Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/04/04

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 93-96).

IV

TEMPÊTE ET ENTÊTE

Le pressentiment de Magdalena n’en était pas un réellement, car on n’eut pu rêver une vie plus paisible, plus heureuse, que celle que l’on mena, à L’Aire, tout cet été-là.

Disons, d’abord, qu’on n’avait pas voulu entendre parler du départ de Thaïs, au bout d’une semaine. La chaleur était intolérable, durant ce mois de juin et Mme de St.-Georges serait mieux, elle le comprenait bien, à la Pointe Saint-André qu’à la ville. Sans doute, durant le jour, la chaleur était grande, même à la Pointe, et on devait s’enfermer dans la maison, dont les vastes pièces étaient toujours fraîches. Mais aussitôt le soleil couché, il s’élevait une petite brise rafraîchissante et alors, on partait en excursion sur L’Aiglon et on passait des heures et des heures à naviguer sur le fleuve.

Ce ne fut que dans la première semaine de juillet que Mme de St.-Georges quitta ses amis. Claude et Magdalena allèrent la reconduire jusqu’à Québec, où ils passèrent quelques jours ensuite, à courir les magasins et à s’amuser.

Les mois de juillet et août furent plus agréables, car, à part quelques jours d’intense chaleur, la température était devenue plus supportable. Les premiers jours de septembre furent splendides, mais vers le milieu de ce mois, le temps changea subitement. Il fit réellement froid et on dut allumer les feux de cheminée dans presque toutes les pièces de L’Aire. Octobre s’annonça par une tempête de vent, et durant tout le mois, il venta, presque sans répit. Le vent se plaignait, il pleurait, il gémissait, il sifflait, il hurlait autour de la Pointe Saint-André, et c’était on ne peut plus lugubre.

Malheureusement, Magdalena avait une horrible peur du vent ; elle avait hérité de cette peur de sa mère, disait-elle. Cela n’était pas sans inquiéter beaucoup Claude. Il voyait, souvent, sa jeune femme pâlir, au bruit du vent ; parfois aussi, elle faisait le geste un peu enfantin de poser ses mains sur ses oreilles, afin de ne pas entendre.

— Pourquoi as-tu tant peur du vent, ma pauvre chérie ? lui demanda Claude un jour. Tu le sais bien pourtant, notre maison est bâtie à même le roc, pour ainsi dire ; il n’y a, conséquemment, aucun danger.

— Je sais, Claude, répondit-elle. Mais c’est incontrôlable, vois-tu ! J’ai peur… et on ne raisonne pas avec la peur.

On était au 20 octobre. La journée avait été belle. Le vent s’était tu, au grand soulagement de Magdalena et de tous ceux qui s’intéressaient à la jeune femme. Vers le soir cependant, il s’éleva une assez forte brise, et bientôt, ce fut « le grand concert des éléments » pour parler comme Claude de L’Aigle. Le vent faisait certainement des siennes, ce soir-là ; on l’entendait gémir plaintivement, ou bien hurler avec rage ; on eut dit les lamentations d’une âme tourmentée ou perdue.

Magdalena, Claude et Mme d’Artois s’étaient réunis dans la bibliothèque, après le dîner. La jeune femme installée sur une chaise-longue, feuilletait distraitement un catalogue de fleurs. Claude écrivait ; Mme d’Artois tricotait de la laine blanche, confectionnant quelque petit vêtement délicat.

Mme d’Artois, dit tout à coup Magdalena, n’est-ce pas étrange que chaque saison ait ses inconvénients, ses ennuis, etc. ? Voyez donc : l’hiver, c’est le froid ; l’été, c’est le tonnerre ; le printemps, c’est la pluie, et l’automne, c’est le vent. Oh ! s’écria-t-elle. Entendez-vous ces horribles sifflements ?

— Pourtant, Magdalena, répondit Mme d’Artois, n’y a-t-il pas quelque chose de grandiose dans ce branle-bas ?… Ces sifflements… ne dirait-on pas une mélodie que jouerait une clarinette ? … Et ces sourds grondements…

— Ah ! Combien je vous envie de pouvoir poétiser la tempête ainsi ! Moi, je ne le puis pas… J’ai trop peur. Ô ciel ! Quelle lamentations !… Écoutez ! Écoutez ! N’est-ce pas épouvantable !

— Ma pauvre enfant… commença Claude.

