Le mariage de Josephte Précourt/08

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VIII. — MATHILDE PRÉCOURT INTERVIENT DE NOUVEAU


LE surlendemain de la rencontre émouvante de Michel et de Josephte, une tempête de neige se déferla sur Montréal. La circulation devint difficile en quelques heures. Mais la tourmente battit surtout son plein vers six heures, et ce fut avec peine que Michel put réintégrer la pension des Giroux. Il lui fut impossible de passer, comme à l’ordinaire devant la maison des Précourt, chose qu’il faisait chaque jour en exécutant un savant détour.

Il venait à peine d’entrer et de secouer la neige qui couvrait ses vêtements, lorsque madame Giroux accourut auprès de lui.

M. Authier, vous voilà enfin ! Depuis quatre heures, ces deux lettres vous attendent, annonça-t-elle en les lui tendant. C’est un cocher en livrée, s’il vous plaît, qui les a apportées en me priant de les remettre moi-même à M. Authier. J’espère que ce sont de bonnes nouvelles, au moins ?

— Je l’espère aussi, madame, répondit d’un ton bref Michel, qui s’inclina en remerciant.

« Quel drôle de jeune homme, que cet Américain, murmura entre haut et bas la maîtresse de pension, en suivant Michel du regard. Pas moyen de bavarder avec lui. C’est pauvre, mais c’est fier. Bah ! tant pis pour lui. Je connais bien du beau monde à Montréal, j’aurais pu le renseigner un peu. »

Michel ne fut pas long à deviner la teneur de la première lettre. Les invitations pour la grande soirée des Précourt circulaient depuis le matin. Son patron, M. Berthelot, lui avait fait voir la sienne. Il lui avait même demandé, en s’excusant de son indiscrétion, si les Précourt le verraient à leur soirée, car sûrement une invitation semblable l’attendait à sa pension.

— Maintenant que la glace est rompue avec les Précourt, avait ajouté en souriant M. Berthelot, vous…

— Vous savez cela, monsieur ? s’était exclamé Michel avec surprise.

— Mais, oui. M. Paulet, le père, est venu à mon bureau, hier, durant une de vos absences. Il m’a raconté la ruse de sa fille aînée, pour vous attirer à sa danse. Il s’en est amusé. « En amour, et à la guerre, tout est permis », a-t-il dit, en riant bien franchement. Ce jeune homme plaît à ma fille, c’est évident… Quel dommage que son avenir ne soit pas plus assuré !… Il semble fier, et l’argent d’un beau-père, d’après ce que je puis voir, serait un obstacle plutôt qu’une aide…

— Voilà, certes, qui est parlé clairement et d’une façon un peu…

— Un peu cynique. C’est un brave homme, voyez-vous, dont l’éducation n’a pas été très soignée. Mais il est si riche, et sa femme et ses filles, plus raffinées, reçoivent vraiment très bien. Je suis satisfait que l’on vous apprécie dans cette maison. M. Paulet a le bras long en affaires. Il pourra vous aider quelque jour.

— Pourvu que ce soit sans condition.

— Sans doute, sans doute… Mais revenons aux Précourt. Irez-vous à leur soirée ? demanda avec une sorte d’indifférence affectée, M. Berthelot.

— Je ne sais que faire vraiment.

— Question de toilette, mon cher Authier ? reprit avec plus d’indifférence encore, M. Berthelot, qui replaçait quelques documents.

— Non… M. Berthelot j’apprécie votre délicatesse à mon sujet, soyez sûr. Je comprends que vous êtes prêt à m’aider par tous les moyens.

— Supposons que je sois un grand frère, avec une garde-robe bien fournie.

— Encore une fois, merci. Vous le savez, j’ai à la banque une somme assez ronde qui me vient de mes deux bienfaiteurs.

— Vous me l’avez appris, en effet.

— Eh bien, pour cette fois, j’y ferai peut-être une brèche. Mais ne croyez pas à un faux orgueil si je ne me sers pas de ce petit capital et de ses revenus. Je ne veux devoir qu’à moi-même ma subsistance. Si le malheur me poursuit, ou qu’un accident se produit, il sera toujours temps de puiser à ce fonds auquel je ne songe jamais sans émotion.

