Le philtre bleu/05

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CHAPITRE V

LE TRIO POLICIER


Lorsque vingt minutes plus tard, M. Quik descendit l’escalier vers le large vestibule du rez-de-chaussée, la première personne qu’il rencontra fut Mme Jacobson. Il sembla au policier, à en juger par l’attitude qu’elle avait à cette minute précise, que la dame de céans l’attendait.

Lina lui souhaita le bonjour avec un sourire qui parut triste à l’œil observateur de M. Quik. Il s’inclina révérencieusement. Mme Jacobson lui indiqua la porte ouverte de la salle à manger, où le précédant, elle le conduisit. Or, M. Quik étant, de par son état de policier, le plus observateur des humains, il avait au premier abord observé que la physionomie de Mme Jacobson était très altérée, que ses lèvres rouges de la veille avaient excessivement pâli, que ses joues rondes et pleines d’hier, étaient aujourd’hui enfoncées, creusées, et que, de roses qu’elles étaient, elles avaient passé à la couleur de neige. À présent qu’il la suivait vers cette salle à manger d’où s’échappaient des parfums appétissants, M. Quik avait tout l’avantage d’étudier, sans indiscrétion, son hôtesse. Il se mit à l’étudier d’un œil perçant, et cet œil découvrit au col de la jeune femme, un cercle rouge, violet et bleu ; il lui sembla même qu’il y avait un peu de noir alternant. Il remarqua aussi trois petites taches d’un rouge vif, d’un rouge sanglant, comme si ces petites taches, à distance symétrique, avaient été faites expressément à l’aide d’un poinçon ou d’un fer rougi au feu. M. Quik blêmit. Mais ce n’était pas tout : il observa en plus, et avec un extrême intérêt, que Mme Jacobson boitait de la jambe gauche. Donc, ce cercle autour du col, aux couleurs et nuances multiples, ces trois petites taches sanglantes sur la nuque immaculée, ce boitement, sans tenir compte de l’altération des traits, oui, tout cela parut fort singulier à M. Quik. Il se sourit, et, de ce fait, sa perspicacité fut très en éveil. Mentalement il se décrivit une scène terrible de jalousie entre l’époux et l’épouse… Il crut se voir bientôt en face d’un sanglant barbe-bleue !

Il pensa :

— Du diable ! si ce soir je ne tiens pas tous les fils du mystère qui m’enveloppe ! Oh ! monsieur Jacobson, nous allons rire, je vous le jure !

Mme Jacobson s’arrêta devant la porte de la salle à manger, s’effaça et du geste indiqua à M. Quik un siège à la table.

M. Quik, en parfait gentilhomme, s’inclina respectueusement et alla prendre le siège indiqué.

Discrètement Mme Jacobson referma la porte de la salle à manger, sans un bruit, sans même que M. Quik s’en aperçut. Et, par conséquent, il ne put s’apercevoir que le docteur Hiram Jacobson se trouva précisément derrière cette porte, qu’il sourit étrangement à sa chère Lina, qu’il la prit à la taille et l’embrassa longuement et tendrement.

Mais par contre, M. Quik s’aperçut ou mieux il vit une autre porte s’ouvrir en face de lui, vers la cuisine, et il vit encore une ravissante soubrette, toute souriante, se mettre à sa disposition pour le servir…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À neuf heures, M. Quik quitta la salle à manger, très satisfait de l’excellente cuisine de la maison.

Il traversa le vestibule dans sa longueur et arriva ainsi à la porte du cabinet de travail du docteur Jacobson. La porte était ouverte, elle invitait à entrer : M. Quik entra. Il trouva le docteur au travail.

À l’apparition de son hôte le docteur se leva vivement et s’avança, mains tendues, en disant :

— Ah ! mon cher neveu, charmé de te revoir. Tu as sans nul doute passé une bonne nuit ?

— Très bonne, mon oncle.

— Pourtant, tu m’as l’air bien peu reposé… la pâleur de ton visage, tes yeux encore gros de sommeil…

— Je vous assure, mon oncle…

— Eh bien, n’en parlons plus. Veux-tu fumer un cigare ?

Il indiquait un guéridon sur lequel se trouvait disposé tout le nécessaire de l’homme qui s’intéresse à cet agréable passe-temps. Il y avait des pipes de toutes sortes et de toutes formes. Il y avait des cigarettes turques, des cigarettes françaises, des cigarettes américaines, il y avait peut-être des cigarettes populaires… En outre une collection de cigares de choix eût fait les délices du connaisseur ; des havanes purs et demi purs, secs à point et demi secs… Il avait encore des allumettes d’une variété fort étendue. Il y avait… mais passons !

