Le manoir mystérieux/Au manoir de Champlain

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 92-98).

CHAPITRE XIII

AU MANOIR DE CHAMPLAIN


Le manoir de Champlain avait une tourelle contenant une horloge, qui, pour le moment, était arrêtée. DuPlessis en fut surpris, car, parmi ses petits caprices, le vieux seigneur avait celui de vouloir connaître d’une manière exacte la marche du temps. DuPlessis entra dans la cour et vit venir à lui Armand Papillon, vieux serviteur de confiance de M. Pezard de la Touche.

— Le ciel nous protège ! C’est vous, M. DuPlessis ?

— Le noble seigneur serait-il plus malade ?

— Plus malade ? Non, il mange comme à son ordinaire, mais il est dans une sorte d’assoupissement dont on ne peut le tirer. Tout lui est indifférent ; il ne veut toucher ni au trictrac ni au galet. Je me suis avisé d’arrêter l’horloge, pensant qu’il s’apercevrait que les heures, qu’il avait l’habitude de compter, avaient cessé de sonner. Il n’y a fait aucune attention. Je me suis hasardé à marcher sur la queue de Chasseur, dans l’espoir de le mettre en colère. Eh bien, il n’a pas paru entendre les cris du chien.

— Entrons dans la maison, Armand, je vais voir M. de la Touche. Fais conduire mon compagnon au petit salon ; et qu’on le traite convenablement : c’est un artiste.

— Je voudrais, M. DuPlessis, que ce fût un artiste en magie noire ou blanche, et qu’il eût quelque secret pour soulager mon pauvre maître. Hé ! Pierrot, dit-il à un autre domestique, prends soin de cet artiste, et, ajouta-t-il tout bas, veille à les cuillers d’argent. Ce sont quelquefois les personnes à la mine la plus honnête qui ont l’art de les mieux escamoter… Ce sera, M. DuPlessis, un grand hasard si mon maître vous reconnaît, car il ne se rappelle presque plus rien. Avant-hier, il me dit le soir : « Demain tu me selleras Fidèle, et nous irons faire une partie de chasse. » Nous étions ravis de joie et nous fûmes prêts de bon matin. Il se mit en selle mais ne dit pas un mot ; et, avant qu’on eût fait quinze arpents, il s’arrêta tout à coup, regarda autour de lui comme un homme qui s’éveille, et, tournant bride, il revint au manoir sans parler.

Tout en écoutant le vieux serviteur, DuPlessis arriva à la chambre de M. de la Touche. Le noble vieillard était assis sur un grand fauteuil, au bout d’une longue salle, dont les murailles étaient ornées de bois de cerf et de tout l’attirail de la chasse. Sur la haute cheminée on voyait suspendus des pistolets, des fusils et des épées que la rouille n’avait pas complètement respectés. Le vieillard paraissait assoupi ; cependant au bruit des pas de DuPlessis, il ouvrit les yeux et les fixa sur lui avec un air d’incertitude ; puis, poussant un soupir, il ouvrit les bras et, serrant DuPlessis sur son cœur, il murmura :

— Je n’ai donc pas tout perdu !…

Et des larmes coulèrent sur sa barbe blanche.

— Je ne vous ferai qu’une question, mon cher enfant, reprit-il au bout d’un instant : l’avez-vous retrouvée digne de nous ?

— Hélas ! mon vénérable ami, répondit DuPlessis avec douleur, la femme de Deschesnaux ne veut pas revenir chez son vieux père ; elle est comme enchaînée par une triste fatalité à la demeure où le scélérat la tient soustraite à tous les regards du dehors. Je ne la reconnais plus pour cette Joséphine si tendre, si aimable qui charmait vos jours…

— Qu’elle reste où elle est, brave capitaine : la fille du seigneur de Champlain n’est-elle pas assez honorée d’être la femme de Deschesnaux, Deschesnaux, dont l’aïeul reçut les secours de mon père après la bataille de… de… Ah ! ma mémoire ! ma mémoire ! je n’en ai plus.

