Le prince Louis devant la monarchie de 1830

La bibliothèque libre.



LE PRINCE LOUIS
DEVANT
La Monarchie de 1830.

Voici un nouvel incident dans nos affaires politiques, c’est le napoléonisme. On peut se rappeler que, dès le moment où les émeutes disparurent, on entendit gronder sourdement le mot de révolutions militaires. Ce n’était plus le peuple qu’invoquaient les débris des partis, mais l’armée ; non plus la liberté, mais la gloire ; non plus la république, mais la résurrection de l’empire. On tenta d’improviser une religion politique avec des souvenirs et des regrets : on voulut amalgamer les éléments les plus contraires, les opinions démagogiques et les traditions de la grande armée ; on offrit à tous les mécontentemens le ralliement et le drapeau du napoléonisme.

Ces chimériques fantaisies amenèrent l’échauffourée de Strasbourg du 30 octobre 1836. La France entra dans un grand étonnement quand elle apprit qu’un matin un jeune homme s’était présenté dans une caserne pour demander à quelques soldats qui paraissaient aux fenêtres la couronne de France. L’opinion fut unanime pour déclarer l’idée folle et l’action ridicule.

Le verdict des jurés de Strasbourg, si étrange qu’il ait été, n’a pu ôter à l’évènement du 30 octobre son caractère de puérile démence. Les jurés voulurent le triomphe non pas de l’insurrection, mais d’un principe ; on peut blâmer l’application qu’ils ont entendu faire d’une vérité constitutionnelle, l’égalité devant la loi ; mais toujours leur déclaration n’autorise pas à les prendre pour des fauteurs de conspiration militaire. Il y avait donc grande déconvenue pour les illusions bonapartistes.

Le jeune fils de la reine Hortense était sous le coup de ses étourderies et de la clémence du roi. L’acquittement imprévu des accusés rendit même pour eux l’opinion plus sévère ; le bon sens public les jugea, à défaut du jury de Strasbourg, et l’impunité dont ils jouirent mit encore plus à nu la déraison de leur entreprise. Voilà la déchéance morale dont le napoléonisme a tenté de se relever : il a voulu protester contre la défaveur générale dont il se sentait atteint et blessé ; aussi, après avoir été contraint de rendre son épée, il a pris la plume et s’est fait pamphlétaire.

C’est déjà quelque chose que cet hommage involontaire rendu à l’opinion. Les gardes prétoriennes, au IIIe siècle, n’usaient pas de la liberté de la presse, et les capitaines romains qui ravissaient l’empire n’écrivaient pas de brochures. Le prince Louis et ses amis ont senti la nécessité de secouer le ridicule dont leur conduite était couverte, et de se créer une importance. Dans cette intention, ils ont répandu à dix mille exemplaires une relation historique des évènemens du 30 octobre 1836 ; ils ont écrit que leur entreprise avait été mal jugée, et dans les motifs qui l’ont amenée, et dans ses moyens d’exécution, et dans ses résultats ; ils se sont efforcés d’établir le dogme de la légitimité impériale ; ils ont montré le jeune Louis en rapport avec les hommes influens de tous les partis, et obéissant aux convictions les plus impérieuses sur la nécessité de sa présence en France. Si le coup de main de Strasbourg a échoué, c’est la fatalité qui a prononcé ; enfin le gouvernement lui-même, par sa conduite, a reconnu dans le prince la dynastie napoléonienne. La brochure a pour appendice les proclamations adressées en 1836 au peuple et à l’armée.

Puisque les ambitions napoléonistes s’étaient décidées à braver l’examen de la raison publique, que devait faire le gouvernement, si ce n’est de répondre à cette audace par l’appel le plus éclatant au tribunal de l’opinion ? Et dans ce dessein il devait choisir, pour y porter le débat, la juridiction la plus élevée et la plus politique.

Si jamais cause appartint naturellement à la cour des pairs, c’était celle-ci. La question roulait sur les plus grands intérêts : il y avait là des prétentions folles qui méritaient une répression pour le présent, un avertissement sévère donné pour l’avenir par un des grands corps de l’état, et la censure de l’opinion publique. D’une part, la cour des pairs avait qualité plus qu’aucune autre juridiction pour juger la thèse de la dynastie napoléonienne, et elle était appelée par son arrêt à donner un gage de plus de son adhésion intime au gouvernement de 1830 ; de l’autre, la solennité de sa juridiction était un hommage rendu à la raison du pays, qui se trouvait ainsi saisi de ces grands débats avec une franchise tout-à-fait constitutionnelle. La politique qui a fait porter la question du napoléonisme devant la cour des pairs a donc été à la fois profonde et légale.

