu’un berger monté sur des échasses d’un mètre et demi de haut pourrait facilement s’avancer jusqu’à près d’un kilomètre du bord, offrant ainsi le spectacle étrange d’un homme qui se promène sur les flots. L’eau des étangs, floconneuse à la surface, remplie de germes et de détritus végétaux, est le plus souvent d’un jaune ou d’un vert sale, et quand on la regarde, on ne peut s’empêcher de reporter avec mélancolie sa pensée vers ces lacs des montagnes à l’eau si transparente, si claire, d’un azur ou d’un vert si cristallin; mais au loin la grande nappe lacustre reflète les nuages, la lumière du ciel, les forêts de ses rivages, aussi bien qu’un lac des Alpes. Fréquemment d’ailleurs, pendant la saison des chaleurs, de lointains mirages, causés par l’oscillation des couches aériennes suréchauffées, viennent ajouter à la beauté du spectacle qu’offre l’étendue des eaux tranquilles. Dans cette saison, les étangs sont unis comme des miroirs; mais pour peu que le vent s’élève, leur surface se hérisse de vagues courtes et pressées qu’osent à peine affronter les grossières embarcations des landais et les quelques chaloupes à un ou deux mâts qui naviguent sur le lac d’Hourtin pour le service du phare.

De nos jours, les étangs d’Hourtin et de La Canau ne communiquent point directement avec la mer; le surplus de leurs eaux s’écoule dans le bassin d’Arcachon, en passant à travers des marécages obstrués d’herbes et de roseaux, et en formant de distance en distance de petits étangs ou clas dont la rive occidentale est nettement limitée par des talus de sable, tandis que la rive orientale se confond avec des vasières et des prairies tremblantes. Cependant la tradition rapporte que chacune de ces mers intérieures déversait naguère ses eaux dans l’Océan par un canal direct, creusé perpendiculairement au littoral à travers la rangée des dunes. Les pêcheurs montrent encore dans l’étang d’Hourtin une espèce de fosse profonde et vaseuse qu’ils disent avoir été l’entrée du chenal d’écoulement. On parle aussi d’un port Maurice ou port d’Anchise, qui aurait existé sur la rive de l’étang de La Canau, et que les habitans du pays auraient employé pour l’expédition de leurs résines à Bordeaux. On dit même que tous les titres de propriété relatifs à cet ancien port ne sont pas encore perdus. Actuellement l’aspect des lieux ne semble pas, au premier abord, confirmer la tradition, et bien des géographes se sont demandé comment des étangs situés à 12 ou 13 mètres au-dessus du niveau de la mer, et séparés d’elle par une chaîne de dunes large seulement de 4 kilomètres, auraient pu former un courant navigable en dépit de cette énorme pente de 3 mètres pour 1,000. Cependant il ne faut pas oublier qu’avant les empiétemens modernes des sables, les étangs se trouvaient à un niveau de beaucoup inférieur, et que le courant pouvait en conséquence descendre vers la mer par une pente très faible. Les mêmes dunes qui ont oblitéré les chenaux de communication ont aussi élevé les étangs en les poussant constamment devant elles.

Parallèlement à la chaîne des étangs, et non loin de la rive orientale, s’aligne une rangée d’oasis cultivées au centre desquelles se trouvent de petits villages, Lège, Le Porge, La Canau, Carcans, Sainte-Hélène, Hourtin, Vendays. Ces localités forment, avec les bourgs du Médoc et les villages de la Leyre et du bassin d’Arcachon, une espèce de triangle autour du plateau bombé des landes du Médoc. Dépourvus naguère de tout moyen de communication autre que les sentiers de la lande rase, habités presque uniquement par une population de pêcheurs, les villages du littoral des étangs constituaient un district à part, bien peu connu du reste de la France. Néanmoins il fut un temps où ces pauvres groupes de maisons, presque perdus dans le désert, étaient périodiquement visités par de nombreux voyageurs. C’était après le IXe siècle, pendant les plus mauvais jours du moyen âge, alors que les paysans opprimés, écrasés d’impôts, poussés au désespoir, allaient chercher d’église en église quelque saint puissant qui voulût les prendre sous sa protection. Grâce aux innombrables miracles que les fervens Espagnols lui attribuaient, saint Jacques de Compostelle, ainsi nommé parce qu’une étoile avait fait découvrir son tombeau (campus stellœ), fut longtemps le saint le plus vénéré de tout le midi de la France. Chez nos vieux paysans qui n’ont pas perdu la tradition des anciens jours, le nom de saint Jacques vient se placer immédiatement après celui de Rome, et pour eux la voie lactée est encore ce mystérieux chemin que suivaient les anges en volant au-dessus des pèlerins. Les fidèles se rendaient en foule à Compostelle comme à une Mecque chrétienne. Saintongeois et Poitevins se réunissaient parfois en bandes considérables, et descendaient vers le midi en demandant de ville en ville le chemin de la Galice. Arrivés au bord de la Gironde, ils se divisaient en plusieurs caravanes. Les uns traversaient le fleuve au-dessous de Pauillac et s’engageaient dans la triste lande où les attendait la maigre hospitalité des paysans de Vendays, d’Hourtin et de Carcans. Cette partie du long voyage n’était pas la moins pénible, à en juger par la strophe suivante du chant des pèlerins :


« Quand nous fûmes dedans les landes, — bien étonnés, — nous avions l’eau jusqu’à mi-jambes — de tous côtés. — Compagnons, nous faut cheminer — en grand’journée — pour nous tirer de ce pays — de grand’rosée. »