— Je ne puis que vous approuver, Authier. Et en plus, mon estime augmente pour vous. Vous avez de nobles sentiments.

Michel se remémorait cette courte conversation, tout en s’installant dans son fauteuil. Il décacheta les deux lettres. Il ne se trompait pas au sujet de la première. Au dos de l’invitation, une écriture féminine qu’il reconnaissait très bien, avait tracé son nom. Il soupira. Quels étaient les sentiments de Josephte à son égard en formant ces caractères qui ne pouvaient qu’évoquer son image devant elle ? Lentement, il déposa sur le bureau auprès duquel il était assis le petit bristol qui le conviait dans huit jours dans le salon de Josephte. La deuxième lettre piquait beaucoup sa curiosité. L’ayant ouverte, il courut à la signature et y lut le nom de Mathilde Précourt. Il voulut la parcourir à loisir et alla, à cet effet, mettre le verrou à sa porte :


« Mon cher enfant,

Tu reçois en même temps que ce mot une invitation pour notre soirée du trente novembre prochain. Il faut y venir, Michel. J’ai bien réfléchi avant de te donner presque ce commandement. Vois-tu, il faut prendre le monde tel qu’il est, et faire quelque concession. Nos sentiments intimes doivent se recouvrir d’une sorte d’impénétrabilité. Trop d’yeux curieux guettent les manifestations des cœurs sincères pour en faire la pâture de conversations oiseuses quand elles ne sont pas, malignes. L’émoi de Josephte à ta vue a eu trop de témoins. J’entends déjà des échos de cette scène pénible qui a eu lieu dans la bibliothèque des Paulet. On glose sur le passé, on cherche à comprendre le pourquoi de ton attitude… Il faut couper court, pour la bonne réputation de Josephte, à ces commentaires qui peuvent devenir désobligeants pour tout le monde. « Tu es un petit clerc sans fortune, un inconnu » me réponds-tu, sans doute encore, comme tu l’as fait durant ta visite chez moi. Non, Michel. Tu es autre chose que cela. Ta distinction morale et physique, ton extérieur agréable te donnent, bien malgré toi, un certain prestige. On t’a remarqué déjà. On te remarquera encore. Tu es en outre chez un avocat peu fortuné peut-être, mais bien né et ami de notre grand homme d’État, sir Louis-Hippolyte. Il fait ton éloge, ici et là, ce bon Amable Berthelot. Sa fiancée, ou presque, en tout cas. Mlle Bédard, est au courant de tes progrès dans l’étude de notre droit canadien, où ton esprit s’acharne, paraît-il, afin de pouvoir payer une dette de cœur envers les patriotes si les circonstances te donnent la chance de plaider pour le maintien des droits pour lesquels ils sont morts. Évidemment, ces petits détails sur ta vie se murmurent encore à l’oreille puisque je les tiens de madame La Fontaine, qui voit sans cesse Amable Berthelot et Julie Bédard. Mais… tu sais que c’est de la renommée qu’on parle quand on déclare qu’elle a cent bouches.

