Le lutteur (Paquin)/13

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 38-40).

— V —


L’hiver passa rapidement. Promu au grade d’assistant-contremaître, il avait vu ses gages augmentés. Il consacrait ses temps libres à la lecture. Il lisait passionnément tout ce qui lui tombait sous la main, des journaux, des revues et des livres qu’il se faisait expédier de Québec. Avec Germaine, il entretenait une correspondance suivie. Il lui racontait son existence et mêlait à un lyrisme éthéré des détails d’un « terre à terre » puéril. Il lui contait ce qu’il gagnait, l’argent qu’il mettait de côté et qui formait, comme il disait, « leur fonds matrimonial ».

« …Dans trois ans, je reviendrai. Tu auras vingt et un ans. Tu seras majeure. Dans trois ans, je serai en mesure de t’installer en reine, chez toi. Alors, nous travaillerons à devenir les premiers dans notre pays. Tu vas rire de moi peut-être, mais il faut que je te dise quelle est ma devise : « Ce qu’un autre a fait, je puis le faire ». Et en répétant cette phrase constamment, je finirai par aller très loin. Dans quelle branche de commerce ou d’industrie dépenserai-je mes activités ? Je ne le sais pas encore. Je vais me ramasser un magot d’abord… ensuite… »

Les réponses arrivaient régulièrement. C’étaient des retours sur le passé, des réminiscences de jours heureux. Elle lui disait aussi la vie qu’elle menait. Elle recevait beaucoup ; elle sortait beaucoup. Elle lui apprit incidemment que désormais son père s’appelait l’honorable monsieur Bourgeois. À lire les relations, Victor avait parfois des moments où bouillonnait en lui une rage de brûler les étapes. Il éprouvait une sensation de peur. Il craignait un malheur. Il imaginait, dans la grande salle du Château, sa bien-aimée tourner au bras d’un autre au son des musiques lascives.

Il voyait, comme au soir, les papillons autour des lampes, des jeunes gens fats et fades se presser autour d’elle.

Il chassait vite ces images. Il n’avait pas peur de la comparaison. Il était sûr de son cœur, et, dernière raison qui le rassénérait, elle était si jeune, si jeune.

La drave finie, une tentation folle l’envahit d’aller sonner chez elle… Il y succomba.

La bonne l’avertit qu’elle était en promenade, à Montréal, depuis deux jours, et qu’elle y séjournerait une semaine.

Il sauta dans le premier train pour Valclair et, de là, se rendit à St. X… Il trouva la mère malade. Il ne s’inquiéta pas outre mesure, passa une journée chez ses parents, sentit la morsure de l’ennui l’attaquer au cœur, fit une promenade au Plateau qui lui parut terne et triste, comme un cimetière, et, le lendemain matin, reprit le train pour Québec.

— Où vas-tu ? lui avait demandé le père.

— Je ne le sais pas.

Où il allait ? Il allait à la conquête de la vie. Il allait à la poursuite de la fortune. Il entrait dans la mêlée, décidé à faire son chemin et malheur à qui se posera en travers de sa route.

Il partait, confiant en lui-même, ne redoutant ni les événements ni les gens.

Et à l’avance, à l’idée de la lutte qui s’annonçait, à l’idée de débuter seul, sans appui, sans protecteur, il sentait déjà la fièvre le gagner. Il avait hâte des premiers déboires pour la satisfaction de les surmonter.

Son ambition devenait de plus en plus démesurée. Il la cultivait ; il la chérissait.

« Il n’y avait qu’une femme que je pouvais aimer et, dans ma condition, c’était la dernière à m’aimer. »

Ces pensées roulaient dans sa tête pendant que le train l’emportait définitivement vers la ville. Un champ d’action illimité s’offrait à lui d’où naîtrait le labeur ardu, âpre, acharné.

Il avait soif du travail, du travail réconfortant parfois, mais plus souvent douloureux et cruel.

De retour à Québec, il se loua une chambre dans la Basse-Ville et commença la course aux positions, occupation démoralisatrice surtout, comme c’était le cas, dans une période de marasme commerciale.

À toutes les portes qu’il frappait, on lui faisait la même réponse :

— Le personnel était au complet, les affaires étaient mauvaises… Peut-être plus tard…

Chaque soir il rentrait à sa chambre, les mains vides, pas plus avancé que le matin.

En passant près d’une maison en construction, il s’arrêta. Un homme l’aborda.

— Cherchez-vous de l’ouvrage ?

— Qu’avez-vous à m’offrir ?

— J’ai besoin d’un journalier pour faire des formes pour le ciment. Y a de l’ouvrage rien que pour une semaine.

— Combien ça paye ?

— Deux piastres et demie par jour. Êtes-vous prêt à commencer tout de suite ?

Il enleva son veston, retroussa ses manches de chemise. Ce fut sa seule réponse.

Il s’étonna de constater que les trois manœuvres qui travaillaient avec lui étaient satisfaits de leur sort et que leur idéal n’allait pas plus loin pourvu que le chômage ne soit pas trop fréquent.

Il ne put comprendre leur état d’âme.

Le troisième soir, en entrant à sa chambre, il trouva une lettre pour lui, préalablement adressée à Saint X… et qu’on lui avait fait parvenir.

