Le monde enchanté/La Bonne Femme

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La bonne femme et 3 enfants
La bonne femme et 3 enfants

IX.

MADEMOISELLE DE LA FORCE.


LA BONNE FEMME.



Il y avait une fois une bonne femme qui avait de l’honnêteté, de la franchise et du courage. Elle avait senti tous les revers qui sont capables d’agiter la vie.

Elle avait été à la cour, et y avait éprouvé tous les orages qui y sont si ordinaires : trahisons, perfidies, point de bonne foi, perte de biens, perte d’amis. De sorte que, rebutée d’être dans un lieu où la dissimulation et l’hypocrisie ont établi leur empire, et lassée d’un commerce où les cœurs ne se montrent jamais tels qu’ils sont, elle résolut de quitter son pays, et de s’en aller si loin, qu’elle pût oublier tout le monde, et qu’on n’entendit jamais parler d’elle.

Quand elle crut être bien éloignée, elle fit une petite maisonnette dans un lieu où la situation était extrêmement agréable. Tout ce qu’elle put faire fut d’acheter un petit troupeau dont le lait servait à sa nourriture et la toison pour se vêtir.

À peine fut-elle quelque temps de la sorte, qu’elle se trouva heureuse. « Il est donc un état dans la vie où l’on peut être contente, disait-elle, et, par le choix que j’ai fait, je n’ai plus rien à désirer. » Elle allait tous les jours filant sa quenouille, et conduisant son petit troupeau ; elle aurait bien souhaité quelquefois d’avoir de la compagnie, mais elle en craignait le danger.

Elle s’était insensiblement accoutumée à la vie qu’elle menait, quand un jour, voulant ramasser son troupeau, il se mit à se répandre par la campagne et à la fuir. Il la fuit en effet si bien, qu’en peu de temps elle ne vit plus un seul de ses moutons. « Suis-je un loup ravisseur ? s’écria-t-elle ; que veut dire cette merveille ? » Et appelant sa brebis la mieux aimée, elle ne reconnut plus sa voix ; elle courut après. « Je me consolerai de perdre tout le troupeau, lui disait-elle, pourvu que tu me demeures. » Mais l’ingrate le fut jusqu’au bout, elle s’en alla avec le reste.

La bonne femme fut très affligée de la perte qu’elle avait faite. « Je n’ai plus rien, s’écriait-elle ; encore peut-être que je ne trouverai pas mon jardin et que ma petite maison ne sera plus à sa place. »

Elle s’en retourna tout doucement, car elle était bien lasse de la course qu’elle avait faite : des fruits et des légumes la soutinrent quelque temps avec une provision de fromage.

Elle commençait à voir la fin de toutes ces choses. « Fortune, disait-elle, tu as beau me chercher pour me persécuter, aux lieux même les plus reculés, tu n’empêcheras pas que je ne sois prête à voir les portes de la mort sans frayeur, et après tant de travaux je descendrai avec tranquillité dans les lieux paisibles. »

Elle n’avait plus de quoi filer, elle n’avait plus de quoi vivre ; et, s’appuyant sur sa quenouille, elle prit son chemin dans un petit bois, et cherchant de l’œil une place pour se reposer, elle fut bien étonnée de voir courir vers elle trois petits enfants, plus beaux que le plus beau jour. Elle fut toute réjouie de voir une si gracieuse compagnie. Ils lui firent cent caresses, et se mettant à terre pour les recevoir plus commodément, l’un lui passait ses petits bras autour du cou, l’autre la prenait par derrière, et le troisième l’appelait sa mère. Elle attendit longtemps pour voir si on ne les viendrait point chercher, croyant que ceux qui les avaient amenés là ne manqueraient pas de les venir reprendre. Tout le jour se passa sans qu’elle vît personne.

Elle se résolut à les mener chez elle et crut que le ciel lui rendait ce petit troupeau en la place de celui qu’elle avait perdu. Il était composé de deux filles qui n’avaient que deux et trois ans, et d’un petit garçon qui en avait cinq. Ils avaient chacun de petits cordons pendus au cou, auxquels étaient attachés de petits bijoux. L’un était une cerise d’or émaillée d’incarnat, et il y avait gravé tout autour ces paroles : Lirette. Elle crut que c’était le nom de la petite fille, et elle se résolut de l’appeler ainsi. L’autre était une azerole où il y avait écrit Mirtis. Et le petit garçon avait une amande d’un bel émail vert, où il y avait autour Finfin. La bonne femme comprit bien que c’étaient leurs noms.

Les petites filles avaient quelques pierreries à leurs coiffures, et plus qu’il n’en fallait pour mettre la bonne femme à son aise. Elle eut bientôt acheté un autre troupeau et se donna les commodités nécessaires pour nourrir son aimable famille. Elle leur faisait pour l’hiver des habits d’écorces d’arbres, et l’été ils étaient vêtus de toile de coton bien blanche. Tout petits qu’ils étaient, ils gardaient leur troupeau. Et pour cette fois leur troupeau leur fut fidèle ; il leur était plus docile et plus obéissant qu’à de grands chiens qu’ils avaient, et ces chiens étaient doux et flatteurs pour eux.

Ils croissaient à vue d’œil, et ils passaient leur vie dans une grande innocence ; ils aimaient la bonne femme, et ils s’aimaient infiniment tous trois.

Ils s’occupaient à garder leurs moutons, quelquefois ils pêchaient à la ligne, ils tendaient des rets pour prendre des oiseaux, ils travaillaient à un petit jardin qu’ils avaient et ils employaient leurs mains délicates à faire venir des fleurs.

