Le nouveau Paris/34

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Paris : Louis-Michaud (p. 122-124).

J.-J. ROUSSEAU AUX TUILERIES



Il n’est pas un cœur sensible qui ne se rappelle avec délices cette belle soirée d’automne où les habitants d’Ermenonville amenèrent à Paris le cercueil de l’auteur d’Émile, sous un berceau d’arbustes et de fleurs[1].

L’air était calme ; le ciel pur : un long rideau de pourpre voilait à l’horizon les rayons du soleil couchant. Un vent frais agitait doucement les dernières feuilles.

Bientôt les sons d’une musique simple et naïve se font entendre au loin. Une foule de citoyens se précipite au-devant du cortège. Tous les cœurs palpitent de joie.

Le char funèbre entrait avec une majestueuse lenteur. Une jeunesse nombreuse le suivait dans un respectueux silence.


TRANSFERT DES CENDRES DE J.-J. ROUSSEAU AU PANTHÉON
Dessin de A. Girardet (Musée Carnavalet).

C’étaient les airs chéris de l’Homme de la Nature, ceux que répètent chaque jour l’amant à son amante, la tendre épouse à son heureux époux.

On eût dit que les anges descendus sur la terre venaient pour l’enlever au ciel au milieu de leurs ravissants concerts.

La pompe arriva au bassin qui représentait l’Île des Peupliers. Il reçut les larmes des spectateurs rangés tout autour, celles plus abondantes encore des femmes qui pensaient à Julie, à Sophie, à Warens si tendrement, si constamment aimée de son fils adoptif.

Le cercueil fut déposé sur une estrade, et recouvert d’un drap bleu parsemé d’étoiles.

Tous les yeux s’y fixaient. La gloire du grand homme perçait les ténèbres de la mort, et semblait le montrer tout vivant.

Mille flambeaux éclairaient cette touchante cérémonie. Les pleurs embellissaient tous les visages. Ils offraient l’image, non de la douleur inconsolable de la perte d’un ami, mais de la tranquille espérance qui le voit revenir.

On termina les obsèques par l’air : Dans ma cabane obscure ; et chacun en se retirant le chantait encore avec attendrissement[2].

  1. Cette cérémonie eut lieu en octobre 1794 (vendémiaire an III).
  2. On chanta aussi un hymne assez fade, composé pour la circonstance par M. -J. Chénier. Voici ce que répétait le chœur :

    Ô Rousseau, modèle des sages,
    Bienfaiteur de l’humanité,
    D’un peuple fier et libre accepte les hommages
    Et, du fond du tombeau, soutiens la liberté.

    (Note de l’édition Poulet-Malassis.)