— Claude, fit la jeune femme, pense-tu qu’il peut y avoir des navigateurs en danger, ce soir ?… Songes-y… Quelqu’un qui serait sur le fleuve, au milieu de cette tempête !

— Impossible, Magdalena ! Personne n’oserait se risquer, loin du rivage, à cette saison, sois-en assurée. Ainsi…

Soudain, le vent se tut ; il se tut complètement. Le silence se fit, un silence sinistre ; un silence qu’on eut dit rempli de menaces, et qui sembla effrayer Magdalena encore plus que le branle-bas de tout à l’heure. Instinctivement, Claude et Mme d’Artois avaient jeté les yeux sur la jeune femme. Ils la virent très-pâle ; ils virent aussi de larges cercles noirs sous ses yeux terriblement effrayés.

Aussi naturellement qu’il le put, Claude quitta sa table à écrire ; il s’approcha de sa femme et l’entoura de ses bras, puis il se mit à lui parler de choses et autres. Mme d’Artois laissa tomber son tricot sur ses genoux et ses yeux se fixèrent sur Magdalena, car, elle aussi, était très-inquiète au sujet de la jeune femme.

Le silence dont nous venons de parler, ne dura que quelques secondes. Le vent, qui semblait avoir réuni toutes ses forces durant cette brève accalmie, se mit à gronder sourdement, mais au loin. Tout à coup, il se produisit des sifflements, des gémissements, des hurlements lamentables, qui paraissaient s’approcher toujours davantage. Ce fut un terrible fracas. Les châssis et les portes de L’Aire furent secoués comme sous la poussée de puissantes mains ; les planchers craquèrent, au point qu’on eut pu croire qu’ils allaient s’entr’ouvrir et que tous allaient être précipités dans le vide. Joignez à cela des cris et des piétinements ; car le personnel de la maison, pris de panique, accourait vers la bibliothèque, dont les portes, ouvertes brusquement, livrèrent bientôt passage à Euphémie Cotonnier et aux domestiques affolés de peur.

— Que Dieu ait pitié de nous ! cria Candide. C’est un tremblement de terre, un tremblement de terre !

— C’est la fin du monde ! fit Rosine, en se signant.

— Ô mon Dieu ! s’exclama Euphémie.

— Silence ! ordonna Claude.

— C’est terrible, terrible ! fit Euphémie.

— Encore une fois, je vous l’ordonne, silence ! s’exclama Claude. Ce n’est qu’une sorte de cyclone que nous venons d’avoir, ne le comprenez-vous pas ? C’est déjà passé. Ayez plus d’égard envers votre maîtresse, ajouta-t-il, en désignant Magdalena ; ne voyez-vous pas comme Mme de L’Aigle est effrayée ?

— Ô Madame, Madame ! pleura Rosine, en s’approchant de Magdalena et s’agenouillant près de sa chaise-longue. Vous n’avez plus peur, n’est-ce pas, Magdalena ?… M. de L’Aigle vient de le dire, le danger, s’il y en a eu, est déjà passé.

— Pardonnez-nous, Madame ! fit Candide, s’approchant, à son tour, de Magdalena. Nous sommes des égoïstes vraiment ! ajouta-t-elle, tandis que des larmes coulaient sur ses joues. Nous aurions dû songer à vous, tout d’abord. Votre frayeur est passée maintenant, n’est-ce pas, Madame ?

— Je n’ai plus peur du tout, Candide, répondit la jeune femme, avec un pâle sourire. Ne vous désolez pas ainsi, Rosine, reprit-elle, voyant la fille de chambre pleurer. Ce n’était qu’un coup de vent ; tous, nous nous sommes effrayés à tort, évidemment.

— Pardonnez notre manque de tact, fit Xavier, en s’adressant à Claude et à Magdalena. Combien nous regrettons…

— C’est bien, mes amis, n’en parlons plus, dit Claude, et puisque Mme de L’Aigle est revenue de sa frayeur, tout est bien qui finit bien, ajouta-t-il en souriant.

— Merci, Monsieur, répondit Xavier en se dirigeant vers la porte, suivi d’Euphémie Cotonnier et des domestiques.

— Monsieur, fit Piétro, au moment de franchir le seuil de la bibliothèque, Eusèbe est de retour du village.

— Comment ! s’écria Magdalena. Eusèbe est allé au village ! Par ce temps !

— Eusèbe est allé au bureau de poste, ma chérie, répondit Claude en souriant. Le temps était beau lorsqu’il est parti, Magdalena… Piétro, ajouta-t-il, en s’adressant à l’homme d’écurie, dites à Eusèbe d’apporter ici le courrier.