Il y avait un rosier, que la jeune Lirette aimait fort ; elle l’arrosait souvent, elle en prenait beaucoup de soin ; elle ne trouvait rien de si beau que la rose, elle l’aimait sur toutes les fleurs. Il lui prit une fois envie d’entr’ouvrir un bouton, et elle s’occupait à en chercher le cœur, quand elle se piqua le doigt avec une épine. Cette blessure lui fut fort sensible, elle se mit à pleurer ; et le beau Finfin, qui ne la quittait guère, s’étant approché, pleura aussi de la douleur qu’elle ressentait. Il prit son petit doigt, le pressait, et en faisait sortir le sang tout doucement.

La bonne femme, qui vit leur alarme pour cette blessure, s’approcha d’eux ; et sachant ce qui l’avait causée :

« Quelle curiosité aussi, lui dit-elle. Pourquoi dépouiller cette fleur que vous aimez tant ?

— Je voulais son cœur, reprit Lirette.

— Ces idées sont toujours funestes, répliqua la bonne femme.

— Mais, ma mère, interrompit Lirette, pourquoi cette fleur qui est si belle et qui me plaît tant a-t-elle des épines ?

— Pour vous montrer, poursuivit la bonne femme, qu’il faut nous défier de la plupart des choses qui plaisent à nos yeux, et que les objets les plus agréables cachent des pièges qui peuvent nous être mortels.

— Comment, reprit Lirette, il ne faut donc pas aimer tout ce qui paraît aimable ?

— Non sans doute, lui dit la bonne femme, et il s’en faut bien garder.

— Mais j’aime mon frère de tout mon cœur, reprit-elle ; il est si beau et si charmant !

— Vous pouvez aimer votre frère, reprit sa mère ; mais s’il n’était pas votre frère, vous ne le devriez pas aimer. »

Lirette branlait la tête, et trouvait cette règle bien dure. Finfin était cependant toujours occupé de son doigt. Il pressait sur la piqûre du jus de feuilles de roses et il l’en enveloppait. La bonne femme lui demandant pourquoi il faisait cela :

« Parce que je crois, lui dit-il, que le remède peut venir de la même cause dont est parti le mal. »

La bonne femme sourit de ce raisonnement.

« Mon cher enfant, lui répondit-elle, ce n’est pas en cette occasion.

— Je croyais que c’était en tout, reprit-il, car quelquefois que Lirette me regarde, elle me trouble entièrement, je me sens tout ému ; et le moment d’après, ses mêmes regards me font un plaisir que je ne saurais vous dire : quand elle me gronde quelquefois, je suis très touché ; mais qu’elle me dise enfin une parole de douceur, je me trouve tout joyeux. »

La bonne femme admirait ce que ses enfants étaient capables de penser ; elle ne savait ce qu’ils étaient les uns aux autres, et elle craignait qu’ils ne vinssent à s’aimer trop. Elle eût bien voulu savoir s’ils étaient frères ; son ignorance la mettait dans une terrible inquiétude. Leur grande jeunesse la rassurait.

Finfin était déjà tout rempli de soins pour la petite Lirette ; il l’aimait mieux que Mirtis. Il lui avait une fois donné des perdreaux les plus jolis du monde, qu’il avait pris. Elle en avait élevé un qui devint perdrix, dont le plumage était fort beau ; Lirette l’aimait infiniment et la donna à Finfin. Elle le suivait partout ; il lui apprenait mille choses divertissantes. Il l’avait une fois menée avec lui, tandis qu’il gardait son troupeau ; il ne trouva plus sa perdrix, il la chercha, il s’affligea extrêmement de sa perte. Mirtis le voulut consoler ; mais elle n’y réussit pas.

« Ma sœur, lui dit-il, je suis au désespoir. Lirette sera fâchée, tout ce que vous me dites ne diminue point ma douleur.

— Eh bien ! mon frère, lui dit-elle, nous nous lèverons demain de bon matin, et nous en irons chercher une autre ; je ne saurais vous voir affligé comme vous l’êtes. »

Lirette arriva comme elle disait cela, étayant su le chagrin de Finfin, elle se mit à sourire.

« Mon cher frère, lui dit-elle, nous retrouverons une autre perdrix ; il n’y a que l’état où je vous vois qui me fait de la peine. » Ces paroles suffirent pour ramener la sérénité et le calme dans le cœur et sur le visage de Finfin.

« Pourquoi, disait-il en lui-même, Mirtis ne m’a-t-elle pu remettre l’esprit par ses bontés ? et Lirette l’a fait d’un seul petit mot ; elles sont trop d’être deux, lirette me suffit. »

D’autre part, Mirtis voyait bien que son frère faisait de la différence d’elle à Lirette. « Nous ne sommes pas ici assez de trois, disait-elle, il faudrait que j’eusse un autre frère qui m’aimât autant que Finfin aime sa sœur. »

Lirette avait déjà douze ans, Mirtis treize et Finfin quinze, quand un soir, après souper, ils étaient tous assis au devant de leur maisonnette avec la bonne femme qui les instruisait de cent choses agréables. Le jeune Finfin, voyant Lirette qui se jouait avec le bijou qu’elle avait au cou, il demanda à sa chère mère à quoi il était bon. Elle lui répondit qu’elle les avait trouvés en ayant chacun un, lorsqu’ils étaient tombés entre ses mains. Et lors Lirette dit :

« Si le mien voulait faire ce que je dirais, je serais bien aise.

— Eh ! que voudriez-vous ? lui demanda Finfin.