M. Quik se contenta de prendre au hasard une cigarette quelconque. Il l’alluma avec une distinction, une élégance, une grâce que lui eussent enviées certaines dames de la haute !

— Mon cher neveu, continua le docteur qui avait, lui, allumé un cigare, tu vois sur cette table quelques livres nouveaux, des revues françaises et des magazines américains… À propos, Benjamin, tu lis le français ?

Cette question imprévue parut fort embarrasser M. Quik. Il hésita une seconde. Puis, sans assurance du tout, il répondit :

— Mais oui, mon oncle, tout aussi bien que vous, je pense.

— Bon. Cela me fait plaisir. J’ai justement un récit très curieux à te faire lire… très mystérieux… très émouvant. Tiens, le voici… Lis le titre, et cela te dira tout.

M. Quik, d’une main tremblante, prit la petite brochure et lut… c’est-à-dire que nous lisons pour lui LA FEMME D’OR. Il sourit… mais au fond, au tréfonds, il était épouvanté de cette seule pensée que le docteur aurait pu tout aussi bien lui demander de lire ce titre à haute voix. Si cet événement se fut produit, M. Quik qui n’avait jamais appris que sa langue maternelle — c’est-à-dire la langue — anglaise aurait vu son mensonge découvert, et cela eut été suffisant pour le perdre tout à fait.

Mais le docteur s’était borné à sourire, connue s’il avait été convaincu que M. Quik avait parfaitement lu et compris le titre de l’ouvrage : LA FEMME D’OR. Puis, il avait dit :

— N’est-ce pas ? Oh ! je te garantis que tu n’as jamais lu rien de pareil… c’est une sensation d’un bout à l’autre !

— C’est écrit par un Français demanda M. Quik.

— C’est-à-dire un Canadien-français !

— Vraiment ? je ne savais pas qu’on écrivait en français en Canada.

Le docteur sourit et poursuivit :

— Et ce qui plus est, la scène se passe en cette ville de Montréal… à quelques pas de nous seulement ! !

— Pas possible !

— Si fait, tu verras. Ensuite, ce petit volume à une suite.

— Voyons ! Vraiment vous m’intéressez !

— Oh, tu seras bien autrement intéressé quand tu auras lu la suite, c’est-à-dire cet autre petit volume. Celui-ci est intitulé : LA PETITE MODISTE DE LA RUE DEMONTIGNY. Comprends-tu.

— Pas très bien.

— Eh bien ! la rue Demontigny… Au fait, tu ne connais pas encore notre ville de Montréal. Je te la ferai voir un de ces jours. Mais en attendant, ces deux petits livres te distrairont énormément.

Et le docteur retourna à sa table de travail.

M. Quik était en nage ! Il n’avait jamais autant sué de sa vie ! Pourquoi ? Parce que, depuis un moment, il s’attendait que le docteur allait lui parler français !… Et alors…I M. Quik voyait parfaitement tout l’affreux pétrin dans lequel il se serait bien vainement débattu !

Ce ne fut donc pas sans un énorme soulagement qu’il vit le docteur retourner à son travail, et il pensa, en frémissant :

Comment n’ai-je pas appris que ce diable de docteur parlait le français ?… À quelle douche je viens d’échapper !… On ne m’y reprendra plus. J’apprendrai le français… car cette langue est, de nos jours, indispensable, pour réussir en affaires ! C’est égal ! je me tirerai d’ici avec plus de gloire que je n’avais pensé !

Et, pour laisser le docteur sous l’impression qu’il lisait le français et le comprenait, M. Quik s’étendit dans un fauteuil et se mit à lire LA FEMME D’OR, c’est-à-dire qu’il feignit de lire. Pendant ce temps son imagination travaillait activement ; M. Quik se demandait comment il allait se tirer de là ! Certes, il n’était pas tout à fait rassuré, en dépit de l’assurance qu’il s’imposait. Ce maudit docteur Jacobson était réellement à craindre ! Quel truc ne pouvait-il pas inventer pour mettre M. Quik dedans ! Mais le docteur travaillait, très absorbé.

Onze heures sonnèrent.

M. Quik se remua dans son fauteuil. Il commençait à sentir des démangeaisons et des engourdissements aux jambes. Le docteur travaillait toujours.

Le policier se leva, et pour ne pas déranger le docteur, marcha doucement vers la table pour y déposer son livre.

Mais alors, voyant le docteur lever les yeux sur lui, il voulut prévenir toute question relative à la lecture qu’il n’avait pu faire, et dit :

— Mon cher oncle, j’ai grandement envie d’aller me délasser les jambes un peu.

— Tu t’ennuis, n’est-ce pas ?

