Aller au contenu

Le petit Poucet et la Grande Ourse/Appendice

La bibliothèque libre.
Librairie A. Franck (p. 79-95).


APPENDICE.

Depuis l’impression de cette étude, j’ai relevé deux preuves nouvelles de l’existence de notre conte chez les peuples slaves. La première n’est guère qu’une allusion ; elle se trouve dans le précieux recueil de Haupt et Schmaler, Volkslieder der Wenden in der Lausitz (Grimma, 1843). Dans le chapitre intitulé Restes de l’ancienne mythologie slave, figure, parmi les êtres mythologiques, Paltchik, proprement Poucet. « C’est d’ordinaire un petit être mignon et gentil : si sa petitesse l’expose à beaucoup d’embarras et de dangers, elle l’aide aussi à s’en tirer, d’autant plus qu’elle est accompagnée de ruse et de dextérité (t. II, p. 260). » On voit que les Wendes connaissent le conte de Poucet sous une forme sans doute assez semblable à celle des récits examinés plus haut. On ne dit pas qu’ils possèdent, comme les Tchèques, la dénomination de Poucet en char pour la Grande Ourse ; d’après Haupt et Schmaler (II, 271), ils l’appellent kosy, c’est-à-dire « les roues. » Le nom de Forman, qu’ils lui donnent aussi, est évidemment emprunté au Fuhrmann (charretier) éternel des Allemands.

Le second conte en question est russe ; comme il présente plusieurs détails intéressants, je le traduis ici en entier. Je n’ai eu malheureusement sous les yeux que l’édition sans notes du recueil d’Afanasief (Moscou, 1870) ; je ne sais pas si, dans l’autre édition, le regrettable éditeur donne des variantes et des rapprochements. Le titre du conte, ainsi que le début, demande une explication. Notre héros s’appelle ici « mal’tchik” s” Pal’tchik” », c’est-à-dire proprement « petit comme le petit doigt. » Pal’tchik” est un diminutif de palets”, qui signifie non pas « pouce, » mais « doigt ; » L’histoire de ce mot est assez embarrassante. Le sens de « doigt » n’est pas propre au russe : en tchèque aussi paleç signifie proprement « doigt ; » il en est de même du polonais palec (ainsi le pouce se dit en polonais wielki palec, le petit doigt maly palec. Mais d’autre part, il paraît impossible de séparer palets du latin pollex, et le slave offre aussi pour ce mot le sens de « pouce » : c’est ce sens, par exemple, qu’a pal’ts en ancien bulgare, et (d’après Miklosich) palets” dans des dialectes russes ; le polonais paluch, « pouce, » a évidemment le même radical. Notre conte lui-même, en donnant au héros le nom de Pal’tchik”, le rapproche clairement de Poucet et de Daŭmling. Je suppose que le sens primitif du mot slave est celui de « pouce, » et qu’il aura pris ensuite le sens général de « doigt. » Le héros du conte s’appelait en slave comme en allemand Poucet, mais quand le mot palets” eut pris le sens de doigt, on altéra, au moins en Russie, l’histoire de sa naissance, et on supposa qu’il était né, non du pouce, mais du petit doigt de sa mère : cette altération était indiquée naturellement par le rapprochement des mots mal’tchik” et pal’tchik” du moment que ce dernier avait reçu le sens de doigt, mal’ii palets” désignant le petit doigt aussi bien que mizinn’ii palets”, employé dans le texte du conte. — Si palets” est le même mot que pollex, il faut rejeter l’étymologie de porricere assignée à ce dernier par Corssen (Vokalismus3, II, 208), qui est d’ailleurs bien peu satisfaisante pour le sens et pour la forme. Il est probable que pollex est un de ces mots où ll provient simplement du renforcement postérieur d’une l primitive (Corssen, I, 226 ss.). — Cette explication étant donnée, je traduis Mal’tchik” s” Pal’tchick” par « Petit Poucet, »

LE PETIT POUCET
(Afanasief, Russkija dietskija skazki, II, 143}.