— Vous l’allez voir, » dit-elle ; et lors prenant le bout de son cordon : « Petite cerise, continua-t-elle, je voudrais avoir une belle maison de roses. »

En même temps, ils entendirent un petit bruit derrière eux ; Mirtis se tourna la première et fit un grand cri : elle avait raison de le faire, car en la place de la maisonnette de la bonne femme il y en parut une, la plus charmante que l’on eût pu voir. Elle n’était pas élevée, le toit en était tout de roses, aussi bien en hiver qu’en été. Ils y furent et entrèrent dedans ; ils y trouvèrent des appartements agréables, meublés avec magnificence. Au milieu de chaque chambre, il y avait un rosier toujours fleuri dans un vase précieux ; et dans la première où l’on entra, on retrouva la perdrix de Finfin, qui vola sur son épaule, et qui lui fit cent caresses.

« N’y a-t-il qu’à souhaiter ? » dit Mirtis. Et prenant son cordon : « Petite azerole, poursuivit-elle, donnez-nous un jardin plus beau que le nôtre. »

À peine eut-elle achevé de parler, qu’il s’en présenta un devant leurs yeux d’une beauté extraordinaire, où tout ce qui se peut imaginer pour contenter tous les sens se trouvait dans la dernière perfection.

Ces jeunes enfants se mirent d’abord à courir dans les belles allées, dans les parterres et au bord des fontaines.

« Souhaitez quelque chose, mon frère, lui dit Lirette.

— Mais je ne désirerais, lui dit-il, que d’être aimé de vous autant que je vous aime.

— Oh ! lui répondit-elle, c’est à mon cœur à vous satisfaire, la chose ne saurait dépendre de votre amande.

— Hé bien, dit Finfin, amande, petite amande, je voudrais qu’il s’élevât près d’ici une grande forêt où le fils du roi vint chasser, et qu’il devînt amoureux de Mirtis.

— Que vous ai-je fait ? répondit cette belle fille, je ne veux point sortir de la vie innocente que nous menons.

— Vous avez raison, mon enfant, lui dit la bonne femme, et je reconnais votre sagesse à des sentiments si réglés : aussi bien on dit que ce roi est un cruel, un usurpateur, qui a fait mourir le véritable roi et toute sa famille ; peut-être que le fils ne sera pas meilleur que le père. »

Cependant la bonne femme était toute étonnée des souhaits étranges de ces miraculeux enfants ; elle ne savait que penser.

Quand la nuit fut venue, elle se retira dans la maison des roses, et elle apprit le lendemain qu’il y avait une grande forêt auprès de sa maison. Ce fut un fort beau lieu de chasse pour nos jeunes bergers ; Finfin y prenait souvent à la course des biches, des daims et des chevreuils.

Il donna un faon plus blanc que la neige à la belle Lirette ; il la suivait comme la perdrix suivait Finfin ; et quand ils se séparaient pour quelques moments, ils s’écrivaient par eux : c’était la plus jolie chose du monde.

Cette petite troupe vivait ainsi paisiblement, s’occupant à divers exercices suivant les saisons. Ils gardaient toujours leur troupeau ; mais l’été leurs occupations étaient plus douces. Ils chassaient extrêmement l’hiver ; ils avaient des arcs et des flèches et faisaient quelquefois des courses pénibles après lesquelles ils revenaient au petit pas et tout gelés dans la maison des roses.

La bonne femme les recevait avec un grand feu ; elle ne savait par lequel commencer pour les réchauffer.

« Lirette, ma fille Lirette, lui disait-elle, approchez vos petits pieds ; » et mettant Mirtis dans son sein : « Mirtis, mon enfant, continuait-elle, donnez-moi vos belles mains que je les échauffe ; et vous, mon fils Finfin, approchez-vous. » Et les mettant dans un bon canapé tous trois, elle leur rendait ses soins fort agréables par ses manières et sa douceur ; ils vivaient ainsi dans une paix charmante. La bonne femme admirait la sympathie qu’il y avait entre Finfin et Lirette, car Mirtis était aussi belle et n’avait pas des qualités moins aimables, et cependant il s’en fallait bien que Finfin l’aimât si vivement. « S’ils sont frères, comme je le crois, disait la bonne femme, à leur beauté sans pareille, que ferai-je ? Ils sont si égaux en tout, qu’ils sont assurément formés d’un même sang. Si la chose est, cette amitié serait très dangereuse ; s’ils ne se sont rien, je puis la rendre légitime en les mariant, et ils m’aiment tant, les uns et les autres, que cette union ferait la joie et le repos de mes jours. »

Dans l’ignorance où elle était, elle avait défendu à Lirette, qui était déjà un peu grande, de se trouver jamais seule avec Finfin, et elle avait ordonné à Mirtis d’être toujours avec eux. Lirette lui obéissait avec une entière soumission, et Mirtis faisait aussi ce qu’elle lui avait recommandé. Elle avait entendu parler d’une habile fée ; elle résolut de l’aller trouver pour s’éclaircir du sort de ces enfants.

Un jour que Lirette avait une légère incommodité, Mirtis et Finfin allèrent à la chasse : la bonne femme vit que cette occasion était commode pour aller trouver madame Tu-tu ; la fée s’appelait ainsi. Elle laissa donc Lirette à la maison des roses, et comme elle avançait son chemin, elle rencontra le faon de lirette, qui allait vers la forêt, et elle vit en même temps la perdrix de Finfin qui en revenait. Ils se joignirent tous deux près d’elle. Ce ne fut pas sans étonnement qu’elle leur vit à chacun un petit ruban au col avec un papier. Elle appela la perdrix, qui vola à elle, et lui prenant le papier, elle y trouva ces vers :


BILLET.


Volez, chère perdrix, allez trouver Lirette ;
Je meurs pour un moment que j’en suis séparé.
Peignez-lui mon ardeur et ma peine discrète.
Hélas ! je suis presque assuré
Qu’une passion si parfaite
Ne se fait point sentir à son cœur endurci.

Je serais content si Lirette
Pouvait un jour avoir un semblable souci.