— Notre égoïsme est impardonnable, Madame ! dit Rosine, au moment de quitter la bibliothèque et parlant au nom de tous. Mais…

— Non, mes amis, non ! répondit Magdalena en souriant. Il n’y a rien d’impardonnable, ni de répréhensible dans ce que vous avez fait. On ne contrôle pas la peur, je sais… D’ailleurs, reprit-elle, avec cette amabilité et cette douceur qui la rendaient si chère à tous ceux avec qui elle devenait en contact, s’il était arrivé quelque catastrophe, tout à l’heure, il valait mieux que nous fussions ensemble, afin de pouvoir nous secourir les uns les autres.

— Merci, Madame ! Et que Dieu vous bénisse pour votre bonté ! s’écria Candide. Puis tous quittèrent définitivement la bibliothèque.

— C’est un ange que Madame ! dit la cuisinière, lorsqu’ils furent tous rendus dans le corridor.

— Un ange de douceur et de bonté ! supplémenta Rosine.

Euphémie Cotonnier eut un sourire méprisant.

— N’empêche que M. de l’Aigle ne nous a pas ménagés ! dit-elle à sa tante. Si ses yeux eussent été des pistolets, je crois bien que nous serions morts maintenant. Il avait l’air tellement en colère, lorsque nous avons envahi la bibliothèque !

— Aussi, nous avons manqué de réflexion et de délicatesse, répondit Candide. Nous aurions dû songer à Madame, dont la santé requiert tant de ménagement. Pauvre petite dame ! Que les anges la protègent !

— Ah ! Bah ! fit Euphémie, en haussant les épaules.

— Perds-tu la tête, Euphémie ! cria presque Candide.

— Ça m’ennuie, à la fin, tout ce train-train à propos de Mme de L’Aigle !

— Dans tous les cas, M. de L’Aigle avait raison d’être en colère contre nous tout à l’heure, fit Candide. Nous aurions pu faire un tort irréparable à Madame… Mais !… Elle aurait pu en mourir !

— Quelle tragédie ! s’écria Euphémie, en éclatant de rire, au grand scandale de sa tante.

Mais, revenons à la bibliothèque, où Eusèbe venait d’apporter le courrier.

— Une lettre pour toi, ma toute chérie, dit Claude en s’approchant de Magdalena. Je crois reconnaître l’écriture, ajouta-t-il en souriant.

— C’est Thaïs qui m’écrit, répondit Magdalena. Chère Thaïs !

— Voici aussi une revue, continua Claude, ainsi qu’un journal.

— Merci, mon Claude ! répondit la jeune femme, en décachetant sa lettre.

— Aimeriez-vous jeter les yeux sur ce journal, Mme d’Artois ?

— Non, merci, M. de L’Aigle, répondit la dame de compagnie. Je n’aime pas à laisser mon tricot, car je tiens à terminer ce petit gilet ce soir, si possible.

— Ah ! Je comprends ! fit Claude en souriant, puis il retourna prendre place près de sa table à écrire et il se mit à dépouiller son courrier.

Tout en tricotant, Mme d’Artois observait Magdalena ; elle la vit sourire en lisant la lettre de Thaïs.

— Cette bonne Thaïs m’annonce qu’elle m’envoie un colis par le prochain courrier, dit Magdalena soudain ; elle ajoute que je devrais recevoir son envoi d’un jour à l’autre. Chère Thaïs !

— Bien sûr répondit Claude, souriant, à son tour.

— Et moi aussi je m’en doute, dit la jeune femme, avec quelque chose d’infiniment tendre dans le regard. Cette bonne Thaïs !

Elle ouvrit ensuite la revue et la parcourut des yeux, s’arrêtant à quelques articles qui l’intéressaient et en faisant lecture à haute voix. Puis elle déplia le journal ; du fauteuil où elle était assise, Mme d’Artois pouvait voir l’entête de la première page ; un entête en lettres noires et grasses. Elle ne distinguait pas de quoi il s’agissait, car elle était légèrement myope, mais elle savait bien qu’il devait être question de quelqu’évènement à sensation.

Mme d’Artois venait d’abaisser les yeux sur son tricot, lorsqu’un cri retentit ; ce cri, c’était Magdalena qui l’avait jeté :

— Claude !