Il y avait une fois un vieux et une vieille. Un jour la vieille était en train de hacher des choux quand elle fit un faux mouvement et se laissa retomber la hache sur le petit doigt, si bien qu’elle se le détacha de la main. Elle le prit et le jeta dans le tas d’ordures derrière le poêle. Voilà qu’elle entendit une voix humaine qui partait de derrière le poêle et qui disait : « Maman, retire-moi d’ici ! » La vieille, toute saisie, fit le signe de la croix et demanda : « Qui es-tu ? » — « Je suis ton fils, né de ton petit doigt. » La vieille le prit elle regarda : ah ! qu’il était petit, tout petit, tout petit, on le voyait à peine par terre : elle l’appela Petit Poucet. « Et papa, où est-il ? » demanda Petit Poucet. « Il est allé aux champs. — Je vais aller le rejoindre ; je l’aiderai. — Va, petiot. »

Il arriva au champ où son père, labourait : « Dieu te garde, petit père ! » Le vieux regarda tout autour de lui ; « Voilà un prodige ! J’entends une voix humaine, et je ne vois personne. Qui est-ce qui me parle ? — Moi, ton fils. — Je n’ai jamais eu d’enfant. — Je ne suis au monde que de ce matin ; maman hachait des choux pour faire un pâté, elle s’est coupé le petit doigt de la main, elle l’a jeté derrière le poêle, et voilà : Petit Poucet était né. Je suis venu te rejoindre et t’aider à labourer la terre. Va, petit père, assied-toi, mange ce que Dieu, t’a donné, et repose-toi un peu. » Le vieux fut enchanté, et il s’assit pour dîner : quant à Petit Poucet, il se glissa dans l’oreille du cheval et se mit à labourer ; mais d’abord il dit à son père : « Si quelqu’un veut m’acheter, vends moi, et n’aie pas peur je ne serai pas perdu ; je reviendrai bien à la maison Voilà que par là passe un seigneur, il regarde et il s’émerveille : le cheval va, la charrue laboure, et d’homme point, « Ma foi, dit-il, c’est une chose qu’on n’a jamais vue, et qu’on n’a jamais entendu dire, qu’un cheval laboure tout seul pour lui. — Est-ce que tu es aveugle ? » dit le vieux ; « C’est mon fils qui laboure. — Vends-le moi. — Non, je ne le vends pas ; la vieille et moi, nous n’avons pas d’autre joie, d’autre consolation que lui. Vends-le-moi, bonhomme, je t’en prie. — Eh bien ! donne mille roubles, il est à toi. — Comme c’est cher ! — Tu vois bien ce qu’il sait faire : il est petit, mais courageux ; il a bon pied bon œil, et fait bien les commissions. » Le seigneur compta les mille roubles, prit le petit, le mit dans sa poche et s’en alla chez lui. Mais en route. Petit Poucet fit caca dans sa poche, s’échappa par un trou et s’en alla.

Il marcha, marcha, et bientôt, voyant approcher la nuit il s’abrita sous un brin d’herbe, se coucha et se disposa à dormir. Par là passèrent trois voleurs : « Bonjour, mes garçons ! » dit Petit Poucet. « Bonjour ! Où allez-vous ? — Chez le pope. — Quoi faire ? — Voler ses bœufs. — Prenez-moi avec vous. — À quoi nous seras-tu bon ? il nous faut des gaillards solides, qui ne donnent pas un coup sans briser des os. — Je vous serai très-utile : je me glisserai sous la planche qui ferme le bas de la porte et je vous ouvrirai la porte. — C’est une idée : viens avec nous. Ils s’en allèrent tous les quatre chez le riche pope : Petit Poucet se glissa sous la porte, l’ouvrit, et dit : « Vous, frères, restez là dans la cour, moi j’entrerai dans l’étable, je choisirai le plus beau bœuf et je vous l’amènerai. — Très-bien ! » Il entra dans l’étable, et se mit à crier de toute sa force : « Quel bœuf faut-il prendre, le fauve ou le noir ? — Ne fais pas de bruit, » dirent les voleurs ; « prends celui dont le pied te tombera sous la main. » Petit Poucet leur amena le plus beau de tous les bœufs : les voleurs l’emmenèrent dans la forêt, le tuèrent, enlevèrent la peau, et se mirent à partager la viande : « Moi, frères, » dit Poucet, « je prends les boyaux : c’est tout ce que je demande. » Il prit les boyaux et s’en alla se coucher dedans pour dormir, afin de trouver la nuit moins longue. Quant aux voleurs, ils se partagèrent la viande et rentrèrent chez eux.