« Quelles paroles ! s’écria la bonne femme, quelles expressions ! La simple amitié ne s’explique pas avec tant de feu. »

Et arrêtant le faon, qui lui vint lécher la main, elle détacha son papier, elle l’ouvrit, et trouva ces paroles :

BILLET.

Le jour s’en va finir, et vous chassez encore ;
Revenez, aimable Finfin.
Vous êtes parti ce matin
Avant le lever de l’aurore.
Quelle absence ! bon Dieu ! n’a-t-elle point de fin ?

« Voilà comme l’on faisait quand j’étais dans le monde, continua la bonne femme. Qui en a tant appris à Lirette dans ce désert ? Comment ferai-je pour couper de bonne heure la racine d’un mal si pernicieux ?

— Eh ! Madame, de quoi vous inquiétez-vous ? lui dit alors la perdrix ; laissez-les faire, ceux qui les conduisent en savent plus que vous. »

La bonne femme demeura toute interdite ; elle comprit bien que la perdrix parlait par la force d’un art surnaturel. Les billets lui tombèrent des mains de frayeur ; le faon et la perdrix les ramassèrent, l’un courut et l’autre vola, et la perdrix lui chanta si souvent Tu-tu, qu’elle crut que cette puissante fée la faisait parler. Elle se remit un peu après cette réflexion ; et n’ayant pas la force d’achever son petit voyage, elle reprit le chemin de la maison des roses.

Cependant Finfin et Mirtis avaient chassé tout le long du jour, et, étant las, ils avaient posé leur gibier à terre et s’étaient couchés sous un arbre pour se reposer ; ils s’endormirent.

Le fils du roi chassait aussi ce jour-là dans cette forêt ; il s’écarta de ses gens, et vint dans l’endroit où se reposaient nos deux jeunes bergers : il les considéra quelque temps avec admiration. Finfin avait la tête appuyée sur sa trousse et Mirtis avait la sienne sur l’estomac de Finfin.

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Le prince la trouva si belle, qu’il descendit précipitamment de cheval et la regardait avec une grande attention. Il jugea, à leurs panetières et à la simplicité de leurs habits, que ce n’étaient que des bergers : il en soupira de douleur, parce qu’il avait déjà soupiré d’amour : cet amour même fut suivi, dans un instant, de la jalousie. La manière dont ces jeunes gens étaient lui fit croire qu’une telle familiarité ne venait que de l’amour qui les unissait.

Dans cette pensée inquiète, ne pouvant souffrir un sommeil trop long, il toucha de son épieu le beau Finfin. Il se réveilla en sursaut, et, voyant un homme devant lui, il porta la main sur le visage de Mirtis et l’éveilla aussi, en l’appelant sa sœur ; parole qui rassura, dans le même moment, le jeune prince.

Mirtis se leva toute étonnée ; elle n’avait jamais vu que Finfin. Le jeune prince était du même âge qu’elle. Il était superbement vêtu, il avait un visage tout rempli d’agréments. Il lui dit d’abord bien des douceurs ; elle les entendit avec un plaisir qu’elle n’avait pas encore senti ; et elle y répondit d’une manière naïve, pleine de grâce. Finfin voyait qu’il se faisait tard, et le faon était venu lui apporter son billet ; il dit à sa sœur qu’il fallait se retirer.

« Venez, mon frère, dit-elle au jeune prince, en lui tendant la main, venez avec nous dans la maison des roses. »

Comme elle croyait Finfin son frère, elle pensait que tout ce qui était joli comme lui le devait être aussi.

Le jeune prince ne se fit pas prier pour la suivre. Finfin chargea le dos de son faon de la chasse qu’il avait faite, et le beau prince porta l’arc et la trousse de Mirtis.

En cet état, ils arrivèrent à la maison des roses. Lirette fut au-devant d’eux ; elle fit un accueil riant au prince, et se tournant vers Mirtis : « Je suis bien aise, lui dit-elle, que vous ayez fait une si belle chasse. » Ils furent tous ensemble trouver la bonne femme, à qui le prince fit savoir sa naissance. Elle eut grand soin d’un hôte si illustre, elle lui donna un beau logement.

Il demeura ainsi deux ou trois jours avec elle, et ce fut assez pour achever de s’enflammer pour Mirtis, selon que Finfin l’avait demandé à sa petite amande.

Cependant les gens du prince avaient été bien étonnés de ne le point voir. Ils avaient trouvé son cheval, et ils craignaient que quelque accident funeste ne lui fût arrivé. On le cherchait partout, et le méchant roi qui était son père était dans une grande fureur de ce qu’on ne le trouvait point. La reine sa mère, qui était vertueuse, et sœur du roi qu’il avait fait cruellement mourir, était dans une douleur inconcevable de la perte de son fils.

Dans son extrême affliction, elle envoya chercher secrètement madame Tu-tu, qui était son ancienne amie, mais qu’il y avait longtemps qu’elle n’avait vue, parce que le roi la haïssait, et lui avait fait de sanglantes pièces en une personne aimée. Madame Tu-tu se rendit, sans qu’on l’aperçût, dans le cabinet de la reine. Après qu’elles se furent bien embrassées, car il n’y a pas une grande différence d’une fée à une reine, ayant presque le même pouvoir, la fée Tu-tu lui dit qu’elle verrait bientôt son fils, qu’elle la priait de ne point s’inquiéter et de ne prendre aucun chagrin de ce qu’elle verrait arriver ; qu’elle serait bien trompée, ou qu’elle lui promettait une joie à laquelle elle ne s’attendait pas, et qu’elle serait un jour la plus heureuse de toutes les créatures.

Les gens du roi s’enquirent tant du prince et le cherchèrent avec tant de soin, qu’étant arrivés à la maison des roses, ils le trouvèrent.