Il faut donc, apparemment, que Josephte et toi vous vous rencontriez avec plaisir, chaque fois que les circonstances vous le permettront. Tu peux compter sur mon aide pour aplanir certaines difficultés. Je parlerai aussi à Josephte. Mais tu la connais. Du moins, tu te rappelles que ta petite amie d’enfance qui ne donnait qu’avec peine sa confiance, ne se livrait que rarement, qu’il fallait souvent deviner ce qui se cachait derrière son petit front volontaire et fermé. Elle n’a pas changé. Mais elle doit se méfier de sa sensibilité, la pauvre enfant, il faut le lui dire du reste. Vois les tours qu’elle peut lui jouer lorsqu’elle n’est pas mise sur ses gardes… Jules Paulet, depuis la scène de la bibliothèque, a quelque chose d’exaspéré dans les yeux. Sans doute, se demande-t-il, quelle est la nature du sentiment qui subsiste au fond du cœur de Josephte à ton égard. Il n’ose questionner notre petite dont le caractère se prêtera mal à ce que j’appellerai, moi, une maladresse d’amoureux. Mais ceux-ci, quand ils sont sincères, sont précisément des maladroits. Et Jules Paulet aime sincèrement Josephte. Oh ! sans doute, il peut se trouver des prétendants plus intelligents, supérieurs au point de vue noblesse de sentiment. Mais il n’est pas à dédaigner tout de même… tant s’en faut. Comme tu le vois, mon enfant, je mets les choses au point d’une façon très claire. Tu ne m’en voudras point, je suis sûre, et tu admettras avec moi, que lors de ton arrivée les choses étaient ainsi, et que ni toi, ni moi n’y pouvons rien changer maintenant… C’est Josephte qui tient entre ses mains son avenir. Et au fond, malgré sa sensibilité, elle a une petite tête froide très décidée. Elle reprend vite son aplomb, au moral comme au physique. Je ne crois pas que la scène de l’autre soir se renouvelle souvent… Si j’avais pu me douter d’une pareille frasque de la part d’Hélène Paulet… Quoique à vrai dire, à quelles aventures abracadabrantes ne songent pas ce froufrou que Josephte persiste à aimer beaucoup et à laquelle elle pardonne tout. Cette fois, Hélène dut plaider plus qu’à l’ordinaire. Elle accourait hier pour tout expliquer, pour s’excuser avec presque des larmes dans la voix. J’observais Josephte durant les protestations d’Hélène Paulet. Il y avait plus que de la vexation dans la physionomie de notre petite, on eût dit quelque chose d’hostile, visible pour la première fois, à l’endroit d’Hélène. Mais aussi quels éloges Hélène a faits de toi, de ton amabilité à son égard, de tes talents comme danseur, de causeur, etc. Je crois, mon cher enfant, qu’aucune jeune fille n’aime à entendre ainsi parler, par une autre, d’un jeune homme pour lequel elle a beaucoup d’amitié sinon de l’amour. Et tu vois fort bien que si Josephte te tient rigueur comme elle le fait, ce n’est sûrement pas parce qu’elle éprouve de l’indifférence pour toi.

Quelle longue lettre ! Mais je vous aime beaucoup tous les deux. Je ne veux pas que vous entraviez l’un et l’autre, et l’un par l’autre, votre avenir. Puisque le hasard, ou plutôt la Providence, vous remet de nouveau en présence, essayons d’en tirer des éléments de joie, de bonheur même, si les circonstances s’y prêtent davantage. Tu me comprends à demi-mot, mon petit Michel, n’est-ce pas ? Si tu savais quelle confiance j’ai déjà en ta jeune sagesse, en ton caractère que les épreuves ont trempé.

Et maintenant, c’est entendu, tu seras à notre soirée du trente novembre. Tu danseras avec Josephte, simplement, aimablement, comme si tu l’avais quittée la veille… Compte sur moi pour arranger les choses. Et au bon moment… Il y aura entre nous désormais, veux-tu, une sorte de complicité affectueuse. Nous ferons tout pour le bonheur de Josephte, ce qui ne voudra peut-être pas dire contre ton propre bonheur, mon enfant. Tant de petits faits inattendus se produisent parfois dans le monde et viennent changer le cours de notre vie.

Et maintenant, il faut sceller ce pacte entre nous, n’est-ce pas ? Laisse-m’en solder les frais. Ouvre la petite enveloppe ci-incluse et sers-toi de son contenu pour acheter tout ce dont tu auras besoin pour égaler, d’un peu près, la coutumière élégance de Jules Paulet. Ne me fais pas le chagrin de refuser. Mon cœur recevrait mal ce choc. Dis-toi que mon cher Olivier m’inspire en tout ceci, et accepte ce cadeau en son nom et au mien. Je n’ai pas besoin de t’en demander le secret.

Je ne veux pas même que tu me remercies du regard. J’agis maternellement avec toi en ce moment.

À bientôt, mon cher enfant, n’est-ce pas ?

