Le nouveau Paris/38

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Paris : Louis-Michaud (p. 134-139).

SUPPLICE DE ROBESPIERRE



Où prendrai-je des couleurs pour peindre le cri général de l’allégresse publique au milieu du spectacle le plus épouvantable, l’explosion de la joie bruyante qui se propage et qui retentit jusqu’au pied d’un échafaud[1] ? Son nom chargé d’imprécations est dans toutes les bouches ; ce n’est plus l’incorruptible, le vertueux Robespierre ; le masque est tombé ; on l’exècre ; on le rend responsable de tous les crimes des deux comités. On se presse sur les échoppes, dans les boutiques, aux fenêtres ; les toits sont couverts de peuple et chargés d’une foule variée de spectateurs de toutes classes qui n’ont qu’un objet, voir Robespierre conduit à la mort.

Au lieu d’un trône de dictateur, il est à demi couché sur une charrette qui porte ses complices Couthon et Henriot. C’est un bruit, un tumulte autour de lui, qui n’est formé que de mille cris de joie confus et de félicitations mutuelles. Sa tête est enveloppée d’un linge sale et sanglant ; on ne voit qu’à demi son visage pâle et féroce. Ses compagnons mutilés, défigurés, ressemblaient moins à des criminels qu’à des bêtes féroces surprises dans un traquenard, et dont on n’a pu se saisir qu’en écrasant une partie des membres. Un soleil brûlant n’empêche point les femmes d’exposer les lys et les roses de leurs joues délicates à ses rayons ; elles veulent voir le bourreau de ses concitoyens. Les cavaliers qui escortent la charrette brandissent leurs sabres, et le montrent de la pointe nue. Ce pontife-roi ne traîne plus la Convention à dix pas de distance de sa personne ; il ne semble conserver la vie que pour attester la justice divine, et ses terribles vengeances sur les hommes hypocrites et sanguinaires.

Arrivé près du lieu du supplice, devant la maison où il logeait, le peuple fit arrêter ; et un groupe de femmes exécuta alors une danse aux battements de mains de la multitude. Une d’elle saisit ce moment pour l’apostropher du geste et de la voix, en lui criant : « Ton supplice m’enivre de joie, descends aux enfers avec les malédictions de toutes les épouses, de toutes les mères de famille. » Il resta muet.

Monté sur l’échafaud, le bourreau, comme animé de la haine publique, lui arracha brusquement l’appareil mis sur ses blessures ; il jeta le cri d’un tigre : la mâchoire inférieure se détacha alors de la supérieure, et laissant jaillir des flots de sang, fit de cette tête humaine, une tête monstrueuse, et la plus horrible que l’on puisse se peindre. Ses deux compagnons, non moins hideux dans leurs vêtements déchirés et sanglants, étaient les acolytes de ce grand criminel dont les souffrances n’inspirèrent à personne la plus légère pitié. Blessé à mort, la vindicte publique appelait encore pour lui un second trépas ; et l’on courait en foule pour ne pas perdre l’instant où cette tête allait s’incliner sous la hache où il en avait précipité tant d’autres : on applaudit pendant plus de quinze minutes[2].

Vingt-deux têtes tombèrent avec la sienne. Le lendemain soixante-dix membres de la commune allèrent rejoindre le chef qu’ils s’étaient donnés ; c’étaient ceux-là même qui étaient venus dans nos cachots, nous enlever nos aliments, et nous abreuver d’humiliations. Le jour suivant, douze autres membres de la Commune payèrent de leurs têtes leur complicité avec le chef des conjurés ; mais ces têtes ignobles et vulgaires de plats satellites n’avaient point de nom ; on ne compta que celle de Robespierre.

S’il fut arrêté, c’est faute de courage ; il n’avait qu’à monter à cheval, il eût entraîné peut-être cette multitude qui le couvrit de malédictions. Robespierre se reposait sur Henriot et sur ses Jacobins ; mais ceux-ci n’avaient ni fermeté ni audace lorsqu’ils n’étaient ni bourreaux ni assassins. Tous ces conspirateurs pâlirent quand ils se virent frappés du décret qui les mettait hors de la loi.

Mais ce qui épouvante la pensée, c’est que Robespierre ne tomba que parce que le comité de salut public s’était divisé ; si l’accord y eût régné, l’oppression sanglante durerait encore : deux triumvirats étaient tout prêts pour continuer le cours de cette incroyable tyrannie ; et je n’exagère point en soutenant que les membres restants se flattaient encore de la durée du chaos d’où ils insultaient à la liberté publique. Ils devaient tout rejeter sur Robespierre, et se déclarer ses ennemis après l’avoir égalé et quelquefois surpassé en insolence et en férocité. Oui, la soif de dominer et l’espoir de maîtriser la Convention, et par ce moyen le reste de la France, ne sortirent point de leurs cœurs. Ils osèrent accuser celui dont ils furent longtemps les valets et qu’ils ne combattirent que parce qu’ils étaient proscrits eux-mêmes. Sans cette liste de proscription où ils avaient vu leurs noms, ils proscriraient encore avec et au nom de Robespierre. Les lâches ! ils sont bien au-dessous de celui qu’ils ont abattu, mais par le seul effet de la peur.