D’ailleurs combien était favorable la situation du gouvernement pour demander à la justice et à l’opinion leur sentence ? N’est-ce pas le gouvernement de 1830 qui a relevé la statue de Napoléon et vengé cette illustre image des outrages de 1814 ? N’a-t-il pas été bon et généreux envers tous les membres de la famille Bonaparte ? N’a-t-il pas récemment encore engagé le pays à donner à la sœur de l’empereur un témoignage de munificence nationale ? Et le jeune homme qui essaie le rôle de prétendant, n’a-t-il pas été déjà le prisonnier du roi contre lequel il conspire encore aujourd’hui ? Comment qualifier sa conduite ? Faut-il lui imputer la légèreté d’un enfant ou l’ingratitude d’un parjure ?

Après tant de bienfaits, le gouvernement de 1830 pouvait donc se servir des lois avec convenance, avec opportunité. Tout l’autorisait à relever le gant qu’on lui jetait, et à faire du procès du 9 juillet une sorte d’appel au peuple, à l’opinion. C’est donc au public à juger à son tour les prétentions napoléoniennes, et le procès lui-même : la justice a parlé ; la presse rentre dans tous ses droits et dans sa liberté.

L’apparition de Napoléon dans notre histoire ; depuis 1795 jusqu’en 1815, l’influence qu’il exerça sur la France et sur le monde pendant vingt ans, ont un caractère de grandeur exceptionnelle qui met en dehors du cours ordinaire des choses tout ce qui se rapporte à sa personne et à son nom. Quand il parut, quand on le vit dessouiller la révolution[1], rompre d’une manière éclatante avec les traditions du jacobinisme et de Robespierre, donner à la France délivrée des chaînes hideuses de la terreur le prestige et l’appui de la gloire militaire, les garanties et la puissance d’une administration ferme, les avantages et la force d’un système de lois à la fois anciennes et nouvelles, on put se croire à une de ces époques où les états et les cités commencent, où tout s’élève à la voix du génie, où un législateur envoyé d’en haut crée une société, comme Dieu a créé le monde. Les campagnes d’Italie, le consulat et le code civil purifièrent la révolution et l’affermirent pour jamais.

Du consulat à l’empire il y a la différence de la grandeur raisonnable à la grandeur fantastique. À partir du sacre de Notre-Dame on est dans les régions d’un merveilleux éphémère : tout est prodigieux, mais tout est faible, car Napoléon s’est imposé à lui-même cette condition d’être en tout, sur tous les points, toujours heureux, toujours vainqueur. Il ne peut recevoir le moindre échec impunément, et il doit devenir le plus malheureux des hommes, parce qu’il n’a pas l’omnipotence de Dieu. Aussi tout s’abîme dans sa double catastrophe de 1814 et de 1815, et pas le moindre droit ne survit au naufrage de sa fortune.

Voilà le vrai. La conscience de l’Europe en témoigne : l’Europe croyait à l’homme, à son bonheur ; elle n’avait accepté sa dynastie et sa famille que sous la menace d’une victoire permanente. En vain Napoléon s’était efforcé de se créer une famille historique, d’implanter en Espagne, en Westphalie, à Naples, en Hollande, des souches de rois : le moindre vent contraire devait emporter ces créations factices. L’Europe n’avait affaire qu’à lui, et encore ne le reconnaissait que victorieux.

Quand les frères de Louis XVI revinrent en 1814, ils se vantèrent par-dessus toute chose de rapporter avec eux le principe du droit, et de rendre à la France une situation légitime. Cette légitimité avait pour fondement l’ancien droit royal qui se considérait comme la source unique de toute loi et de toute moralité politique. Obligée d’accepter la révolution comme un fait qu’elle ne pouvait anéantir, elle se mit à la consacrer elle-même par la Charte, et on la vit prodiguer ce qui lui restait du prestige de sa vieille autorité pour introduire dans l’Europe monarchique les principes nouveaux et démocratiques. Ainsi la fortune n’avait ramené les anciens rois que pour leur faire reconnaître la révolution.

Cependant la Charte de 1814 avait deux grands inconvéniens : Louis XVIII l’avait octroyée au lieu de la consentir, et Charles X ne voulait pas l’exécuter. Le législateur de Saint-Ouen semblait pouvoir retirer plus tard ce qu’il avait donné, et le pays, dont l’intelligence et les convictions grandissaient tous les jours, ne se contentait plus d’une condition légale où il avait plutôt l’air d’un affranchi que d’un homme libre. On sait avec quelle rapidité victorieuse il profita de l’occasion que lui fit si belle un royal aveuglement, pour replacer ses droits sur leur véritable base.

L’œuvre de 1830 a rectifié l’œuvre de 1814. Ce qui avait été octroyé a été consenti et accepté : la constitution n’a plus été un acte de munificence, mais un contrat synallagmatique ; le dogme de la souveraineté nationale remplaçant le dogme de la légitimité, est devenu la religion du pays, du roi comme du peuple, et le droit a été satisfait dans son esprit et dans sa lettre.