Ils le ramenèrent au roi, qui le gronda brutalement, comme s’il n’eût pas été le plus joli garçon du monde. Il vivait triste auprès de son père, pensant à la belle Mirtis. Enfin son chagrin parut si fort sur son visage, qu’il fut obligé d’en faire confidence à la reine sa mère, qui le consolait extrêmement. « Si vous vouliez monter sur votre belle haquenée, lui disait-il, et venir à la maison des roses, vous seriez charmée de ce que vous y verriez. » La reine y consentit volontiers ; elle y mena son fils, qui fut ravi de revoir sa chère maîtresse.

La reine fut étonnée de sa grande beauté, de celle de Lirette et de Finfin. Elle les embrassa avec autant de tendresse que s’ils eussent tous été ses enfants, et conçut dès ce moment même une grande amitié pour la bonne femme.

Elle admira la maison, le jardin, toutes les singularités qu’elle y vit. Quand elle fut retournée, le roi voulut qu’elle lui rendît compte de son voyage : elle le fit naturellement. Il lui prit une forte envie d’aller voir aussi tant de merveilles. Son fils lui demanda la permission de l’accompagner ; il y consentit d’un air bourru, parce qu’il ne faisait jamais rien de bonne grâce. D’abord qu’il vit la maison des roses, il la convoita ; il ne prit pas seulement garde aux charmants habitants de ces beaux lieux ; et pour commencer à s’en emparer, il dit qu’il y voulait coucher ce soir-là.

La bonne femme fut très fâchée d’une telle résolution. Elle entendit un tintamarre, et vit un désordre chez elle qui l’effraya. « Qu’allez-vous devenir, s’écria-t-elle, heureuse tranquillité que je goûtais ? Le moindre air de fortune renverse tout le calme de la vie. »

Elle donna au roi un lit excellent et se retira en un coin du logis, avec sa petite famille. Quand le méchant roi fut couché, il lui fut impossible de dormir, et ouvrant les yeux, il vit au pied de son lit une petite vieille qui n’était pas plus haute que le coude et qui était aussi large ; elle avait de grandes lunettes qui couvraient tout son visage, elle lui faisait des grimaces effroyables. Les lâches sont sujets à la peur ; il en eut une épouvantable et il sentit en même temps mille pointes d’aiguilles qui le perçaient de toutes parts. Dans un si grand tourment de corps et d’esprit, il fut éveillé toute la nuit ; et l’on fît un bruit étrange. Le roi tempêtait et disait des paroles qui n’étaient point du tout bienséantes à sa dignité. « Dormez, dormez, Sire, lui dit la perdrix, ou laissez-nous dormir. Si l’état de la royauté est rempli de tant d’inquiétudes, j’aime encore mieux être perdrix que d’être roi. » Ce prince acheva de s’épouvanter à ces paroles ; il commanda qu’on prit la perdrix qui se reposait dans une jatte de porcelaine ; mais elle s’enfuit à cet ordre et s’envola en lui battant des ailes sur le visage.

Il avait toujours la même vision, et il sentait les mêmes piqûres ; il était fort effrayé, sa colère en devint plus furieuse.

« Ah ! dit-il, c’est un charme de cette sorcière qu’on appelle la bonne femme ; il faut que je me délivre d’elle et de toute sa race, et que je la fasse mourir. »

Il se leva, ne pouvant demeurer dans son lit, et dès que le jour parut, il commanda à ses gendarmes de prendre toute l’innocente petite famille, et de la conduire dans des cachots. Il se les fit amener devant lui, pour être témoin de leur désespoir. Les charmants visages, qui étaient tout arrosés de pleurs, ne le touchaient point, au contraire, il en avait une maligne joie.

Son fils, dont le tendre cœur était déchiré par un spectacle si sensible, ne pouvait tourner les yeux sur Mirtis, sans ressentir une douleur à laquelle rien n’était comparable.

Un véritable amant, dans ces occasions, souffre encore plus que la personne aimée.

On prit ces pauvres innocents, et on les emmenait déjà, quand le jeune Finfin, qui n’avait point d’armes pour opposer à ces barbares, prit tout d’un coup le cordon de son col.

« Petite amande, s’écria-t-il, je voudrais que nous pussions être hors de la puissance du roi.

— Avec ses plus grands ennemis, ma chère cerise, continua Lirette.

— Et que nous emmenions le beau prince, mon azerole, » poursuivit Mirtis.

Ils avaient à peine proféré ces paroles, qu’ils se trouvèrent tous dans un char avec le prince, la perdrix et le faon, et, s’élevant en l’air, ils eurent bientôt perdu de vue le roi et la maison des roses. Dès que Mirtis eut fait son souhait, elle s’en repentit ; elle connut bien qu’elle s’était laissé inconsidérément emportera un premier mouvement dont elle n’avait pas été la maîtresse ; aussi, pendant toute la route, elle tint les yeux baissés, et elle eut une grande honte. La bonne femme lui jeta un coup d’œil sévère.

« Ma fille, lui dit-elle, vous n’avez pas bien fait de séparer le prince de son père ; quelque injuste qu’il soit, il ne doit point le quitter.

— Ah ! Madame, lui répondit le prince, ne trouvez pas mauvais que j’aie la douceur de vous suivre ; je respecte le roi mon père : mais je m’en serais cent fois allé sans la vertu, la bonté et la tendresse de la reine ma mère, qui m’ont toujours retenu. »

En achevant ces paroles, ils se trouvèrent devant un beau palais, où étant descendus, madame Tu-tu vint au-devant d’eux. C’était la plus jolie personne du monde, jeune, vive, gaie. Elle leur fit cent honnêtetés et leur avoua que c’était elle qui leur avait fait tous les plaisirs qu’ils avaient eus dans leur vie, et qui leur avait donné de même la cerise, l’azerole et l’amande, dont la vertu était finie, puisqu’elle les avait auprès d’elle.