De vrais républicains, au nombre desquels j’étais, restèrent encore dans les cachots par l’audace inconcevable des Décemvirs et par l’inexplicable lâcheté de la Convention nationale, qui n’était plus sur le siège où elle rampait,


ROBESPIERRE AMENÉ BLESSÉ AU COMITÉ DE SALUT PUBLIC
par Duplessis-Bertaux.

mais dans les honorables prisons où nous étions renfermés :

nous seuls devions la ressusciter et la restaurer, lui rendre la majesté et l’énergie qu’elle avait perdues.

Certes nous étions justifiés par tous les forfaits des complices de Robespierre : et qui, après ces jours de victoire, de justice et de lumière, osa demander qu’un représentant du peuple, irréprochable sous tous les rapports, reparût à son poste ? Il fallut que les bourreaux se divisassent encore de nouveau, et que, frappés l’un par l’autre, ils fussent affaiblis au point de ne pouvoir plus éloigner notre rentrée triomphante. Ils voulaient tuer pour régner, mais non établir la République. La suite a prouvé que cette tourbe de scélérats ne pouvait souffrir ni les gens de bien, ni la liberté dont ceux-ci ont été les plus fermes protecteurs. Notre regard, notre nom les transperçaient de la douleur du reproche le plus mérité : et que de maux n’ont-ils pas fait à la patrie ! autant que nous voulions, nous, lui apporter de bonheur ! Peu d’entre eux ont échappé au sort qui les attend tous. Ils auront beau vouloir lier leur cause à celle de la révolution, il n’y parviendront pas : eux seuls lui ont imprimé un aspect dégoûtant ; et le temps qui met tout à sa place, a déjà marqué leurs noms, et les environne, eux, du mépris et de l’horreur publique, tandis que leurs mains sont sanglantes ; ils sont comme la femme de Macbeth, ils ne peuvent faire disparaître ni détourner la vue de ces taches ineffaçables.

Ce qui a rendu le système de Robespierre épouvantable, ce n’est pas tant sa démence et son atrocité que sa durée. La tyrannie décemvirale qui nous couvre tous aujourd’hui de confusion, n’eût pas existé, s’il y avait eu une dictature de trente-six heures : elle eût écrasé les successeurs de Robespierre. Mais les hommes se cachaient les uns derrière les autres pour être encore plus atroces et plus méchants que ceux qui étaient en évidence.

Barrère, Collot, Billaud, ces monstres que l’humanité désavoue, ils ont reparu après la mort de Robespierre, ils ont siégé à la Convention ; cinquante mille citoyens qu’ils ont fait égorger, n’ont obtenu pour vengeance que l’exil de leurs bourreaux[3] : c’est ainsi que le gouvernement a passé rapidement de la plus odieuse tyrannie à l’indulgence la plus funeste. Après le 9 thermidor, il a transigé avec les assassins : les conjurations, depuis le 9 thermidor, ont été le fruit de je ne sais quelle crainte, ou plutôt, de je ne sais quel délire qui s’était emparé de toutes les têtes. La réaction royale vint parce qu’on avait proposé de porter une loi qui abolissait la peine de mort, loi qui supposait déjà une constitution éprouvée, un gouvernement assis sur des bases solides, un caractère national prononcé ; et nous n’avions pas même les éléments de tout cela.

Robespierre et sa faction avaient fait un pacte avec Philippe d’Orléans ; ils lui avaient dit : Tu nous donneras ton or, en échange de nos forfaits. Louvet, le courageux Louvet avait dénoncé cette faction infernale[4]. L’artificieux Barrère détourna le coup qu’allait porter la Convention. Que d’attentats on eût prévenus par cet acte de justice !

Opposez au supplice de Robespierre celui de la comtesse Dubarry. À quoi servait l’égorgement de cette femme punie par des vaudevilles, et tombée dans le mépris. Si on l’avait vue sortant nue de son lit, du lit de son royal amant, se faisant donner une de ses pantoufles par le nonce du pape, et l’autre par le grand aumônier de France, était-ce un motif pour l’envoyer à l’échafaud ? ou plutôt, avait-on envie de sa belle maison de Lucienne[5] ? Les brigands n’eurent souvent d’autre politique que la soif de l’or ; et quand Robespierre fut un monstre sanguinaire, il faut ajouter qu’il fut un être cupide, qu’il se vendit à d’Orléans, et par suite à l’Angleterre.

  1. 27 juillet 1794 (9 Thermidor an II).
  2. Voir à ce sujet le si curieux livre de MM. Savine et Bournand : Le 9 Thermidor. (Louis-Michaud, Collection historique,)
  3. Collot d’Herbois, exilé à la Guyane, mourut à l’hôpital de Cayenne le 8 janvier 1796. Billaud mourut à Saint-Domingue après avoir été déporté à la Guyane.
  4. Voir chap. : Massacres de Septembre.
  5. Louveciennes.