Si l’on en croyait les traditions locales, la région des landes du Médoc qui avoisine les étangs aurait servi, vers le milieu du VIIIe siècle, de refuge aux Maures dispersés par Eudes, duc d’Aquitaine, après leur grande déroute de Poitiers. Le village de Vendays, situé au milieu des marais, non loin de l’extrémité septentrionale de la péninsule du Médoc, aurait même été fondé ou reconstruit par les fugitifs. De nos jours encore les habitans de Vendays se distinguent, dit-on, des autres landais par des traits plus accusés, rappelant une origine orientale, et la beauté de leurs femmes est passée en proverbe. Les chevaux de Vendays et des villages voisins sont aussi considérés comme les descendans des chevaux arabes amenés dans le pays par les Maures vaincus. Sous l’influence du climat, de la nourriture et des croisemens, la race s’est peu à peu modifiée; mais elle garde encore quelque chose du type originel. Les plus belles parmi ces nobles bêtes étaient celles qui, échappées à la domesticité, parcouraient librement les dunes et les bords des étangs. On faisait la chasse à ces chevaux indépendans; mais, quand ils étaient pris, ces animaux, accoutumés à la liberté, refusaient souvent de manger dans l’écurie du maître et se laissaient mourir de faim. Récemment encore il existait un de ces chevaux sauvages, bien connu des bergers, qui lui avaient donné le nom de Napoléon. Des troupeaux de bœufs libres erraient aussi au milieu des lèdes; ils appartenaient d’une manière indivise aux communes, et de temps en temps on les décimait à coups de fusil.

Les villages situés à la base orientale des dunes, sur le bord des étangs, devaient se déplacer de temps en temps vers l’est, sous peine d’être engloutis par les sables ou par les eaux. A l’approche du danger, les pâtres et les pêcheurs démolissaient leurs cabanes pour en emporter les matériaux, et se bâtissaient de nouvelles demeures à une certaine distance dans l’intérieur de la lande. Les années, les siècles s’écoulaient; mais les dunes et les étangs marchaient toujours, et de nouveau les habitans étaient condamnés à transférer leurs villages au milieu des bruyères. C’étaient Là des malheurs prévus, et la chronique gardait le silence sur ces émigrations successives des landais; elle se borne à mentionner les noms de quelques églises qu’on a dû abandonner aux sables pour les re-construire au loin sur le plateau des landes. Ainsi nous savons que l’église de Lège a été rebâtie en 1480 et en 1660, la première fois à 4 kilomètres, la seconde à 3 kilomètres plus avant dans l’intérieur des terres. Nous savons aussi que l’ancienne église de Sainte-Hélène-Perdue a dû être abandonnée au bord des marais que l’étang de Carcans poussait devant lui dans sa marche vers l’est ; mais les étapes successives des autres localités de la même zone ne sont pas connues d’une manière précise. Quant aux bourgs aujourd’hui disparus de Lislan, de Lélos et d’Anchise, ou ignore jusqu’à leur ancien emplacement.

Les dunes ont été souvent comparées à des sabliers gigantesques mesurant le temps par la marche progressive de leurs talus de sable. La comparaison est juste, car les vents d’ouest qui opèrent tous ces changemens sur le littoral des landes obéissent à présent aux mêmes lois qu’il y a des milliers d’années, et très probablement leur force n’a pas changé pendant cet intervalle de temps. Les dunes, les étangs et même les villages riverains peuvent donc être considérés connue de véritables chronomètres géologiques ; mais par malheur les indications qu’ils fournissent n’ont pas encore été déchiffrées d’une manière certaine, et maintenant que les dunes sont fixées, il est trop tard pour entreprendre cette étude. L’illustre Brémontier, dont le livre, imprimé en l’an v de la république, est encore l’autorité principale sur la question des sables mouvans, a fait pendant huit années une série d’observations qui lui ont donné une moyenne de 20 à 25 mètres pour le progrès annuel des dunes de La Teste. Ce résultat s’accorde d’une manière remarquable avec les indications fournies par les empiétemens des dunes de Lège pendant les quatre cents dernières années. En admettant comme normale la moyenne calculée par Brémontier, on arriverait à cette conclusion que dans un laps de temps de vingt siècles les dunes auraient pu envahir toute la zone des landes et recouvrir la ville de Bordeaux : il eût même suffi de mille ans pour transformer en marécages les belles campagnes du Bordelais, car les étangs, repoussés constamment par les dunes envahissantes, se seraient abîmés du côté de l’est en déluges successifs aussitôt après avoir dépassé la ligne culminante du plateau des landes. Il est probable que des recherches entreprises en d’autres lieux auraient pleinement confirmé les observations faites par Brémontier ; cependant, en l’absence de ces recherches, on ne peut accepter comme s’appliquant à toute l’armée des sables, de Bayonne à la pointe de Grave, des mesures faites au pied d’un groupe de dunes isolées : pour se prononcer définitivement, il faut attendre les observations que les savans ne manqueront point de faire sur la marche des dunes dans toutes les parties du globe où ces monticules ne sont pas encore fixés.