En un clin d’œil, Claude de L’Aigle et Mme d’Artois furent debout et en quelques enjambées, auprès de Magdalena. Ils virent la jeune femme les joues blanches comme de la cire, les lèvres aussi blanches que le reste de son visage ; elle tendait vers son mari ses deux bras en un geste qui semblait implorer son secours, ou sa protection. Soudain, ils la virent retomber sur ses coussins, les yeux clos, la bouche entrouverte ; ils la crurent morte.

— Magdalena ! cria Claude. Magdalena ! Ô ma chérie ! Ma bien-aimée ! Qu’y a-t-il, mon Dieu ? Qu’y a-t-il ?

— Elle s’est évanouie ! annonça Mme d’Artois. Vite, M. de L’Aigle ! De l’eau ! Du cognac !

Tout en frictionnant les tempes et les mains de la jeune femme, Mme d’Artois ne put s’empêcher de remarquer une chose : c’était que le journal, dont l’entête était, probablement, responsable de l’évanouissement de Magdalena, le journal, dis-je, avait glissé entre la chaise-longue et le mur.

Mais Claude revenait avec l’eau et le cognac. Mme d’Artois humecta les lèvres de Magdalena avec de la boisson ; elle eut voulu lui en faire avaler au moins une gorgée, mais la jeune femme avait les dents tellement serrées, qu’on n’eut pu en faire passer même une goutte. On dut se contenter de lui faire respirer le cognac, et lui en frictionner le visage et les paumes des mains… Ce fut inutile ; Magdalena ne revenait pas de son évanouissement ; seulement, des plaintes inarticulées s’échappaient, par moments, de sa bouche.

Soudain, on eut pu voir pâlir Mme d’Artois et la voir frissonner, tandis qu’une sueur froide inondait son front : elle venait de constater certains tressaillements chez la malade, et comme elle ne manquait pas d’expérience, elle croyait savoir ce que ces tressaillements voulaient dire.

— Un médecin ! Vite ! Un médecin, M. de L’Aigle ! dit-elle à Claude qui, aussi pâle que la malade, ne cessait de se lamenter et de pleurer.

Claude tira sur le cordon d’une sonnette et Eusèbe arriva aussitôt dans la bibliothèque. En voyant l’état dans lequel était Magdalena, le domestique eut un geste désolé.

Mme de L’Aigle… murmura-t-il.

— Vite, Eusèbe ! cria Claude. Le médecin ; celui de Saint-André ! Selle Albinos et mène-le ventre à terre ! Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu !

— Pauvre M. Claude ! balbutia le domestique. Et pauvre petite Madame !

— Pourvu que le médecin soit chez lui… murmura Mme d’Artois, après qu’Eusèbe eut quitté la bibliothèque.

— Vous croyez Magdalena en danger, Mme d’Artois ? demanda Claude, éclatant en sanglots.

— Hélas ! je le crains, M. de L’Aigle !

— Que… Que craignez-vous ? demanda-t-il.

— Je n’ose exprimer mon opinion… Attendons le médecin.

— Attendre ? Attendre ? Quand la vie de ma bien-aimée est en jeu !

— Il n’y a pas autre chose à faire, M. de L’Aigle et…

— Oh ! dit Claude, en marchant de long en large et se tordant les mains dans son désespoir. Qu’ai-je fait à Dieu, pour qu’il m’éprouve si affreusement.

— S’il vous plait, ne parlez pas ainsi ! implora Mme d’Artois. C’est… C’est blasphémer… presque… Il n’y a pas que les méchants ou les coupables qui soient éprouvés, ici-bas, voyez-vous !… Et puis, nous sommes entre les mains de Dieu ; le mieux, c’est d’avoir confiance en Lui et de le prier, si nous le pouvons. Lui seul est tout-puissant, ne l’oublions pas.

Après cela, Claude ne dit plus rien. Agenouillé près de la chaise-longue, il sanglotait tout haut, tandis que, dehors, la tempête de vent faisait rage. Mme d’Artois avait raison, tout à l’heure ; il n’y avait qu’à attendre le médecin ; oh ! combien il lui tardait de le voir arriver !

On était allé à la recherche de Rosine, et tandis que la fille de chambre humectait de cognac les lèvres de la malade, Mme d’Artois éventait doucement la jeune femme ou bien lui frictionnait les paumes des mains. Mais, à quoi servait ?… Magdalena était toujours dans le même état. Il n’y avait pas à en douter ; elle était en danger, et seul, le Grand Médecin pouvait la sauver. Inconsciemment, Mme d’Artois se mit à prier tout haut.