Un loup vint à passer par là, il avait grand’faim : il avala les boyaux et le petit avec : Poucet se trouva tout à coup dans le grand ventre tout, vivant, mais il s’en faisait peu de souci. Mal prit au gris (c’est-à-dire au loup) de sa gloutonnerie ! S’il voyait un troupeau dont le berger dormait pendant que les moutons paissaient tranquillement, il s’approchait et prenait un mouton, mais Petit Poucet se mettait a crier à pleine gorge : « Berger, berger, âme des moutons (locution consacrée), tu dors, et le loup emporte un mouton ! » Le berger s’éveillait, se jetait sur le loup à coups de bâton et lançait sur lui ses chiens et les chiens de le déchirer, que les flocons en volaient ! à peine s’il se sauvait vivant. Ainsi le loup jeûnait toujours et il allait mourir de faim. « Sors, » dit-il à-Poucet. « Porte-moi chez mon père, chez ma mère, et je sortirai, » répondit Petit Poucet. Le loup arriva au hameau, entra tout droit dans la maison du vieux : aussitôt Petit Poucet sortit du grand ventre par derrière, s’assit sur la queue du loup et se mit à crier : « Battez le loup, battez le gris ! » Le vieux prit un bâton, la vieille un autre, et ils se mirent à battre le loup, et quand il fut mort, ils prirent la peau pour faire une touloupe à leur fils. Et ils se mirent à vivre ensemble, et ils vécurent longtemps heureux.


Le premier épisode de ce conte, la naissance de Poucet, est une curieuse variante à joindre à celles que j’ai rassemblées plus haut (p. 19-21). L’origine surnaturelle du héros du conte est là aussi clairement indiquée.

Le second épisode, ou le Labourage, est identique ici à ce qu’il est ailleurs, notamment dans les contes lithuanien, esclavon et roumain.