Quoi qu’il en soit, il est absolument certain que, depuis l’arrivée de l’homme dans ces contrées, les sables ont avancé au moins de 6 kilomètres, c’est-à-dire de toute l’épaisseur actuelle de la zone des dunes. En effet, on trouve des traces irrécusables de l’industrie humaine sur les étroites laisses de mer qui s’étendent à la base occidentale des dunes parallèlement aux brisans. Près de la pointe de la Négade, ce sont les restes d’un four autour duquel sont épars d’innombrables débris de poterie témoignant d’une assez grande habileté pratique ; ailleurs ce sont des troncs de pins, des bois à demi carbonisés, des cendres, des amas de goudron, et d’autres vestiges dont l’ensemble rappelle tout à fait l’aspect des campemens actuels des résiniers. En d’autres endroits, on voit des fossés, des pas d’hommes et d’animaux empreints sur les couches d’argile que le sable des dunes, emporté par le vent, vient de laisser à découvert. Nulle part cependant les preuves de l’ancien séjour de l’homme ne sont plus fortes que sur les plages de Lagrave et de Matoc, au sud de l’entrée du bassin d’Arcachon. Là, les envahissemens incessans de la mer, qui vient saper la base des dunes, mettent à nu des bancs d’alios, des tourbières, des couches d’arbres abattus, portant des marques incontestables du travail humain ; des briques, des poteries brisées jonchent le sol ; les stigmates de la hache se voient sur des troncs de pins à demi engagés dans la tourbe et se distinguant comme autrefois par leur odeur résineuse ; parmi les traces laissées sur le sol, on remarque des empreintes de souliers armés de clous et semblables à ceux que portent encore de nos jours les paysans landais. À la vue de toutes ces choses, on ne saurait douter que la plage actuelle de la mer n’ait, à une époque relativement récente, fait partie des plaines de l’intérieur, car les bancs d’alios et les tourbières n’auraient jamais pu se former sous les rangées de dunes ; on ne saurait non plus douter que l’homme n’ait habité jadis ces terrains, destinés à être bientôt recouverts par les eaux de l’Océan. Ainsi les chaînes parallèles des collines mouvantes ont toutes passé les unes après les autres sur cet espace abandonné : elles le dominaient autrefois du côté de l’ouest et le séparaient de la mer ; maintenant elles s’élèvent à l’est et le séparent du plateau des landes. Ce sont là des faits écrits sur le sol en caractères d’une telle évidence que pas même l’indigène illettré ne saurait s’y méprendre ; on peut seulement se demander pourquoi les bancs de tourbe et les débris de l’industrie humaine qu’on remarque au bord de la mer sont à peine élevés au-dessus du niveau de la mer, tandis que, à en juger par la pente générale des landes, ils devraient se trouver à 5 ou 6 mètres de hauteur environ. Il est probable que cet affaissement du sol est dû à l’énorme poids des dunes qui l’ont comprimé pendant des siècles; peut-être aussi les sables sous-jacens ont-ils été peu à peu entraînés dans la mer par l’infiltration des eaux de pluie.

Avant de recouvrir ces campemens dont on voit les vestiges à la Négade, à Hourtin, à Matoc, la zone des dunes reposait donc tout entière sur un terrain qui est actuellement devenu la proie de l’Océan. Toute la région du littoral était en marche vers l’est : les étangs débordés poussaient les villages devant eux; les dunes empiétaient sur les étangs; derrière les dunes venait la mer, rongeant la plage. Maintenant encore, bien que les progrès des étangs et des dunes soient définitivement arrêtés, ceux de l’Océan continuent sans relâche, ainsi qu’on peut s’en convaincre facilement en regardant les talus extérieurs des premières dunes du littoral. Au lieu de s’élever en pente douce, comme l’exige la théorie[6], ces talus forment le plus souvent un angle de 45 degrés avec l’horizon, et l’on ne peut les gravir directement sans risquer d’être englouti par les sables croulans. Cette forte inclinaison des pentes extérieures ne peut être attribuée qu’à l’action de la mer, qui vient les saper par la base et gagne incessamment sur les terres. Un vieil habitant d’Hourtin évalue à 80 mètres environ la conquête opérée depuis quarante ans par les eaux marines. Sur la plage, on rencontre partout des masses d’alios et d’argile qui constituaient le sous-sol des landes, et que les vagues envahissantes arrachent maintenant du fond de la mer. Si la pente occidentale du plateau landais gardait au-delà des étangs son inclinaison moyenne, le rivage serait reporté en pleine mer à plusieurs kilomètres à l’ouest de la plage actuelle, et continuerait au sud de la Gironde la côte rectiligne de la Saintonge. Il est à peu près certain que telle était autrefois la disposition du littoral entre l’embouchure du fleuve et l’entrée du bassin d’Arcachon, car les sondages opérés dans le golfe prouvent que, sauf l’espèce de degré rapide formé par la côte actuelle, le fond de la mer continue à peu près la pente moyenne de la terre ferme. Les dunes ne sont qu’un bourrelet placé sur la ligne de contact des deux parties, maritime et continentale, d’un même terrain géologique.

D’après Brémontier, qui admettait une vitesse annuelle de 20 mètres pour la marche des dunes, un laps de 500 années eût suffi pour le voyage des sables de l’ancien rivage à la zone actuelle des étangs. Aussi croyait-il que précédemment la côte se développait encore beaucoup plus à l’ouest que le méridien des rivages de Saintonge et d’Oléron; suivant ses évaluations, la mer aurait englouti depuis quarante-deux siècles une zone de 80 kilomètres de largeur et de plus de 15,000 kilomètres carrés de superficie. En dépit du grand nom qui l’abrite, cette hypothèse ne doit pas être acceptée, car il n’est point prouvé que l’art de fixer les dunes par des plantations de pins et de chênes fût inconnu à nos ancêtres. Au contraire, il est probable que les Ibères et les Gaulois, vivant plus que nous dans la contemplation des choses de la nature, avaient déjà découvert et mis en pratique le seul moyen de protéger leurs demeures contre l’envahissement des sables et de la mer. Sans doute l’œuvre des anciens habitans fut mise à néant par les incendies pendant les tristes jours du moyen âge, alors que les peuples désespérés perdaient tout sentiment de prévoyance; mais il reste encore des plantations faites par les aborigènes. Sur un grand nombre de dunes, on découvre des troncs de chênes, de pins et d’autres essences, engloutis dans le sable à une certaine hauteur au-dessus de l’ancien niveau des landes. Bien plus, quelques dunes portent encore des bois magnifiques, qui comptent au moins plusieurs siècles d’existence. Non loin de Cazaux, on peut s’égarer dans une forêt où se dressent des pins gigantesques, sans rivaux en France, et des chênes mesurant plus de 10 mètres de tour. Dans l’atlas de Belleyme, publié vers la fin du siècle dernier, on voit aussi que le village de La Canau possédait une forêt de pins sur les dunes qui s’élèvent à l’ouest de l’étang. Des titres de 1332 parlent également de forêts qui recouvraient les dunes, et où les seigneurs de Lesparre allaient en joyeuse compagnie chasser le cerf, le sanglier, le chevreuil. Enfin Montaigne, écrivant au milieu du XVIe siècle, dit que les envahissemens des sables avaient lieu « depuis quelque temps. » D’ailleurs pourquoi les landais donneraient-ils, comme les Espagnols, le nom de monts ou montagnes à leurs forêts, même à celles de la plaine, sinon parce que leurs collines de sable étaient autrefois uniformément couvertes d’arbres ?