S’adressant particulièrement au prince, elle lui dit qu’elle avait entendu parler mille fois des déplaisirs que son père lui avait faits, qu’elle l’avertissait d’avance qu’il ne l’accusât pas du mal qui lui pourrait arriver ; qu’à la vérité elle lui faisait bien quelques malices, mais que c’était là tout au plus où pouvait aller sa vengeance.

Après cela, elle les assura qu’ils seraient tous très heureux chez elle ; qu’ils auraient des troupeaux à garder, des houlettes, des arcs, des flèches et des lignes ; qu’ils se divertiraient à cent plaisirs différents. Elle leur donna des habits de bergers d’une gentillesse infinie, et au prince comme aux autres : leurs noms et leurs devises étaient sur leurs houlettes. Dès le soir même, le jeune prince changea la sienne avec celle de l’aimable Mirtis.

Le lendemain, madame Tu-tu les mena dans les plus charmantes promenades du monde, et leur montra de bons pâturages pour leurs moutons et un beau pays pour la chasse.

« Vous pouvez, leur dit-elle, aller de ce côté jusqu’à cette belle rivière ; n’allez jamais jusqu’à l’autre bord et de ce côté-là ; chassez dans les bois : mais prenez garde, continua-t-elle, de passer un grand chêne qui est au milieu de la forêt ; il est fort remarquable, parce qu’il a les racines et le tronc de fer. Si vous allez plus avant, il pourrait vous arriver des malheurs dont je ne saurais vous garantir ; et après cela, je ne serais peut-être pas en état de vous secourir promptement, car une fée a bien de l’occupation. »

Ces jeunes bergers l’assurèrent qu’ils feraient exactement ce qu’elle leur prescrivait ; et se mettant à conduire leur troupeau tous quatre, madame Tu-tu demeura avec la bonne femme. Elle remarqua quelque inquiétude dans son air :

« Qu’avez-vous, Madame ? lui dit-elle ; quel nuage s’élève dans votre esprit ?

— Je ne vous nierai point, reprit la bonne femme, que j’ai de la peine de les laisser ainsi tous ensemble. Il y a quelque temps que je vois avec chagrin que Finfin et Lirette s’aiment peut-être plus que de raison ; et voici, pour m’accabler, une autre amitié qui se forme : le prince et Mirtis ne se haïssent pas ; je crains d’abandonner leur jeunesse à l’égarement de leur cœur.

Vous avez si bien élevé ces deux jeunes filles, répliqua madame Tu-tu, que vous ne devez rien craindre ; je réponds de leur sagesse : je vais vous éclaircir de leur destin. »

Elle lui apprit que Finfin était fils du méchant roi, et frère du prince ; que Mirtis et Lirette étaient sœurs et filles du défunt roi qu’il avait fait mourir, frère de la reine sa femme et que ce cruel roi avait épousée, qu’ainsi ils étaient fort proches parents ; que ce méchant roi, étant monté sur le trône, après avoir commis mille horreurs, les voulut combler en faisant mourir ces deux petites princesses ; que la veuve fit tout ce qu’elle put pour l’en empêcher, et que n’y pouvant réussir, elle l’avait appelée à son secours ; qu’alors elle avait dit à la reine qu’elle les sauverait, mais qu’elle ne le pouvait faire à moins qu’elle ne prît aussi son fils aîné, qu’elle lui répondait qu’elle le revenait un jour heureux ; qu’à ces conditions la reine avait consenti à une séparation qui lui paraissait d’abord dure ; qu’elle les avait tous trois enlevés et les avait voulu confier à ses soins comme à la personne la plus digne d’un tel emploi. Après cela, la fée la pria de se mettre en repos, l’assurant que l’union de ces jeunes princes rendrait la paix à tout le royaume, où Finfin régnerait avec Lisette.

La bonne femme écouta tout ce discours avec une grande admiration, mais ce ne fut pas sans laisser tomber quelques larmes. Madame Tu-tu en fut surprise, et en demanda le sujet.

« Hélas ! dit-elle, je crois qu’ils vont perdre leur innocence par cette grandeur à laquelle ils vont être élevés, et qu’une fortune si éclatante va corrompre toute leur vertu.

— Non, reprit la fée, ne craignez point un si grand malheur, vous leur avez donné de trop bons principes ; on peut être roi et honnête homme. Vous savez qu’il en est un dans l’univers, qui est le modèle des parfaits monarques ; ainsi calmez votre esprit : je vais être avec vous autant qu’il me sera possible ; j’espère que vous serez sans ennuis. »

La bonne femme la crut, et au bout de quelque temps elle sentit une grande satisfaction, Les jeunes bergers se trouvaient aussi si contents, qu’ils ne désiraient que la continuation d’une fortune si agréable. Leurs plaisirs, quoique tranquilles, ne laissaient pas d’être vifs ; ils se voyaient tous les jours, et les jours leur semblaient encore trop courts.

Le mauvais roi apprit qu’ils étaient chez madame Tu-tu ; mais tout son pouvoir ne les en pouvait pas ôter. Il savait toutes les dispositions de ses charmes ; il vit bien qu’il ne les saurait avoir que par ruse ; il n’avait pu habiter dans la maison des roses par les malices continuelles que madame Tu-tu lui faisait : il l’en haïssait plus, aussi bien que la bonne femme, et cette haine même retombait jusque sur son fils.

Il employait toutes sortes de stratagèmes pour avoir en sa puissance quelqu’un de ces quatre jeunes bergers, mais son pouvoir et ses artifices ne s’étendaient pas sur les terres de madame Tu-tu.