— Non, non, seulement…

— Si, je vois ça. C’est regrettable que ces jeunes demoiselles demeurent au lit. Je doute même qu’elles se lèvent ce matin, car elles sont très fatiguées. L’une d’elles, Pia, est souffrante, m’a dit Lina.

— J’en suis chagriné également, mon oncle.

— Il faut dire, continua le docteur, que nous ne sommes rentrées qu’à trois heures. Les longues veilles sont décidément mauvaises pour les jeunes filles. Et voilà que, ce soir encore, elles désirent entendre un concert musical à la salle de l’Hôtel Windsor. Enfin, tu les excuseras, Benjamin. Certes, tu peux aller te délasser par une petite promenade en ville. Je regrette de ne pouvoir t’accompagner…

— Mon oncle, je ne veux pas vous déranger.

— Demain, peut-être, pourrai-je te faire voir notre belle ville de Montréal.

M. Quik remercia le docteur, sortit du cabinet et gagna le vestiaire. L’instant d’après, il était dehors poussait un soupir énorme d’allégement, et marchait rapidement vers la rue Saint-Denis. Là, il prit un tramway en direction Craig et McGill.

Et M. Quik se disait avec un sourire de triomphe :

— Avant longtemps c’est moi qui serai le chef de l’agence policière QUIK, GODD, HAMM & CIE…

Oui, le cœur de M. Quik chantait déjà victoire !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À huit heures de ce jour, le docteur Jacobson et ses trois compagnes se rendaient au concert de la salle Windsor. Rentré depuis les trois heures, M. Quik trouva, comme la veille, des prétextes pour ne pas accompagner ses hôtes. Il demeura donc seul.

Un silence de plomb pesait sur toute la maison.

Le policier savait d’ores et déjà que les deux domestiques, la camériste et la cuisinière, s’étaient retirés après leur service du soir.

Il se mit à griller des cigarettes bout à bout, tout en tenant ses yeux fixés sur la pendule du cabinet.

L’heure avançait, et M. Quik paraissait tourmenté par l’impatience ou l’inquiétude.

La demie de huit heures fut marquée au cadran par les aiguilles d’or.

— Viendront-ils ? se demanda le policier.

À cette minute même, un léger coup de sifflet retentit au dehors.

M. Quik sourit, se leva, marcha à l’une des hautes croisées qui donnaient sur la rue, et, par trois fois, il éleva et abaissa l’un des rideaux.

Cela fait, il sortit du cabinet, pénétra dans le vestibule et attendit.

Bientôt deux ombres se dessinèrent sous le portique, deux ombres silencieuses, deux silhouettes humaines que M. Quik reconnut avec aise.

Il ouvrit doucement la porte, et les deux silhouettes se faufilèrent à l’intérieur.

Dans le vestibule M. Quik serra les mains tendues de messieurs Godd et Hamm.

Les pelisses furent enlevées et déposées avec les cannes dans le petit vestiaire. Puis, M. Quik poliment introduisit ses visiteurs dans le beau cabinet de travail du docteur Jacobson.

Il murmura avec une très grande satisfaction :

— Enfin, nous sommes là !

M. Godd était fort blême et mordillait le bout de son cigare éteint.

M. Hamm était livide, et sa main caressait énergiquement la crosse du revolver dissimulé dans une poche de son habit.

Naturellement, M. Quik les avait clairement renseignés sur les événements qui s’étaient déroulés la nuit précédente. Aussi, MM. Godd et Hamm étaient-ils peu rassurés en s’imaginant mille trucs que ce satané docteur Jacobson pourrait fort bien leur jouer. Tout de même ils s’efforcèrent de faire bon visage.

M. Godd dit :

— Messieurs, la prudence nous conseille d’éteindre toute lumière !

M. Hamm ajouta :

— La même prudence nous commande de nous dissimuler quelque part derrière ces draperies ou ces teintures ; il ne faut pas que notre présence soit connue on soupçonnée !

— Diable ! s’écria M. Quik… Mais vos pelisses, vos cannes que vous avez déposées dans le vestiaire ?…

M. Godd sursauta.

— Et nos chapeaux !… proféra M. Hamm.

— Pour des policiers experts, sourit ironiquement M. Quik, voilà une faute impardonnable !

M. Quik ne s’avouait pas qu’il était complice de la même faute impardonnable… En effet, il avait vu les pelisses mises au vestiaire et il n’avait pas soufflé mot. Pour nous, dame, il semble que c’était bien pardonnable. Car M. Quik, tout comme ses camarades, se trouvait sous une telle tension des nerfs, qu’il était, pour ainsi dire, forcé d’échapper quelques-unes des règles les plus élémentaires de son métier ! Et, de fait, les trois agents demeuraient sur les dents, et tous trois, sans se le communiquer bien entendu, avaient peur. Mais ils ne croyaient pas avoir peur… peur de la vraie peur. Non. Chez eux le sentiment de la peur n’était, à ce moment, qu’une certaine émotion en face, de l’inconnu, devant le mystérieux ! C’était tout. Et ce sentiment, ou mieux cette émotion échoit à tout policier, au plus brave, au plus téméraire !