Il existe encore dans la configuration du sol une autre preuve de l’ancienne existence des forêts sur le littoral des landes. A 20 kilomètres environ au sud de l’embouchure actuelle de la Gironde, une large dépression marécageuse, commençant aux marais de la Petite-Flandre, traverse dans toute sa largeur la péninsule du Médoc. Tortueuse comme un ancien fit de fleuve, elle sépare les deux communes de Vensac et de Vendays, puis coupe en deux la chaîne des dunes et va s’unir aux rives du littoral. Plus au nord, les marais allongés de Grayan offrent également les traces du passage de la Gironde; mais il est défendu de hasarder une supposition sur les époques successives pendant lesquelles le fleuve se creusa ces deux lits abandonnés aujourd’hui. Si la croissance des forêts n’avait pas prévenu les envahissemens des sables aussitôt après le retrait des eaux fluviales, des rangées de dunes poussées par le vent n’auraient pas manqué de s’élever et d’oblitérer complètement les anciens cours du fleuve : cependant il existe à peine en cet endroit quelques petits bourrelets de sable de formation récente et de 10 à 12 mètres d’élévation. Ainsi l’on peut admettre sans crainte que nos premiers ancêtres avaient su dresser une barrière aux empiétemens de la mer et des dunes. Après la destruction de leur œuvre, tout le plateau des landes était destiné à devenir la proie de l’Océan, si de nouveau le génie de l’homme n’avait consolidé les dunes mobiles et ne les avait transformées en boulevards de défense.


III.

Dans les temps modernes, les premières tentatives faites pour la fixation des dunes de Gascogne datent du commencement du XVIIIe siècle. M. de Ruhat, acquéreur de l’ancien captalat de Buch, ensemença de pins quelques collines de La Teste ; mais, quoique les semis eussent réussi parfaitement, l’œuvre ne fut pas continuée, et partout ailleurs les inertes landais laissèrent les dunes marcher à l’assaut de leurs villages. Plus tard les frères Desbiey[7] et l’ingénieur Villers proposèrent à diverses reprises la fixation de toute la zone des sables : leur voix ne fut point entendue. Ce fut au célèbre Brémontier qu’échut l’honneur de faire adopter et de mettre en pratique un plan d’ensemble pour la culture des dunes. S’inspirant des écrits et de l’exemple de ses devanciers, ne dédaignant pas d’interroger les pâtres qui connaissaient par tradition les moyens d’arrêter les sables, Brémontier se mit pour la première fois à l’œuvre en 1787. Interrompus en 1789, puis repris en 1791, les travaux furent complètement abandonnés en 1793, par suite de l’opposition qu’avaient suscitée plusieurs habitans de La Teste ; mais déjà on pouvait constater d’importans résultats. Plus de 250 hectares de sables mouvans avaient été fixés dans les environs d’Arcachon ; des pins, des chênes, des plants de vigne étaient en parfaite croissance, et l’ensemencement d’un hectare n’avait pas coûté plus de 200 fr.[8]. La possibilité d’arrêter la marche des dunes à peu de frais était absolument démontrée.

Au commencement de notre siècle, l’œuvre interrompue fut reprise, et depuis elle s’est développée d’année en année avec une rapidité proportionnée aux allocations budgétaires. Elle est terminée dans le département de la Gironde, et si les centaines de dunes que les ingénieurs ont ensemencées pendant les dernières années ne sont pas encore recouvertes de verdure, elles sont du moins définitivement fixées. Vues de la mer ou du plateau des landes, ces cimes nues brillent au soleil comme des sommets neigeux, et présentent un saisissant contraste avec les sombres collines couvertes de pins; mais le nombre de ces dunes blanches diminue constamment, et dans peu d’années on n’en verra plus. Reste la zone que Brémontier voulait ensemencer tout d’abord, c’est-à-dire l’espace sablonneux qui se trouve entre le pied des dunes et la laisse des hautes marées. Cette bande étroite est encore stérile dans presque toute sa longueur à cause de la violence avec laquelle le vent de tempête projette les grains de sable sur les tiges naissantes. On s’occupe cependant de nouveaux essais dans l’espoir d’arrêter ou du moins de retarder les érosions de la mer par des palissades d’arbres vivans.

Les dunes désormais fixées enrichissent les contrées qu’elles menaçaient autrefois d’engloutir, et, par suite de la valeur croissante des pins et de leurs produits, c’est par centaines de mille francs[9] qu’il faut maintenant compter l’accroissement annuel de la fortune publique sur le littoral. Le moyen de salut appliqué par Brémontier est devenu pour les landais une cause de prospérité. En même temps bien des résultats heureux auxquels on ne pouvait s’attendre d’avance ont été obtenus. Le sable, garanti des rayons du soleil par l’ombrage des pins, produit des arbustes et des herbes qu’on utilise pour la litière et l’alimentation des bestiaux. Les lèdes ou vallées intermédiaires des dunes, qui, pendant six mois de l’année, étaient transformées par les eaux de pluie en d’infranchissables fondrières, ont été assainies sans l’intervention de l’homme, grâce aux mille racines qui pompent incessamment l’humidité des sables. La surface des vastes étangs situés à la base orientale des dunes s’est également abaissée pour fournir aux arbres de la forêt l’eau nécessaire à leur croissance[10]. En outre la fixation des dunes a fait disparaître ces blouses ou mouvans dont la description se trouve dans tous les ouvrages consacrés à la région des landes. Lorsque le sable apporté par le vent tombait avec régularité sur la nappe d’une eau dormante et couverte d’écume visqueuse, il formait souvent une couche ténue voilant complètement aux regards l’eau qui le portait. Quelquefois cette couche devenait assez compacte pour se maintenir en équilibre même lorsque le niveau de la mare baissait au-dessous d’elle, et bientôt les molécules de sable, séchées par les rayons solaires, ne trahissaient plus l’existence du piège caché. Les pâtres, les animaux, qui mettaient le pied sur la surface de la blouse s’engouffraient tout à coup plus ou moins profondément, et les eaux de la mare refluaient autour d’eux. D’ordinaire ils en étaient quittes pour l’émotion. Peu à peu le sable croulant se tassait au-dessous d’eux ; ils laissaient le fond se consolider, puis, levant tranquillement une jambe, ils attendaient qu’une espèce de marche se fut formée, et montaient ainsi de degré en degré comme par un escalier. De nos jours, ces accidens ne sont plus à craindre : le sable ne voyage plus, et les mares, absorbées par le chevelu des racines, ont cessé d’exister.