Le troisième épisode, la Captivité de Poucet, n’a été qu’indiqué plus haut ; je vais le rapporter d’après les différentes sources, afin qu’on puisse apprécier la ressemblance frappante qui existe entre ces diverses versions recueillies si loin l’une de l’autre. — 1. Lithuanien, « Passa en voiture un seigneur qui dit : « Mais, l’homme, est-ce que tes bœufs labourent comme cela sans personne ? » L’homme répondit : « C’est mon fils qui laboure, il est dans l’oreille d’un bœuf. » Le seigneur dit : Vends-moi ton fils. » L’homme ne voulait pas, mais son fils lui dit : « Petit père, vends-moi seulement ; s’il me couvre d’argent, il pourra m’emmener. » Le seigneur se dit : « Je n’aurai qu’à jeter une pièce sur lui, » mais il jeta sur lui un plein sac d’argent, le petit était toujours au-dessus ; il versa un second sac et il était encore au-dessus ; enfin, il le couvrit avec un écu, alors le seigneur l’emmena chez lui. » La fuite de Poucet manque ici, où il est emmené plus tard par des voleurs avec les bœufs de son nouveau maître (altération évidente). — II. Esclavon. Ce conte est très-délayé ; je me borne à en donner la substance. Un marchand passe à cheval, s’arrête, étonné de voir des bœufs qui labourent tout seuls, et, quand il a vu Kerza, demande à l’acheter. Le père refuse, consent ensuite sur le conseil de Kerza qui promet de revenir, et le marchand emporte, dans une boîte, le petit qu’il a acheté pour une somme énorme. Celui-ci réussit à ouvrir la boîte, sort de la poche et saute à bas du cheval. — III. Roumain. « Un : riche, riche boyar vit les bœufs qui labouraient et le petit qui les menait, il dit au père : « Veux-tu me vendre ce garçon ? » Le paysan dit non, mais le petit diable lui fit signe de consentir. Le boyar paya volontiers une somme considérable et s’en alla, pensant avec plaisir à la surprise qu’il allait faire à sa femme. Mais le petit, dans la poche du boyar, éprouva un besoin, le satisfit, après quoi il se glissa hors de la poche et revint en toute hâte près de son père. » La fin manque dans ce conte ; il a en commun avec le conte esclavon le récit de la déconvenue de l’acheteur quand il veut montrer sa belle emplette. — IV. Allemand (Grimm, 37). Je passe des détails un peu longs au commencement ; il s’agit ici de deux hommes. « Ils s’approchèrent du paysan et dirent : « Vends-nous le petit homme, nous le traiterons bien. » « Non, répondit le père, c’est mon trésor, et je ne le vendrai pas pour tout l’or du monde. » Mais Daumesdick, entendant la proposition, grimpa le long de l’habit de son père, s’assit sur son épaule, et lui murmura dans l’oreille : « Père, donne-moi donc, je reviendrai bien. » Alors le père le donna aux deux hommes pour une jolie somme d’argent. Ils le mirent sur le bord du chapeau de l’un d’eux. » La manière dont il s’échappa a été textuellement rapportée plus haut (n. 62). — Le récit du conte russe ressemble surtout au conte esclavon. — J’ai indiqué ci-dessus (p. 43 et notes 60-63}), la ressemblance de cette aventure avec un trait de l’hymne à Hermès.

Le Vol des bœufs, quatrième épisode de notre conte, est ici raconté tout à fait comme dans le conte, albanais ; le début ; seulement rappelle un des contes allemands (Grimm, 37). L’albanais, visiblement altéré et abrégé, se borne à dire : Arrivés devant la maison du prêtre, le petit, qui n’était pas plus gros qu’une noisette, se glissa par les fentes de la porte, puis la leur ouvrit, et ils se sauvèrent en emmenant les bœufs. » Les détails sont plus semblables dans le conte lithuanien, malgré l’altération indiquée ci-dessus. Les cris intempestifs que pousse le petit voleur n’ont aucune raison d’être dans le russe : dans l’allemand il crie pour éveiller les gens du curé ; dans le lithuanien, il crie (beaucoup plus tard) pour effrayer les autres voleurs et garder seul le butin.

Mais, l’intérêt particulier de cet épisode est dans un détail que j’aurais déjà pu remarquer dans le conte lithuanien, mais sur lequel le conte russe a fixé mon attention. On voit ici Poucet et ses complices tuer, écorcher et partager les bœufs, la nuit, dans un endroit écarté. Ce trait, avec les différences qui ressortent des caractères du récit, se retrouve d’une manière frappante appliqué à Hermès, dans l’hymne homérique (notez au v. 97, la mention de la nuit sombre, ὀρφναίη νὺξ) :

V. 120 ἔργῳ δ’ ἔργον ὄπαζε ταμὼν κρέα πίονα δημῷ,
ὤπτα δ’ ἀμφ’ ὀβελοῖσι πεπαρμένα δουρατέοισιν
σάρκας ὁμοῦ καὶ νῶτα γεράσμια καὶ μέλαν αἶμα,
ἐργμένον ἐν χολάδεσσι· τὰ δ’ αὐτοῦ κεῖτ’ ἐπὶ χὼρης·
ῥινοὺς δ’ ἐξετάνυσσε καταστυφέλῳ ἐπὶ πέτρῃ…
V. 127 Ἑρμῆς χαρμόφρων ἐιρύσσατο πίονα ἔργα λείω ἐπὶ πλαταμῶνι, καὶ ἔσχισε δώδεκα μοίρας
κλήροπαλεῖς· τέλεον δὲ γέρας προσέθηκεν ἑκάστῃ.