Mais la première faute fut réparée dès l’instant, et dès l’instant les pelisses et les cannes furent retirées du vestiaire et mises sous un divan du cabinet, hormis, naturellement celles de M. Quik qui était l’hôte attitré de la maison. Naturellement aussi, les chapeaux avaient suivi les pelisses et les cannes.

Une fois ces objets précieux mis à l’abri, les trois agents songèrent à leurs propres personnes. Où dérober ces personnes ?…

M. Quik avait avisé un large écran disposé non loin de la table de travail du docteur, sur la gauche, entre les deux croisées qui donnaient sur le parc. Derrière cet écran, paré d’une riche tapisserie, se trouvait un lavabo et accessoires pour l’utilité personnelle du docteur. Temporairement c’était le refuge le plus sûr pour les trois policiers. Aussitôt les lumières du cabinet furent éteintes, et les trois hommes se glissèrent derrière l’écran.

Le silence de la maison n’avait pas encore été le moindrement troublé. On eût entendu la plus minuscule des mouches voler. Mais ce silence devenait étouffant.

La pendule tinta neuf heures.

Au dernier coup de timbre, un hurlement diabolique fit trembler l’espace.

Derrière l’écran les trois agents frémirent.

Un silence plus morne, plus étouffant suivit.

Dix minutes passèrent.

Un pas se fit entendre dans une pièce voisine du cabinet. Par cette porte même où nous avons vu apparaître, une fois, Mme Jacobson, une silhouette diffuse, humaine ou autre, parut tout à coup. Cette porte n’avait été qu’à demi ouverte et sans bruit. Mais par les tentures légèrement écartées, un mince filet de lumière s’était soudainement fait jour pour couper d’un rayon pâle l’obscurité du cabinet. Et c’est dans ce rayon que venait d’apparaître la silhouette… une silhouette qui se précisa bientôt aux yeux troublés des trois agents. Et cette silhouette était un homme, selon toute apparence, un homme d’une assez forte corpulence même !

M. Quik faillit s’évanouir.

— Qu’avez-vous ? souffla M. Godd.

— Cet homme… murmura M. Quik.

— Eh bien ?

— C’est lui… le docteur !

M. Hamm darda des regards aigus sur le personnage.

À cette distance, les agents ne pouvaient déchiffrer la physionomie de l’inconnu ; mais ils pouvaient voir qu’il était élégamment vêtu d’une longue pelisse, que le chef de cet homme était surmonté d’un splendide et luisant haut de forme, que ses mains étaient parfaitement gantées.

Ils épièrent curieusement ses mouvements.

L’inconnu, une fois dans le cabinet marchait avec aisance, comme s’il se fût trouvé chez lui. En effet, dans la demi obscurité il allait sans effort, sans à tâtons, vers le petit buffet. Là, il tira le panneau d’une armoire inférieure, en retira une bouteille, prit un verre, l’emplit de la liqueur contenue dans la bouteille, vida ce verre d’un trait, puis déposa verre et bouteille sur le buffet, et non en l’armoire d’où il avait tiré ces objets.

Posément, ensuite, d’un pas très sûr, le personnage regagna la porte par laquelle il était venu et disparut. Le cabinet de travail retomba dans la complète obscurité.

M. Godd souffla fortement.

— Oh ! oh ! murmura-t-il à l’oreille de ses associés, très curieux ! très curieux !

— Ce docteur est peut-être bien le diable ! fit M. Hamm d’une voix tremblante.

M. Quik, qui voulait se montrer très brave, ricana et dit :

— Bah ! s’il est fort, il aura bientôt affaire à plus fort que lui !

— Qu’allons-nous faire ? Interrogea M. Godd.

— Une chose qu’il importe de savoir, c’est ce que contient cette bouteille.

— Ce doit être une liqueur quelconque : un cognac, un whiskey…

— À moins que ce soit le fameux Philtre bleu ! dit M. Hamm.

— Nous allons le savoir, dit M. Quik ; venez.

De sa poche il exhiba une petite lampe électrique dont il dirigea le mince rayon vers le buffet.

Sous le rayon électrique la bouteille apparut aux yeux des agents.

— Venez ! dit encore M. Quik.

Tous trois s’avancèrent prudemment et silencieusement.