Puisque les dunes, composées de sable mobile et presque pur, ont pu se couvrir de hautes forêts, on ne doit pas s’étonner que les bruyères des landes puissent être remplacées par des arbres et des plantes cultivées. De tout temps les magnifiques avenues de chênes et les champs fertiles qui entourent les rares villages de la zone des étangs donnaient une preuve de ce que pourrait un jour devenir le triste désert des landes, si l’on prenait la peine de l’assainir et de le mettre en culture ; malheureusement la rareté de la population, les fièvres endémiques, l’apathie traditionnelle des habitans, leur ignorance profonde et la crainte légitime qu’avait le paysan de voir un jour les sables engloutir ses travaux, toutes ces causes réunies empêchaient l’extension du domaine agricole. Après la fixation des premières dunes, quelques propriétaires et même des associations de capitalistes firent des tentatives isolées pour transformer en forêts et en champs cultivés les vastes étendues de bruyères où paissaient à grand’peine de maigres troupeaux de brebis ; mais les résultats obtenus ne répondirent pas à la grandeur des efforts. C’est qu’on avait commencé par employer la meilleure partie des capitaux à la construction de maisons, d’entrepôts et de granges, puis, quand on avait daigné s’occuper du sol, on l’avait traité comme celui des contrées limitrophes, en le cultivant de la même manière et en lui demandant les mêmes produits. La rareté des travailleurs, le manque presque absolu d’engrais, la difficulté des transports, avaient fait échouer la culture des céréales. Les semis de chênes et de pins n’avaient guère mieux réussi. En hiver et au printemps, la lande rase qu’on avait ensemencée était restée couverte de flaques d’eau sous lesquelles la graine n’avait pu lever; puis, quand l’eau s’était évaporée sous les rayons du soleil d’été, le sable chaud avait brûlé la plupart des germes; seulement sur les plus hauts renflemens du sol poussaient quelques arbres étiolés, semblables à de grêles touffes de bruyères. Aussi l’insuccès avait-il découragé bien des agriculteurs : d’après l’opinion générale, les landes étaient condamnées à rester à jamais désertes.

Cependant le remède était facile à trouver. Il s’agissait tout simplement d’appliquer en détail sur chaque domaine le système des canaux d’écoulement déjà pratiqué de distance en distance sur le bord des ruisseaux. La nature sablonneuse du terrain et l’uniformité de la pente générale du plateau favorisent singulièrement ce genre de travail. Il suffit de creuser dans la direction de la déclivité des fossés parallèles d’un demi-mètre de profondeur moyenne, et les eaux de pluie qui tombent dans la lande traversent aussitôt les sables pour s’écouler dans les fossés et descendre soit vers les étangs, soit vers la Gironde. Même pendant les plus violentes pluies, la surface du sol reste toujours sèche, et l’on peut y semer des glands ou des graines de pin sans craindre que la semence soit pour ainsi dire étouffée sous les eaux stagnantes. Les plantes, qui se trouvent alors dans des conditions normales, germent au printemps et croissent avec assez de rapidité pour résister parfaitement aux chaleurs estivales. Un ingénieur, M. Chambrelent, a le premier appliqué ce système d’assainissement sur une grande échelle, et pour son coup d’essai il a choisi en 1849, dans le voisinage de Cestas, des landes tellement basses que pendant six mois on ne pouvait les parcourir que monté sur de hautes échasses. Le sol est si facile à travailler que le creusement de chaque mètre courant de fossé lui revint seulement à 5 centimes[11], soit à 20 francs par hectare, et, grâce à la faible pente de ces canaux d’écoulement, ils sont encore aussi réguliers, et font aussi bien leur office qu’au premier jour. Les arbres semés ont prospéré d’une manière presque merveilleuse : parmi les pins, on en remarque un bon nombre qui ont cru de près d’un mètre par an, bien que leur racine pivotante se soit depuis longtemps butée contre la couche imperméable de l’alios. Cependant, si cette couche était trop rapprochée de la surface, les semences germeraient à peine, et les jeunes plantes, chênes ou pins, périraient infailliblement.

En principe, on ne saurait douter que les arbres dont la racine est destinée à pivoter végètent plus à leur aise dans les terrains profonds, et doivent souffrir tôt ou tard lorsque le sous-sol ne se laisse pas traverser. Le fait est que les dunes, qui offrent aux racines une profondeur de sable de plusieurs dizaines de mètres, sont couvertes de pins incomparablement plus beaux que ceux des landes et rapportent, année moyenne, un intérêt presque double. De même le mélèze, cet arbre si précieux, qu’on a semé par centaines de millions en Irlande et en l’Ecosse, languit sur le sol des landes, tandis qu’il se développe avec vigueur sur le sable des dunes, où il peut darder librement sa longue racine pivotante. Les arbres auxquels le plateau landais est le plus approprié sont évidemment ceux dont les racines rampent parallèlement à la surface du sol. Tels sont l’acacia, le mûrier, tel est aussi l’allante, qui sera peut-être un jour une source de richesses pour ce pays, jadis si déshérité. Le terrain lui convient admirablement, et l’on a tout lieu de croire que le climat doux de la contrée sera favorable à l’élève des vers à soie qui se nourrissent des feuilles de cet arbre.