Voici le passage du conte lithuanien qui se rapporte à cet épisode : « Quand ils furent venus dans les champs et qu’ils tuèrent les bœufs, ils se dirent : « Qui de nous ira laver les boyaux ? — « Je suis le plus jeune, dit le petit, et le plus leste, je m’en charge. » Les voleurs lui dirent ; « Bon, vas-y ! » Il porta les boyaux à la rivière, et en les lavant, il se mit à pousser des cris terribles : « Ah ! mon bon monsieur, je ne les ai pas volés tout seul ; il y a encore là trois hommes qui font rôtir la viande. » Quand ils entendirent ces mots, ils se sauvèrent et laissèrent là leur proie. » — On voit combien l’ignorance du récit primitif et le besoin de motiver ont altéré la narration ; mais il reste cette coïncidence bien frappante que la βοηλασία, si caractéristique de la légende d’Hermès et de celle de Poucet, est suivie, dans l’une comme dans l’autre, de l’égorgement des bœufs et de leur dépècement, opérés pendant la nuit dans la forêt.

Le quatrième épisode du conte russe, ou Poucet avalé, se présente dans des conditions particulières. J’ai dît plus haut (p. 28 et pass.), que le séjour de Poucet dans le ventre d’animaux divers se rattache essentiellement à ses fonctions de bouvier ou de laboureur, et que le premier animal qui l’avale est toujours un bœuf ou une vache. Le conte russe ne connaît pas cette première mésaventure du héros, et il est le seul ; car, dans le conte esclavon (v. p. 30), il en est resté au moins un vestige. Ce trait mérite l’attention si on remarque qu’il est indissolublement lié à cet égorgement nocturne des bœufs qui semble bien rapprocher Poucet d’Hermès. Peut-être le conte le plus ancien comprenait-il seulement : 1o Poucet voleur de bœufs ; 2o Poucet avalé par le loup avec les entrailles du bœuf qu’il a tué ; 3o Poucet saisi par le propriétaire des bœufs ; et n’a-t-il subi que plus tard l’intercalation de la première absorption par un bœuf (ou une vache). Cette intercalation aurait alors fait disparaître l’épisode du vol (gaélique, forézien, grec), ou du moins durait altéré comme il l’est dans les conte : allemands (voy. p. 42) : les contes lithuanien et albanais, qui l’ont conservé, ne connaissent d’absorption ni par le bœuf ni par le loup, mais la fin en est sans doute tronquée, et il est très-permis de conclure par celle du conte lithuanien qu’il devait se terminer comme le conte russe (voy. ci-dessus, p. 88-89). — Cet épisode lui-même doit être une intercalation postérieure : le conte alors, dans sa période primitive, n’aurait compris, comme dans l’hymne homérique, que trois moments : Poucet vole les bœufs, — Poucet conduit les bœufs à reculons, — Poucet, surpris par le maître (gigantesque relativement à lui) des bœufs volés, se fait lâcher. — Puis, encore fort anciennement, on aura inséré entre la seconde et la troisième scène celle de l’absorption par le loup, enjolivement comique qui montre que le sens ou mythe était perdu. Ensuite se sera intercalée l’aventure avec la vache, puis Poucet sera devenu un charretier ou un laboureur en même temps que les bœufs se seront transformés en char ou en charrue. La naissance miraculeuse, si différente chez les différents peuples, est venue en dernier lieu compléter la légende. Tout ce qui est en dehors est moderne et propre à telle ou telle version.