À l’écriture, il reconnut qu’elle était de Germaine. Elle lui contait sa promenade à Montréal où elle séjournerait probablement un mois. Elle s’y amusait beaucoup. À un grand bal donné en son honneur elle avait fait la connaissance d’un jeune homme charmant, fils de millionnaire, et qui s’intéressait beaucoup à elle. Elle terminait toutefois en le rassurant. Personne ne serait capable de lui faire oublier celui dont l’amour avait parfumé sa jeunesse.

De nouveau, la crainte l’envahit. De nouveau, il la surmonta.

Sa semaine terminée, il retira son salaire. On était au jeudi.

Il entra dans une banque, y déposa ses économies de l’hiver et ne garda sur lui que la somme qu’il venait de gagner. Il avait la ferme intention de ne vivre qu’avec ses gains futurs.

Comme il était à bonne heure, il allait faire un tour sur la Terrasse. Il s’accouda à la balustrade de fer et regarda le port.

Un bateau en partance pour l’Europe contournait l’Île d’Orléans.

Cela lui donna l’idée de visiter le port.

Qui sait ? Peut-être là serait-il plus chanceux qu’ailleurs. Peut-être pourra-t-il partir lui aussi, vers ces mondes mystérieux, loin, bien loin, par delà le fleuve, par delà le golfe, par delà la mer…

Avait-il un pressentiment ? Un embaucheur lui offrit une situation de « stoker » à bord d’un navire marchand. C’était dur, mais payant.

Le paquebot partait le lendemain. Il signa son engagement. Le voyage était long. Peu lui importait. Une occasion s’offrait de voir du pays, de se renseigner, d’étudier sur place les mœurs et les conditions économiques des nations qu’il ignorait.

Il remit sa chambre, écrivit un petit mot à sa famille, une longue lettre à Germaine, et le cœur allègre, s’embarqua.

Ce que fut la traversée, sa première traversée ? Un enfer. La mer fut houleuse, mauvaise continuellement.

Peu habitué à ce genre de travail, lui, l’homme du grand air, l’amant de la liberté, il se coucha, tous les soirs, son quart fini, épuisé de fatigue. Le torse complètement nu, brûlé par la chaleur intense des fournaises, l’esprit alourdi par la monotonie d’une besogne déprimante, il était devenu un automate, une machine dont la fonction unique consistait à approcher le charbon à l’aide de longues pelles, et, à satisfaire, Vulcain moderne, l’estomac gigantesque du monstre de fer.

Dans la flamme rouge, bleue, jaune et blanche, il voyait se dessiner des figures simiesques. Il avait des hallucinations : la fièvre le rongeait…

Une journée, il craignit d’être malade. Il ramassa toute son énergie, la tendit vers la résistance, surmonta le dégoût physique que lui inspirait ce travail implacable, songea aux belles pièces blanches, et aux jolis billets bleus qui le récompenserait, et, s’y habituant, il y trouva un certain charme.

À la première escale, il eut deux jours de congé. C’était à Liverpool. Il erra par la ville, s’attabla dans les « saloons » où il n’absorbait qu’un verre de bière de temps à autre parce qu’il était parcimonieux de ses finances, essaya d’entamer la conversation avec d’autres matelots s’initiant à la possession d’une langue inconnue pour lui : l’anglais.

Pendant deux ans, il vagabonda de par le monde, sillonnant les mers.

Il connut des nuits de velours sous les tropiques, nuits inciteuses de volupté… mais les amours faciles des ports de mer le laissaient indifférent !

Il connut les villes les plus populeuses, les plus denses, les plus sales et les plus belles. Il visita des quartiers riches et des quartiers pauvres, des palais de marbre et des bouges.

Son bagage de connaissances s’enrichissait de toutes les merveilles contemplées, de toutes les impressions éprouvées, de toutes les sensations perçues.

Il vit comme le monde était petit, malgré son immense superficie. Pourtant, les mêmes appétits étaient déchaînés. C’était la même course effrénée, effrayante, brutale, vers l’or surtout dans les centres commerciaux où il s’attardait de préférence.

Il étudia l’humanité sous ses aspects divers, variant suivant les climats, les coutumes, les races, mais au fond, terriblement identique. Il prit part à des rixes nombreuses ce qui lui était une sorte de partie de plaisir.

Il se jouait maintenant de son travail. Il savait quelle capacité d’effort il commandait et se félicitait de le pouvoir accomplir si aisément. Il s’était fait à ses fournaises. Il en avait peuplé la flamme non plus des terrifiantes visions des débuts, mais d’autres plus gracieuses, plus réjouissantes.

Quand il était de quart, il se donnait des représentations. C’était son grand guignol. Les personnages : c’était Elle. C’était lui. La pièce, c’était « Demain ». Demain ! mot magique ! mot de consolation ! mot d’espoir ! Demain, c’est la joie, c’est le bonheur. Demain, c’est l’idéal qu’on croit étreindre, le rêve qu’on réalise.

Un matin de septembre, un yacht accosta le paquebot… Il le vit approcher. Il était au repos et regardait la mer par le hublot.

C’était le pilote nouveau, celui qui guiderait le vaisseau vers Québec. On était dans les eaux canadiennes !

Il se serra la poitrine de ses deux mains pour en comprimer les battements.

Quelques jours encore, et, de nouveau, il verra, dans le visage adoré, briller les deux étoiles vivantes.