Pour se faire une idée de la puissance de production que peut avoir le sol des landes lorsqu’il est bien dirigé, il faut aller visiter le domaine de Geneste, situé à 15 kilomètres au nord de Bordeaux, sur la route de Lesparre. Achetée il y a quarante-deux ans pour un prix qui serait aujourd’hui considéré comme purement nominal, cette étendue de 300 hectares ne produisait que des genêts, des ajoncs et des bruyères : actuellement elle est sans aucun doute le plus beau jardin d’acclimatation qui existe en Europe. La propriété, qu’assainissent des fossés d’écoulement, est divisée en carrés de 10 ares au moyen de larges chemins dont la terre végétale a été reportée sur les plates-bandes. Ainsi exhaussé de plus d’un demi-pied, le sol, doublé pour ainsi dire, offre une épaisseur moyenne de 70 centimètres, et donne une vigueur extraordinaire aux plantes qu’on lui confie. Les pépinières renferment en abondance des pins et des chênes d’espèces diverses adaptées au sol et au climat des landes. A côté des pins maritimes ordinaires s’élèvent des milliers de pins de Riga, droits comme des mâts de navire, et destinés à fournir d’excellent bois de charpente ; puis viennent des pins de Corte, pins hâtifs que les pins des landes et fournissant une résine d’aussi bonne qualité; ailleurs ce sont des pins de Weymouth, des mélèzes, et toute la série des chênes de l’Amérique du Nord, depuis le tinctoria, aux feuilles longues d’un pied, jusqu’au palustris, dont le bois émousse la hache. Dans le parc de plaisance, on se promène sous l’ombrage d’arbres exotiques d’une admirable venue. Cèdres du Liban, araucarias, tulipiers, magnolias, séquoias de la Californie, se développent avec une rapidité inconnue dans presque tous les autres jardins de France. Les liquidambars, hauts de 30 mètres, ont le tronc aussi droit et aussi pur que s’il eût été coulé dans un moule. Les cyprès de la Louisiane sont plus beaux et plus garnis de branches que ceux des forêts mississipiennes.

Un bien petit nombre de propriétés des landes peuvent être comparées de loin au domaine de Geneste pour la variété des arbres et la beauté des ombrages; mais les progrès accomplis sous ce rapport pendant les dernières années n’en sont pas moins très remarquables. Les parcs, les vergers, les pépinières, se succèdent sans interruption de chaque côté des routes qui rayonnent en éventail autour de Bordeaux, et chaque année ces bandes de verdure se projettent plus avant dans l’intérieur des landes. De nouvelles plantations, facilitées par l’économie des transports et par l’existence des fossés d’écoulement, enveloppent d’une ceinture d’arbres chaque station du chemin de fer de Rayonne, et se prolongent à droite et à gauche de la voie sur la plus grande étendue de son parcours. Des forêts naissantes s’élèvent également sur les bords des routes agricoles et départementales qui traversent la contrée. Tout le système des chemins peut être considéré comme un réseau nerveux dont chaque hameau est un ganglion répandant autour de lui le mouvement et la vie.

Une loi spéciale, votée en 1857, a puissamment contribué à hâter la prochaine transformation des landes en une vaste forêt. Cette loi, modelée en partie sur le décret de 1810, qui remettait à l’état le soin d’ensemencer les dunes, enjoint aux communes d’assainir et d’ensemencer chaque année la douzième partie de leurs landes sous peine de voir l’état se charger lui-même de la besogne et se constituer propriétaire des plantations jusqu’à remboursement complet de ses frais de culture. Sous cette menace à peine déguisée d’expropriation pure et simple, les communes ne pouvaient hésiter un seul instant. La plupart d’entre elles, trop pauvres pour commencer immédiatement les travaux prescrits par la loi, ont résolu de vendre une partie de leurs landes afin de conserver le reste et de garder leurs prérogatives de propriétaires[12]. Les riches acquéreurs s’empressent d’augmenter la valeur de leurs domaines par des ensemencemens ou des plantations, tandis que les communes pourvues des fonds nécessaires se mettent également à l’œuvre et remplacent leurs bruyères par des semis de pins. Ainsi particuliers et municipalités travaillent avec la même ardeur à la transformation du pays; sur presque tous les points du plateau, on aperçoit déjà de jeunes tiges de pins se dressant au-dessus du sol. Dans quelques années, les landes auront cessé d’exister; à leur place s’étendront de vastes forêts, semblables à celles qui couvrent toute la zone du littoral entre Dax et Mimizan. Cent millions de grands pins, dix millions de chênes frémiront au vent sur ce plateau désert que recouvraient autrefois des plantes sauvages et des mares d’eau croupissantes.

L’essence choisie presque à l’exclusion de toutes les autres par les sylviculteurs des landes est le pin maritime. En cela du reste, ils n’ont fait qu’obéir aux traditions immémoriales du pays, car, aussi loin que remonte l’histoire dans les âges passés, on voit les landais s’occuper de la culture du pin, et l’on a découvert en plusieurs endroits, sous d’épaisses couches de tourbe, des troncs portant encore les incisions du résinier. La facilité de culture, l’abondance des produits du pin maritime expliquent aussi la faveur dont jouit cet arbre utile. En effet, de dix à vingt-cinq ans, les semis, qu’on éclaircit périodiquement, fournissent des échalas, des poteaux de télégraphes, des pieux pour le soutènement du plafond des mines. A vingt ans déjà, quelques arbres devenus assez forts peuvent être entaillés sans risque; toutefois on attend le plus souvent que les pins soient âgés de vingt-cinq ans pour les mettre en production. En donnant, année moyenne, près de deux bouteilles de résine, le pin peut vivre un siècle et au-delà; mais de temps en temps on entaille à mort les troncs défectueux pour ne laisser que les plus beaux. Les souches de pins abattus servent à fabriquer du goudron, et les tiges elles-mêmes sont employées comme bois de charpente ou de menuiserie. On voit que tout peut être utilisé dans ces arbres précieux. En temps ordinaire, l’hectare de pins rapporte de 60 à 70 francs chaque année.