Si ces rapprochements sont un nouveau témoignage de l’ancienneté et de la diffusion de notre conte chez les peuples slaves, voici d’autre part une nouvelle preuve de sa popularité en France. Parmi les contes gascons qu’a réunis M. Bladé, et qu’il imprimera prochainement, figure celui de Grun {Grain) de millet, nom qui vient s’ajouter à la riche synonymie de notre héros, et qui rappelle d’une manière frappante les noms grecs de Moitié de pois et de Grain de poivre. D’après les quelques mots que m’en a dits M. Bladé, Grun de millet passe par la plupart des aventures que nous connaissons : il laboure, il est avalé par une vache, par un loup, etc. ; je ne sais pas s’il se fait voleur et s’il vole des bœufs.

Je n’en persiste pas moins à croire à l’origine allemande de tous les contes français sur Poucet. D’une part, on ne trouve de traces de ce récit ni chez les Celtes, ni chez les autres peuples romans, tandis que chez les Slavo-Germains il est profondément enraciné ; d’autre part, tandis que plusieurs peuples slaves et allemands possèdent et le conte et le nom de la constellation, qui à eux deux composent le mythe, les Français, de même que les Grecs, les Albanais, les Écossais, ne connaissent que le conte, bien plus facile à transmettre, mais dépouillé, par cet isolement, de sa signification primitive. Le Char de Poucet n’est connu que des Wallons, si voisins de l’Allemagne, et dont les mœurs, les croyances, la langue même ont subi une forte influence germanique.


Je termine par un rapprochement qui est peut-être une simple curiosité. M. Schlenker, dans sa Collection of Teume traditiones, etc. (London, 1861), a publié (p. 44-56) le texte original, et M. Bleek, dans son Reineke Fuchs in Afrika (Weimar, 1870), a donné la traduction allemande d’un conte teumé (le peuple Teumé habite la côte de Sierra-Leone) que ce dernier appelle Poucet (der Daümling). Dans ce récit confus et vague, mais pourtant moins incohérent que la plupart des contes africains, on trouve, en effet, un épisode qui rappelle l’odyssée de Poucet. Il s’agit d’un personnage appelé Sire Taba, sur lequel on ne donne aucun détail, mais qui se trouve associé, pour plusieurs actions très-peu louables, avec l’araignée (cet animal joue un grand rôle dans la mythologie populaire du nord de l’Afrique).

« La nuit suivante, quand tout dormit, l’araignée appela Sire Taba, et tous deux s’en allèrent à l’endroit où étaient attachées les vaches du roi. L’araignée frotta sous le nez une des plus belles vaches avec un onguent qu’elle avait apporté, et la vache les avala tous deux. « Il ne faut pas toucher au cœur, » dit l’araignée, quand ils furent dans la vache ; puis elle tira un couteau et coupa à la vache un bon morceau de viande ; elle le mit dans une corbeille que Sire Taba lui tenait ; et quand la vache ouvrit la bouche pour bâiller, tous deux se glissèrent dehors. Après avoir vécu pendant quatre jours de la viande ainsi gagnée, ils rentrèrent une nuit dans la vache de la même façon. Sire Taba coupa avec son couteau un des rognons de la vache, mais l’araignée lui cria : « À la poitrine, Sire Taba. » Sire Taba coupa maladroitement les tendons du cœur, et la vache tomba morte. L’araignée se cacha vite sous le foie, et Sire Taba dans son angoisse se fourra dans l’estomac. — Le lendemain, les valets du roi trouvèrent la vache morte ; on lui ouvrit le ventre, puis avec des haches on sépara la chair des côtes. Voilà que l’araignée se mit à crier du dedans : « Ne m’attrapez pas, ne m’attrapez pas ! » Tous, effrayés, se sauvèrent et allèrent dire au roi que la vache morte parlait. — Le roi vint lui-même et ordonna de recommencer l’opération. Enfin on trouva l’araignée et le roi commanda de la fouetter : on l’attacha à un arbre, mais à peine avait-elle reçu le premier coup qu’elle s’écria : « Sire Taba et moi nous étions ensemble. — Où est Sire Taba, alors ? » demanda-t-on. Comme l’araignée ne pouvait le dire, le roi dit : « Tu mens, araignée ; c’est toi qui as tué ma vache. » — Cependant Taba se tenait caché dans l’estomac de la vache. On envoya les enfants au ruisseau pour laver les boyaux ; comme ils en secouaient le contenu dans l’eau, Sire Taba sortit doucement, ne reparut que de l’autre côté du ruisseau, et se mit à crier : « Pourquoi me traitez-vous de la sorte ? — Oh ! Sire Taba, dirent les enfants, nous ne savions pas. » — Quand le roi entendit la voix de Sire Taba, il accourut et demanda ce qu’il y avait. « Ah ! dit-il, les enfants m’ont couvert d’ordures pendant que je me baignais. » Le roi alla lui-meme chercher une chemise et des culottes et dit à Sire Taba : « Lave-toi, ami, et habille-toi. » Sire Taba obéit et alla avec le roi à la ville. »