Un jour malheureux (il en est de tels que l’on ne peut éviter), ces aimables bergers avaient porté leurs pas du côté du chêne fatal : la belle Lirette aperçut sur un arbre, à vingt pas de là, un oiseau d’un si rare plumage qu’elle eut tiré plus tôt sa flèche qu’elle n’y eut pensé, et, voyant l’oiseau mort, elle courut pour le prendre. Tout cela se fit promptement et sans réflexion, de sorte que la pauvre Lirette se livra à sa perte et se trouva prise elle-même, car il lui fut impossible de s’en retourner ; elle n’avait qu’une volonté impuissante. Elle reconnut sa faute, et tout ce qu’elle put faire fut de tendre les bras pitoyablement à ses frères et à sa sœur. Mirtis se mit à pleurer, et Finfin, sans hésiter, courut à elle.

« Je veux me perdre avec vous, » s’écria-t-il ; et dans un moment il l’eut jointe.

Mirtis voulut les aller trouver, le beau prince la retint :

« Allons avertir, madame Tu-tu, lui dit-il, c’est le plus grand secours que nous puissions leur donner. »

En même temps, ils virent les gens du méchant roi qui les prirent : tout ce qu’ils purent faire, de part et d’autre, fut de se crier adieu.

Le roi avait fait mettre là ce bel oiseau par ses chasseurs pour servir de piège à ces bergers ; il s’était bien attendu à l’aventure qui arriva. On mena Lirette et Finfin devant ce cruel prince, il leur dit mille injures et les fit enfermer dans une obscure et forte prison : ce fut alors qu’ils regrettèrent bien que leur petite cerise et leur petite amande n’eussent plus de vertu. Le faon et la perdrix les furent trouver ; mais le faon, ne pouvant les voir, jeta quelques larmes de douleur, et, voyant que le roi commandait qu’on le prît et qu’on l’écorchât tout vif, il se sauva à la course vers Mirtis : la perdrix fut plus heureuse ; elle les voyait tous les jours à travers la grille de leur prison ; par bonheur, le mauvais roi ne s’était pas avisé de les faire séparer. Quand on s’aime, c’est un plaisir de souffrir ensemble. La perdrix revolait tous les jours et allait dire de leurs nouvelles à madame Tu-tu, à la bonne femme et à Mirtis. Mirtis était très affligée et, sans le beau prince, elle aurait été inconsolable. Elle se résolut d’écrire à ces pauvres captifs par la fidèle perdrix. : elle lui pendit une petite bouteille d’encre au col avec du papier, et lui mit une plume au bec. La bonne perdrix, ainsi chargée, se rendit aux grilles de la prison : ce fut une grande joie à nos jeunes bergers de la revoir ; Finfin avança la main, et prit tout ce qu’elle avait, après quoi ils se mirent à lire :

MIRTIS ET LE PRINCE
à Lirette et à Finfin.

Savez-vous que nous languissons
Depuis une si dure absence ;
Qu’en ce moment nous soupirons,
Que peut-être nous en mourrons ?
Nous l’aurions déjà fait, je pense.
Si nous n’avions plus d’espérance.
Nous soutenons notre vertu
Depuis que madame Tu-tu
Nous assure de votre vie.
Lirette et Finfin, croyez-nous,
Nous vous verrons, malgré l’envie,
Et nous aurons un sort bien doux.

Cette lettre fit un puissant effet sur l’esprit de Lirette et de Finfin ; ils en conçurent une grande joie, et firent sur le champ cette réponse :

LIRETTE ET FINFIN
à Mirtis et au prince.

Nous avons reçu votre lettre
Avec un extrême plaisir ;
Nous avons su le ressentir
Plus qu’on ne devait se promettre.

Dans ces lieux si remplis d’horreur
Notre tourment serait extrême,
Si nous n’avions pas la douceur
Que nous ressentons en nous-même.
Avec l’objet qui sait charmer
On ne ressent aucun supplice,
Et pour ceux qui savent aimer
Tout peut se tourner en délice.

Adieu, beau prince, adieu, Mirtis,
Ayez une ardeur mutuelle ;
Sous une tendresse fidèle
Soyez toujours assujettis.

Vous nous donnez une espérance,
Laquelle nous ressentirons ;
Le plus grand bien que nous aurons
Nous viendra de votre présence.

Finfin ayant attaché ce billet au cou de la perdrix, elle s’envola bien vite. Les jeunes bergers la virent avec consolation ; mais la bonne femme n’en pouvait recevoir depuis qu’elle était séparée de ces personnes si chères, et qu’elle savait en si grand péril.

« Que ma félicité est changée ! disait-elle à madame Tu-tu : je ne suis dans le monde que pour être perpétuellement agitée ; je croyais avoir pris le seul parti qui me pouvait mettre dans le repos : qu’on est borné dans les vues que l’on prend !

— Eh ! ne savez-vous pas, reprit la fée, qu’il n’est pas d’état dans la vie où l’on puisse vivre heureux ?

— Je le sais, s’écria tristement la bonne femme, et si l’on ne fait son bonheur soi-même, on le trouve rarement ailleurs. Mais, Madame, voyez un peu le sort de mes enfants, je vous prie ; je ne saurais vivre inquiète comme je le suis.

— Ils ne se sont pas souvenus de l’ordre que je leur avais prescrit, reprit madame Tu-tu ; mais songeons au remède. »

Madame Tu-tu entra dans la bibliothèque avec la bonne femme. Elle lut presque toute la nuit ; et ayant pris enfin un grand livre, qu’elle avait souvent négligé, quoiqu’il fût couvert de lames d’or, elle se plongea tout à coup dans une tristesse excessive. Après bien du temps, et sur la petite pointe du jour, la bonne femme, voyant quelques larmes qui tombaient sur les feuillets de son livre, osa prendre la liberté de lui demander la cause de sa douleur.

