Le naufrage de l’Annie Jane/Le récit/2

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Le fidèle messager (p. 6-11).


CHAPITRE II.

REVERS ET PRESSENTIMENTS.


Nous avancions rapidement, lorsque le 28 août au matin, nous fûmes effrayés en entendant d’horribles craquements. Nous montons sur le pont et constatons avec tristesse que les trois mâts du navire viennent d’être cassés par une rafale subite. Le capitaine, voyant l’impossibilité de continuer le voyage avec un vaisseau dans l’état où se trouvait le nôtre, résolut de retourner à Liverpool. Nous étions alors dans le canal du Nord, et un bon vent favorisant notre projet de retour, nous longeons la côte ouest de l’Irlande pour revenir par le sud. Le premier septembre, nous étions en vue de Holyhead et, sur un télégramme du capitaine, un vapeur nous fut envoyé de Liverpool. Le soir du 2 septembre, nous jetions l’ancre devant la ville, et le lendemain, nous faisions notre entrée dans les docks.

Messieurs Vernier et van Buren, et moi, nous allâmes de suite chez les propriétaires du vaisseau, réclamer les soixante-dix louis sterling que nous avions payés pour notre passage. Malgré tous nos efforts, impossible de rien obtenir. Notre situation était des plus pénibles. Que faire ? Il fallait ou perdre cette somme en partant par un autre navire, ou attendre que l’Annie Jane pût mettre à la voile. Dans le premier cas, comment retrouver cet argent ? dans le second, serions-nous en sûreté sur l’Annie Jane ?

Les propriétaires du bâtiment nous témoignèrent tant d’intérêt en pourvoyant libéralement à toutes nos dépenses pendant que l’on réparait ses avaries, et nous assurèrent avec tant de fermeté qu’il serait en bien meilleur état pour reprendre la mer, que nous ne pouvions que faire comme ils nous disaient. D’autres raisons d’ailleurs vinrent à l’appui de leurs arguments, et en voici la principale. Nous avions à bord, comme passagers, le capitaine Rose et sa femme. Marin expérimenté par cinquante-trois ans de voyages et de fatigues, il se décida lui aussi à reprendre le même vaisseau, quoiqu’il eût pu trouver une place gratuite sur un steamer. Il nous dit qu’ayant vu la manière dont on réparait le bâtiment avarié, et aussi que la cargaison, consistant en matériaux pour la construction d’un chemin de fer, était mieux aménagée qu’auparavant, il pensait que nous pouvions sans danger, nous confier à l’Annie Jane.

Cependant, malgré les soins empressés et les encouragements de monsieur Mason, notre capitaine, monsieur Vernier tombait quelquefois dans une sombre mélancolie au souvenir de son épouse et de ses enfants qu’il avait laissés au Canada. Rien ne pouvait le consoler dans de tels moments ; car il lui semblait qu’il ne les reverrait jamais, du moins sur cette terre, ce qui, malheureusement, ne devait être que trop vrai. Nous employions notre temps à admirer les beautés de la ville et de son magnifique port. Je n’essaierai pas de faire une description des lieux que nous visitâmes. Je ne pourrais le faire que d’une manière imparfaite, et j’allongerais inutilement mon récit. Tous les jours nous allions sur les quais voir comment avançaient les réparations au vaisseau. Elles furent faites avec tant de promptitude que le 9 septembre, nous dûmes retourner à bord du navire. Nous avions le cœur serré à l’idée de quitter la terre ferme, et d’affronter les dangers que présente à cette époque de l’année, une traversée en Amérique. Mais une fois à bord, nous oubliâmes les tristes pensées du départ dans la contemplation du paysage qui se déroulait à nos yeux pour s’enfuir bientôt.

Notre route était la même que la première fois. La mer était calme, et une bonne petite


« Une bonne petite brise du sud-est favorisait notre marche, et nous avancions à pleines voiles. »



brise du sud-est favorisait notre marche, et nous avancions à pleines voiles. Tout le monde paraissait heureux, sauf ceux que le mal de mer attaquait. Nous étions en tout 430 personnes y compris l’équipage. Les passagers d’entre-pont, composés d’Irlandais et d’Écossais, se rendaient au Canada pour travailler à la construction d’un chemin de fer.

Le dimanche matin, 12 septembre, le vent, augmentant de violence, rompit le mât de proue, une partie du grand mât et le beaupré. Nous étions précisément au même endroit où le premier accident de ce genre nous était arrivé. Les passagers, craignant de continuer le voyage dans ces tristes conditions, se réunirent tous ensemble et conjurèrent le capitaine de revenir sur ses pas. Ils auraient mieux aimé, disaient-ils, perdre le prix de leur passage plutôt que de continuer le voyage dans un vaisseau qui semblait destiné à les faire souffrir et peut-être à les faire périr. Le capitaine fut inflexible et je crus un moment qu’une révolte allait éclater. Plusieurs passagers parlaient de se saisir du capitaine et de diriger le navire sur Liverpool. Monsieur Mason, recouvrant son sang-froid, s’efforça de nous prouver qu’il n’y avait pas de danger à continuer le voyage ainsi. Il commanda aux matelots de réparer le dégât et de remplacer les mâts et les vergues cassés par des mâts et des vergues de rechange que nous avions à bord. Le tumulte s’apaisa heureusement à la satisfaction générale ; car le capitaine, le pistolet au poing, avait fait venir des menottes pour les mutins. Le vent perdit de sa force, et changea de direction ; les nuages se dissipèrent, le soleil se montra radieux et répandit le calme et la joie dans tous les cœurs. Notre équipage qui se composait de quinze matelots anglais et de quelques Canadiens-Français, eut bientôt réparé le dommage fait à l’Annie Jane. Toutes les voiles furent déployées, et nous avancions avec une vitesse de onze nœuds à l’heure.