La circonstance des boyaux qu’on lave, qui se retrouve dans un si grand nombre de nos contes, ne permet guère de douter, quelque différemment qu’elle se présente ici, d’un lien entre Poucet et Sire Taba ; il en est de même des cris poussés par l’araignée, qui sont identiques à ceux de Poucet dans le no 45 de Grimm (« Ne hachez pas trop fort, ne hachez pas trop fort, je suis dessous »). Mais ce lien est sans doute tout extérieur. Les peuples de ces régions sont en contact fréquent avec les Européens, et ce conte n’est pas le seul où on puisse retrouver une influence étrangère. L’épisode du séjour de Sire Taba dans la vache doit provenir dans le conte teumé des aventures de Daümling, entendues par quelque nègre. Il faut d’ailleurs remarquer la ressemblance de la fin avec un épisode du Chat botté.


En relisant ce petit livre, j’y trouve une contradiction au moins apparente, sur laquelle je dirai quelques mots pour terminer.

On lit p. 2 et suiv. que les peuples indo-européens n’ont jamais possédé de religion sidérale, et il semble que cette vérité soit contredite par l’hypothèse émise plus loin, d’après laquelle le conducteur du char ou du troupeau céleste, Poucet, serait proprement un, dieu et devrait être identifié avec Hermès enfant. Mais le mot dieu n’a ici que le sens d’ « être surnaturel », et il m’implique aucune idée de culte, ce qui constitue l’essence d’une religion. Les mythes ont leur source dans deux dispositions naturelles à l’esprit humain ; la crainte des puissances sur lesquelles l’homme n’a aucun empire, et le désir d’expliquer les phénomènes qu’il ne comprend pas. De ces deux sentiments, le premier seul donne naissance à des croyances religieuses proprement dites, qui s’expriment toujours par la prière et le sacrifice, c’est-à-dire par les efforts faits pour se rendre favorables les puissances supérieures. Le second n’a donné naissance qu’à des fables qui n’ont eu longtemps aucune conséquence religieuse, et qui, si elles ont souvent fini, par être attirées et absorbées dans les systèmes religieux devenus de plus en plus complexes, n’en ont pas moins gardé un caractère profondément distinct. C’est dans ce sens que j’ai dit que les ancêtres de notre race n’ont pas eu de religion sidérale, c’est-à-dire qu’à l’exception du soleil et de la lune, auxquels ils reconnaissaient ou attribuaient une influence sur leur existence, ils n’ont point adoré les astres, comme l’ont fait les Sémites. — Quant à Hermès, qui est certainement un dieu dans le sens le plus complet du mot, il ne faut pas oublier que le mythe du petit bouvier céleste était, si on admet ma conjecture, originairement étranger à sa mythologie, et n’a été rattaché à son nom que bien postérieurement.


FIN.