Mathilde Précourt


Montréal, 21 novembre 1849. »


Les sentiments les plus contradictoires agitèrent l’âme de Michel à la lecture de la lettre de Mathilde Précourt.


Les sentiments les plus contradictoires agitèrent l’âme de Michel à la lecture de la lettre de Mathilde Précourt. Il lui semblait qu’on le couvrait de chaînes tout en mettant à ce geste la plus grande bonté. On lui dictait sa conduite dans tel ou tel sens. On ne lui permettait pas de s’en écarter au nom de celui dont son passé demeurait comme auréolé : son protecteur, Olivier Précourt. Un moment, Michel songea à échapper à cette domination. Son retour aux États-Unis, qui n’étonnerait personne, ne serait pas une folle équipée, puisque la veuve de Rodolphe DesRivières l’y rappelait avec affection. Elle envisageait même certains projets d’avenir à son égard.

L’amour que Michel portait à Josephte triompha de tout. S’il fallait perdre cette enfant qui était tout pour lui, eh bien ! il verrait à qui serait confié cet être d’élite… Il voulait étudier davantage Jules Paulet que madame Précourt prisait au point de ne pas hésiter à lui confier le bonheur de Josephte. Ce fut en gémissant un peu que Michel se décida à suivre de point en point les conseils de sa princesse de jadis. Oui, il irait à la soirée du trente novembre, se ferait élégant et danserait avec Josephte. Mais Josephte que serait-elle envers lui ? Un seul point délicat, traité à peine, dans la lettre, donnait de l’espoir à Michel. « Josephte, avait écrit sa belle-sœur. n’avait pas aimé les éloges d’Hélène à son sujet, ni les preuves de ses relations assez fréquentes avec la jeune fille. » Était-ce simplement attribuable, comme le croyait Mme Précourt à la sentimentalité facilement exclusive chez une femme ? Ou bien Josephte ignorait-elle l’état véritable de son cœur ? Son affection pour lui, Michel, était si vive, si entière, il n’y avait de cela que quelques années, après tout. Si le cœur de Josephte ressemblait un peu au sien, rien ne devait avoir beaucoup changé, et seules certaines contingences impérieuses de la vie avaient pu mettre cette barrière dans la manifestation de leurs sentiments. Mais on pouvait s’expliquer amicalement là dessus… du moins, Michel voulait l’espérer, quoique cette Josephte si belle, si réservée, si froide, oui à son égard du moins lui parût mystérieuse et un peu inaccessible… Peut-être ne luttait-elle plus contre l’amour que lui inspirait Jules Paulet ?… Cet amour refoulait en tout cas, éteignait peu à peu, l’affection que Josephte avait jadis pour lui. Car comment, se disait tristement Michel, interpréter autrement la réserve glaciale de Josephte ?

Michel se secoua enfin. Il se remit à sa table de travail et s’efforça de ne penser qu’au droit parlementaire canadien… Mais quoi qu’il fît, l’image de Josephte reparaissait sans cesse devant lui ; elle semblait lui reprocher sa partialité pour Hélène Paulet. Elle demeurait vraiment victorieuse et maîtresse de la place. Michel se leva avec un geste d’impatience. Il reprit son fauteuil, il se mit à fumer. « Quelle incompréhension chez Josephte, pensait-il. »

Hélène Paulet l’amusait, oui, certes, mais ne lui plaisait que fort peu. Il lui préférait de beaucoup sa sœur Blanchette.

Et si son cœur n’était pas rempli du seul souvenir de Josephte, il se serait facilement attaché à cette enfant qui lui témoignait vraiment beaucoup de véritable et sincère sympathie. Qu’elle ressemblait à Josephte, certains soirs, alors qu’elle se glissait dans une ombre discrète. Allons, le psychologue qui déclarait qu’un homme demeurait presque toujours fidèle, durant sa vie, à un certain type de femme, pouvait bien avoir dit vrai.

Le droit parlementaire canadien eut vraiment à souffrir, ce soir-là, de toutes ces réflexions sentimentales de Michel. Il ne fut pas repris. Il ne put même obtenir le moindre petit regard d’intérêt.