L’ne cause toute temporaire contribue en ce moment à donner une valeur exceptionnelle aux bois de pins. Cette cause, c’est la guerre civile de la république américaine. Il y a trois ans, les forêts de pins du versant oriental des Apalaches fournissaient toutes les qualités supérieures de térébenthine, de colophane, de goudron, et, grâce à l’excellence de leurs produits, avaient conquis le monopole des principaux marchés de l’Europe. Les résines des landes, souvent impures et mal préparées, n’avaient pas d’acheteurs à l’étranger, et même en France devaient lutter contre les produits similaires des États-Unis. Soudain la guerre a causé dans le commerce des matières résineuses une révolution analogue à celle des cotons. Les propriétaires landais se sont trouvés riches tout à coup. La barrique de gemme ou de résine molle, qui se vendait de 40 à 45 francs, a quadruplé de valeur; en beaucoup d’endroits, le revenu annuel d’un hectare de pins a dépassé le prix d’achat; les simples résiniers auxquels on abandonnait autrefois la moitié de la récolte, et qui n’en reçoivent maintenant que le tiers, sont devenus eux-mêmes de petits capitalistes. La résine, aujourd’hui plus chère que le bon vin, est considérée comme une substance des plus précieuses, et les paysans ont abandonné l’usage de ces vilaines chandelles jaunes qui projetaient une acre fumée et crépitaient sans cesse en répandant autour d’elles d’innombrables gouttelettes aussitôt figées. Sous l’influence des hauts prix, la production s’est considérablement activée. Les hommes prudens se sont contentés d’adopter l’usage du godet Hugues, que l’on cloue sur le pin au-dessous de l’incision, et qui recueille presque toute la gemme à l’état pur; mais un grand nombre de propriétaires, voulant profiter de la hausse extraordinaire des résines, se rendent coupables d’une véritable barbarie à l’égard de leurs arbres et font pratiquer sur les troncs quatre incisions à la fois. Des milliers d’arbres, destinés peut-être à vivre encore un siècle, périssent ainsi comme des hommes saignés aux quatre veines, et seront remplacés au plus tôt dans une vingtaine d’années par les pins qu’on sème actuellement. Par suite de l’imprévoyante cupidité des habitans et malgré la transformation des landes en bois de pins, il se pourrait bien que les matières résineuses vinssent à manquer pendant quelques années sur le marché de Bordeaux.

Quoi qu’il en soit, l’industrie principale des anciens landais est définitivement condamnée. L’espace manque aux troupeaux de brebis qui paissaient dans les bruyères; ils battent en retraite devant la forêt, et bientôt ils auront disparu. Les bergers nomades qui les conduisaient cesseront en même temps de parcourir les solitudes à 3 mètres au-dessus du sol, et, descendant de leurs échasses sur le sol affermi de la forêt, ils se livreront à un travail sédentaire. La plupart, devenus résiniers, s’occuperont de l’exploitation des pins; d’autres élèveront quelques têtes de gros bétail dans les clairières; d’autres encore seront obligés de se faire cultivateurs et défricheront de petits champs dans les endroits les plus favorablement situés pour la production et l’écoulement des céréales ou des racines alimentaires. Quant à l’agriculture proprement dite, on ne saurait espérer qu’elle fasse de longtemps des progrès considérables, car la population est encore beaucoup trop clair-semée dans la région des landes; l’amour de la propriété, la distribution de salaires élevés ou la jouissance d’avantages exceptionnels pourront seuls vaincre l’attraction exercée par la ville de Bordeaux sur les paysans des campagnes environnantes. Pendant les cinq années qui se sont écoulées de 1856 à 1861, la population des 59 communes des landes situées au nord du bassin d’Arcachon et du chemin de fer de Bayonne s’est augmentée seulement de 2,770 habitans ou d’un vingt-sixième environ. C’est un accroissement qui semble bien faible pour un pays où tant de travaux divers ont été entrepris; mais il est très fort pour une contrée voisine d’une grande cité : : il ne faut pas oublier que pendant le même espace de temps les communes rurales des départemens pyrénéens perdaient plus de seize mille âmes par suite de l’émigration.

Si la population s’est lentement accrue, elle a du moins singulièrement gagné en bien-être, et l’aspect des plus minces hameaux suffit pour accuser le développement de la prospérité matérielle. Il existe même des villages landais de construction récente qui n’ont pas d’égaux en France pour l’heureuse distribution et la propreté. Tel est le village des Places, qui constitue la partie centrale du bourg d’Audenge, non loin de la rive du bassin d’Arcachon, La rue est bordée de chaque côté par trois rangées d’arbres divers formant de belles avenues. Entre les troncs des arbres, on aperçoit des maisons bâties en pierre de Nantes ou en minerai de fer, mais toutes blanchies à la chaux, toutes espacées à égales distances, toutes séparées les unes des autres par des jardins potagers et précédées de jardins d’agrément où des plantes exotiques épanouissent leurs fleurs. Il faudrait aller jusqu’en Amérique pour trouver une ville offrant une disposition plus régulière et plus hygiénique : on croirait se trouver dans la grande cité des mormons, la Nouvelle-Jérusalem, décrite par M. Jules Remy, et plus tard par M. Burton.