— Après la bataille de Senef, en 1674, où Villars, créé plus tard duc en récompense de sa vaillance et de son génie militaire, se distingua avec éclat, répondit un autre vieillard assis près du seigneur.

C’était M. Mullois, parent de celui-ci, auquel sa compagnie était d’autant plus agréable qu’il était un répertoire vivant d’histoire et de géographie.

— C’est cela, reprit M. de la Touche. Ma pauvre tête oublie tout ce qu’elle devrait savoir, et se souvient de ce qu’elle devrait oublier. Mon cerveau a été en défaut depuis votre départ, cher DuPlessis, et en ce moment encore il chasse contre le vent.

— Vous feriez bien, mon ami de vous mettre au lit, dit M. Mullois, et de tâcher de goûter quelque repos, pour vous tenir en état de supporter les épreuves qu’il plaît à Dieu de vous envoyer.

— Vous avez raison, mon cher parent ; je tâcherai de les supporter en homme. Voyez, DuPlessis, ajouta-t-il en montrant une boucle de cheveux. Le soir qui précéda son départ, elle m’embrassa plus tendrement que de coutume ; et, comme je la retenais par cette boucle, elle saisit les ciseaux, la coupa et me la laissa comme tout ce qui devait me rester d’elle désormais.

Et, penchant sa tête sur son sein, il se mit à pleurer. DuPlessis fit à son tour des instances pour que le vieillard se remît au lit, et il resta près de lui jusqu’à ce qu’un sommeil réparateur vînt fermer ses paupières. Il alla ensuite s’entendre avec M. Mullois sur les moyens à prendre pour que Joséphine ne fût pas séquestrée loin de son père par son indigne mari.

— Ne serait-il pas bon, fit remarquer M. Mullois, avant de vous adresser à M. le marquis de Beauharnais, de faire une démarche auprès de M. l’intendant Hocquart, puisque Deschesnaux est à son service ?

— Je vous avoue, répondit DuPlessis, qu’il me répugne de plaider la cause du bon M. de la Touche devant un autre que le gouverneur général. Cependant, je réfléchirai à ce que vous dites, et j’en causerai avec M. Bégon. Pour le moment, il faut que vous m’aidiez à obtenir de M. de la Touche des pouvoirs légaux qui me permettent d’agir en son nom ; car ce n’est pas au mien que cette démarche peut être faite.

— Sans aucun doute, vous ne pouvez agir que comme délégué de M. de la Touche ; mais qui sait dans quel état nous allons le trouver à son réveil ?

— Je gagerais ma vie, dit Armand Papillon en entrant qu’il va se trouver tout autre en s’éveillant qu’il n’a été depuis des semaines ; car, M. DuPlessis, l’artiste que vous avez amené, a composé un breuvage dont j’augure les meilleurs effets. J’ai causé avec ce maréchal, et je puis garantir qu’il n’existe personne connaissant mieux les maladies des chevaux.

— Un maréchal ! s’écria M. Mullois. Malheureux ! tu as osé donner à ton maître une médecine composée par un maréchal ?

DuPlessis fit immédiatement appeler Taillefer et lui demanda comment il s’était permis d’administrer une médecine au noble malade.

— Monsieur doit se rappeler, répondit Taillefer, que je lui ai dit avoir pénétré dans les secrets du docteur Degarde plus avant qu’il ne l’aurait voulu, et je me flatte d’être en état d’administrer une dose de mandragore capable de procurer un sommeil doux et tranquille et de rétablir le calme dans l’esprit du vénérable seigneur. Mon plus grand désir est que vous me regardiez comme un serviteur fidèle, et vous jugerez de ma bonne foi et de mon savoir-faire par le résultat du sommeil du malade.

Le bon vieillard dormit, en effet, d’un sommeil réparateur, et à son réveil il se trouva mieux. Son esprit était en état de juger ce qu’on lui proposait. Il n’adopta pas sur-le-champ le projet de DuPlessis, mais on parvint à le convaincre, et il signa une délégation de pouvoir pour que DuPlessis pût agir en son nom dans cette délicate affaire.