« Je m’afflige, lui dit-elle pour le destin irrévocable qui vient de s’offrir à ma connaissance. J’en frémis, et je tremble de vous le dire.

— Sont-ils morts ? s’écria la bonne femme.

— Non, répondit madame Tu-tu ; mais rien ne les peut sauver, si vous ou moi ne nous allons présenter pour assouvir la vengeance du roi. Je vous avoue la vérité, Madame, poursuivit la fée, je ne me sens pas assez d’amitié pour eux ni assez de courage pour aller ainsi m’exposer à sa fureur, et je crois que peu de personnes seraient capables de le faire.

— Pardonnez-moi, Madame, répliqua la bonne femme avec une grande fermeté, j’irai trouver le roi ; rien ne m’est difficile pour sauver mes enfants ; je lui donnerai de bon cœur tout le sang que j’ai dans les veines. »

Madame Tu-tu ne pouvait assez admirer une si grande résolution ; elle lui promit de l’assister de tout ce qui serait en son pouvoir, mais qu’elle le croyait borné en cette rencontre par la faute qu’ils avaient faite. La bonne femme prit congé d’elle, et ne voulut point dire son dessein à Mirtis ni au prince, de peur de s’attendrir et de les affliger.

Elle partit, la perdrix vola toujours à côté d’elle ; et, ayant passé l’arbre de fer, la perdrix arracha avec son bec une petite mousse qui était autour du tronc, et qu’elle mit dans les mains de la bonne femme.

« Quand vous serez au plus grand péril où vous pussiez être, lui dit-elle, jetez cette mousse sur les pieds du roi. »

La bonne femme retint bien ces paroles ; et à peine eut-elle fait encore quelques pas qu’elle fut prise par les gens que le méchant prince tenait toujours aux environs des terres de madame Tu-tu. On l’amena devant lui.

« Je te tiens donc, méchante créature, lui dit-il ; je te ferai mourir par les plus cruels supplices.

— Je ne suis venue ici que pour cela, lui répondit-elle, et tu peux exercer ta cruauté sur moi ; épargne mes enfants, qui sont jeunes et incapables d’avoir pu jamais t’offenser : voilà ma vie que je t’abandonne. »

Tous ceux qui entendirent ces paroles étaient pénétrés de pitié pour une telle grandeur d’âme ; le roi seul n’en fut point ému. La reine, qui était présente, versait un torrent de larmes. Le roi en fut si indigné contre elle, qu’il l’aurait tuée, si on ne se fût mis entre-deux. Elle se sauva en faisant des cris pitoyables.

Le roi barbare fit enfermer la bonne femme, ordonnant qu’on la nourrît bien, afin de lui rendre une prompte mort plus affreuse. Il commanda qu’on emplît un abîme de couleuvres, de vipères et de serpents, se faisant un plaisir d’y voir précipiter la bonne femme. Quel genre de supplice ! qu’il est épouvantable !

Les officiers de cet injuste prince lui obéirent à regret ; et quand ils se furent acquittés de cette funeste commission, le roi se rendit sur le lieu.

On voulut lier la bonne femme ; elle pria qu’on la laissât libre, les assurant qu’elle avait assez de courage pour aller en cet état à la mort : et, considérant qu’elle n’avait pas de temps à perdre, elle s’approcha du roi et lui jeta sa mousse sur les pieds. Il était auprès de l’effroyable gouffre, et, voulant le considérer encore avec plaisir, les pieds lui glissèrent et il tomba dedans. À peine y fut-il que toutes les bêtes sanguinaires se jetèrent sur lui, et le firent mourir en le piquant. La bonne femme se trouva en la compagnie de sa chère perdrix, dans la maison des roses.

Pendant que ces choses se passaient, Finfin et Lirette étaient presque morts de misère dans leur affreuse prison ; leur affection innocente les retenait encore à la vie. Ils se disaient des choses bien tristes et bien touchantes, quand ils aperçurent tout d’un coup les portes de leur prison qui s’ouvrirent, et Mirtis, le beau prince, et madame Tu-tu qui se jetèrent à leur cou, et qui, en leur parlant tous à la fois, ne laissèrent pas, dans ce désordre, de leur faire entendre la mort du roi.

« C’était votre père, Finfin, aussi bien que celui du prince, lui dit madame Tu-tu ; mais c’était un dénaturé et un tyran ; il a voulu cent fois faire mourir la reine. Allons la trouver ! »

Ils y allèrent. Sa vertu lui fit donner quelques regrets à la mort du roi son mari. Finfin et le prince satisfirent aussi aux devoirs de la nature. Finfin fut reconnu roi, et Mirtis et Lirette pour princesses. Ils furent tous ensemble à la maison des roses pour voir la généreuse bonne femme : elle pensa mourir de joie en les embrassant. Ils lui dirent tous qu’ils lui devaient la vie et plus que la vie, puisqu’ils lui devaient leur bonheur.

Ce fut alors qu’ils se crurent véritablement heureux. On célébra ces mariages avec une grande pompe ; le roi Finfin épousa la princesse Lirette, et Mirtis le prince. Quand ces belles noces furent faites, la bonne femme demanda la permission de se retirer à la maison des roses ; on eut bien de la peine à y consentir, mais ils se rendirent à sa volonté. La reine veuve voulut aussi demeurer avec elle le reste de sa vie ; la perdrix et le faon y passèrent aussi leurs jours. Ils étaient tous rebutés du monde, ils trouvèrent la tranquillité dans cette retraite : aussi madame Tu-tu les allait souvent visiter, aussi bien que le roi et la reine, le prince et la princesse.