L’assainissement du sol, et par conséquent la salubrité générale font beaucoup plus de progrès que la culture, et contribuent à l’accroissement de la population. Presque toute la lande rase est maintenant soulagée de ses eaux dormantes par des fossés d’écoulement, et si ce n’est pour la traversée des bas-fonds marécageux et des ruisseaux, on pourrait facilement se passer d’échasses. Les habitans de presque tous les villages ont cessé de boire cette eau rougeâtre et chargée de détritus qu’on obtient en brisant la couche d’alios; désormais ils vont chercher l’eau à une plus grande profondeur au moyen de puits à parois imperméables et garnis au fond de couches de sable argileux et de débris calcaires servant de filtre. La pellagre est combattue dans chaque commune par l’emploi des bains sulfureux. En outre des lois ont été votées pour autoriser l’assèchement partiel des étangs du littoral et le drainage complet des marais de Vendays. Le niveau de ces réservoirs, qu’alimentent presque uniquement les pluies de l’hiver et du printemps, change au moins deux fois par an. Pendant la saison des pluies, les étangs débordent sur les terrains bas qui s’étendent à l’orient; parfois la crue verticale approche de 1 mètre et la surface d’inondation s’accroît en largeur de 1 et même de 2 kilomètres. Les débris animaux et végétaux sont poussés par le vent d’ouest dans les anses les moins profondes; mais dès que les chaleurs de l’été ont fait évaporer les eaux débordées, les couches d’alluvions organiques fermentent, se putréfient sous les ardeurs du soleil, et répandent leurs miasmes mortels dans l’atmosphère. Pour remédier à cet état de choses, les entrepreneurs du canal de déversement ont imaginé d’abaisser de près de 2 mètres le niveau moyen des grands étangs d’Hourtin et de La Canau, et d’assécher complètement les petits étangs ou clas déjà traversés par le déversoir marécageux qui va se jeter dans le bassin d’Arcachon. Une porte d’écluse construite à l’extrémité méridionale de l’étang de La Canau maintiendrait le niveau des nappes lacustres à une hauteur constante, et préviendrait à jamais le dégagement des miasmes paludéens. Le petit canal, auquel les ingénieurs comptent donner une largeur de 10 mètres, serait en outre pourvu de barrages qui permettraient aux bateaux de remonter du bassin d’Arcachon jusque dans l’étang d’Hourtin. Les travaux de canalisation sont commencés depuis plusieurs années; mais, soit esprit de routine, soit griefs sérieux, les paysans pauvres voient en général cette entreprise d’un assez mauvais œil. Ils prétendent, à tort ou à raison, que ces améliorations ne leur profitent aucunement, et qu’ils perdent en même temps et sans dédommagement réel leurs bruyères et leurs pêcheries. Quant aux fièvres endémiques, plusieurs en nient tout simplement l’existence, oubliant que le nom d’un de leurs villages. Le Porge, est synonyme de cimetière.

Bien que les transitions d’une industrie à l’autre soient toujours accompagnées de souffrances individuelles, on ne saurait nier cependant que la condition des landais ne se soit améliorée sous tous les rapports. Les convois du chemin de fer parcourent à grand bruit les déserts du Médoc et les mettent en communication avec le monde entier. Une autre voie ferrée va bientôt côtoyer la lande dans toute sa longueur, de Bordeaux à la pointe de Grave. Les principaux villages, naguère perdus dans la solitude, sont maintenant reliés par des grandes routes à Bordeaux et aux villes du Médoc. Les habitans ont été arrachés à la vie sauvage et participent au mouvement général de la société. La plupart des enfans vont à l’école; le journal et même les livres ont pénétré dans la forêt; le médecin a remplacé le sorcier pour le traitement des maladies. Le territoire français s’est enrichi de toute une province, qui sans aucun doute sera l’une des plus charmantes, grâce à ses dunes, à ses étangs, à ses vastes forêts. Et pour avoir été pacifique, pour n’avoir point coûté de sang, cette conquête des landes ne sera pas moins utile et sera plus durable que celle de bien des colonies lointaines achetées au prix de milliers de précieuses vies.


ELISEE RECLUS.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 décembre 1862, l’Embouchure de la Gironde.
  2. Il y a quelques jours à peine, un incendie dévorait entre Hourtin et La Canau une forêt de plusieurs kilomètres carrés de superficie.
  3. C’est le nom qui désigne les habitans de cette région des landes; on les appelle aussi Landescots.
  4. Jambe, os de la jambe.
  5. Dans une première étude sur le littoral de la France, j’attribuais à M. Amédée Kérédan l’initiative des déblais qui ont complètement dégagé cette ancienne chapelle. C’était une erreur. Dès l’année 1843, un inspecteur des écoles de la Gironde, M. Reclus, avait obtenu pour cette œuvre une souscription de deux mille journées de travail. Plus tard, en 1856, MM. Ribadieu et Pépin d’Escurac attirèrent de nouveau l’attention du public sur ce monument du moyen âge, et c’est principalement à leurs efforts qu’on doit la restauration finale de la chapelle.
  6. Un géologue qui a longtemps et sérieusement étudié les dunes de la Gironde, M. Raulin, a trouvé que la pente occidentale des dunes dont la base n’est pas rongée par la mer est en moyenne de 7 à 12 degrés. La pente orientale est de 29 à 32 degrés, c’est-à-dire trois fois plus forte; elle serait de 45 degrés, si les pluies ne ravinaient les talus et n’en prolongeaient ainsi la pente.
  7. L’un d’eux remporta un prix que M. Élie de Beaumont, avocat au parlement de Paris, avait fondé en 1773 pour l’auteur du projet le plus acceptable sur la fixation des dunes.
  8. Dans les dunes plus éloignées des grandes routes, le semis d’un hectare de sable revenait à 450 francs. Maintenant les frais se sont abaissés ; ils ne sont plus que de 140 à 150 francs.
  9. La valeur actuelle des forêts des dunes est de 25 millions, soit de 600 francs l’hectare. Brémontier estimait qu’une fois mis en valeur, tous les sables du littoral devraient rapporter 500,000 francs par an. Les prévisions seront grandement dépassées.
  10. Le niveau des étangs de Biscarosse et de Sainte-Eulalie, situés au sud du bassin d’Arcachon, a baissé de quatre pieds depuis que les dunes environnantes ont été complantées.
  11. Le prix minimum est maintenant de 6 centimes par mètre de fossé, soit 24 francs par hectare.
  12. En 1860, les communes du département de la Gironde possédaient 107,000 hectares de landes. Lo prix moyen des ventes est de 90 francs par hectare.