Le lendemain, pendant que DuPlessis s’occupait de ses préparatifs de départ, Taillefer vint lui demander la permission de l’accompagner.

— Monsieur doit être content de la manière dont ma potion a agi sur l’illustre malade ?

— Sans doute, savant homme ; mais s’il existait un ordre d’arrestation contre vous ? On ne sait pas tout ce qui a pu se passer depuis votre départ de la Pointe-du-Lac. Si cet espiègle de garçon vous dénonçait ?

— Oh ! il n’y a pas de danger, monsieur ; cet enfant est aussi fidèle qu’il est intelligent. D’ailleurs, on me craint trop pour vouloir m’inquiéter. Personne n’osera se risquer à cela. Et, après tout, on n’ira pas me chercher sous le costume de votre serviteur. Voyez mes moustaches et mes cheveux ; je les ai peints avec une composition dont j’ai le secret, et je défie le diable de me reconnaître. J’ai appris par le vieux Papillon que l’affaire qui vous appelle à Québec peut offrir des dangers. Eh bien, laissez-moi vous servir ; ma tête vous vaudra mieux que celles des braves qui ne connaissent que le mousqueton et l’épée.

DuPlessis hésitait encore, car il connaissait à peine Taillefer. Néanmoins, ce dernier lui inspirait une sorte de confiance. Avant qu’il eût pris une détermination, il entendit le trot d’un cheval et presque au même instant Armand Papillon entra précipitamment et lui dit :

— Il vient d’arriver un domestique monté sur le plus beau cheval gris que j’aie jamais vu. Il m’a remis cette lettre pour vous.

DuPlessis ouvrit la lettre et lut ce qui suit :

« Au capitaine Gatineau DuPlessis.

« Depuis votre départ, mon malaise n’a fait qu’augmenter. Je désire beaucoup vous avoir auprès de moi. J’espère que vous pourrez revenir de suite sans trop nuire aux intérêts de la cause dont vous vous êtes chargé pour l’estimable M. de la Touche, à qui je vous prie d’offrir avec mes saluts respectueux l’expression de ma cordiale sympathie.

« BÉGON,
« Commandant des Trois-Rivières. »

— Armand ! s’écria DuPlessis, faites entrer le messager.

Dès que celui-ci entra :

— Ah ! Étienne, lui dit-il, comment était M. le commandant lorsque vous l’avez quitté ?

— Mal, M. DuPlessis, mal ! Le docteur Alavoine ne sait qu’en dire. Bien des gens, chez nous, soupçonnent quelque sortilège.

— Quels sont les symptômes ? demanda Taillefer en s’avançant.

Le messager se tourna vers DuPlessis pour lui demander s’il devait répondre à cet étranger à l’aspect singulier ; et ayant reçu un signe affirmatif, il fit l’énumération des symptômes de la maladie de son maître : défaillances, transpirations, perte d’appétit, penchant à la mélancolie, etc.

— Tout cela joint à une douleur aigüe dans l’estomac et à une fièvre lente ? demanda encore Taillefer.

— C’est cela même, répondit le messager avec surprise.

— Je connais la cause de cette maladie, reprit Taillefer ; mais j’en sais aussi le remède.

— Songez, ajouta DuPlessis, qu’il s’agit du commandant des Trois-Rivières, l’un des premiers hommes du pays, et des meilleurs aussi.

— Avez-vous oublié ce que j’ai fait pour M. de la Touche ? dit Taillefer.

— Eh bien ! partons à l’instant, s’écria DuPlessis agité ; c’est la Providence qui nous appelle pour servir ses fins.

Et, suivi de Taillefer et d’Étienne, il partit après avoir fait ses adieux à M. de la Touche et à son ami M. Mullois, et se dirigea en toute hâte vers les Trois-Rivières.