Et c’est cette situation vraiment légitime et normale que quelques-uns se proposeraient de troubler ! Étrange entêtement de s’imaginer pouvoir persuader le pays d’oublier tous les antécédens de sa vie constitutionnelle, de jeter au vent le résultat de ses travaux, le prix de ses épreuves et de ses sacrifices pour entrer dans des aventures sans motifs, qui ébranleraient la société sans la servir. Les deux jeunes gens qui ont écrit la relation historique que la cour des pairs vient de condamner, M. Louis Bonaparte et M. Laity, ignorent encore ce qu’il faut aujourd’hui de raisons puissantes aux nations pour qu’elles se laissent convaincre et mouvoir. La fantaisie de qui que ce soit ne peut servir de levier aux sociétés humaines.

Toutefois, nous l’avouerons, si le fils de l’empereur eût vécu, si sa dépouille n’habitait pas aujourd’hui les caveaux de Schœnbrunn, nous concevons l’enthousiasme qui eût pu, à son nom, monter au cœur de quelques vieux soldats, et la poétique ivresse qui eût pu embraser quelques jeunes têtes ; non que cet élan d’une faible minorité eût entraîné le pays en dehors de ses directions et de ses volontés ; mais au moins cette exaltation, qui n’eût pas eu de succès politique, aurait trouvé son excuse dans le charme et la puissance magique que pouvait exercer le fils de l’empereur sur quelques conscrits et sur quelques vétérans. Mais il n’en devait pas être ainsi. Dieu a tari la source du véritable sang de Napoléon ; ne pouvant donner au fils la gloire du père, il l’a dispensé de la fatigue de vivre, et ce jeune homme s’est éteint à la fleur de l’âge, parce qu’il n’y avait pas pour lui sur la terre de destinée possible.

Les parens de Napoléon, parmi lesquels il y a des personnes d’un esprit distingué, devraient apprécier sainement tant leur propre situation que l’esprit de la France et de notre siècle. Ils devraient comprendre qu’il n’y a plus de famille impériale, mais seulement une famille Bonaparte qui, après l’existence exceptionnelle de l’empereur, ne peut trouver de repos et de dignité que dans une modestie sincère, noble, et désintéressée de toute extravagante espérance. Quand M. Louis Bonaparte s’honore d’être citoyen suisse, et vit dans sa patrie adoptive en homme simple et libre, il est digne d’estime et d’intérêt. Mais quand ce citoyen suisse nous déclare qu’il se prépare à monter sur le trône de France, toute l’indulgence qui peut s’attacher à son âge, à son exaltation, ne saurait le sauver d’un immense ridicule. Il n’y a pas d’empereur des Français parmi les arquebusiers de Thurgovie.

D’ailleurs M. Louis Bonaparte ne serait pas sans rencontrer, même dans sa famille, des prétentions rivales. N’a-t-il pas un oncle qui, à Londres, songe pour lui-même à l’empire ? L’ancien roi d’Espagne ne se considère-t-il pas comme le véritable successeur de l’empereur, en vertu des droits du sang ? Mais laissons ces chimères, et faisons des vœux pour que la famille des Bonaparte, qui a eu le périlleux honneur de compter parmi les siens un émule des César et des Charlemagne, sache échapper, par la sagesse de sa conduite, aux sévérités de l’opinion. Elle peut voir aujourd’hui si elle doit se féliciter de l’échauffourée de 1836 et du procès de 1838. Qu’a-t-elle gagné aux débats du 9 juillet ? L’accusation et la défense ont démontré, comme de concert, le néant du napoléonisme. Le procureur-général, M. Franck-Carré, avec cette modération élevée et judicieuse qui est un des caractères de son talent, et qui fait un heureux contraste avec les passions un peu déclamatoires du ministère public de la restauration, a été vraiment l’organe du bon sens général, quand il a soumis à une censure sévère les élémens et les illusions de ce qui s’appelle le parti napoléonien, et quand il a prononcé ces excellentes paroles : « Dans nos mœurs et dans nos lois, dans notre vie politique et dans notre vie civile, nous avons retenu de l’empire tous ses bienfaits ; et ce que nous avons répudié de son héritage, personne apparemment ne tenterait de nous l’imposer. » Ce n’est pas assez ; voici le défenseur de l’accusé ; voici l’orateur démocrate, M. Michel de Bourges, qui applique tous ses soins à faire voir qu’il n’entend pas couvrir de son patronage la cause perdue du napoléonisme, et qu’il n’est devant la cour que l’avocat du droit et de la légalité ; « je ne suis ici que pour les principes, » s’est-il écrié avec cette franchise véhémente qu’il sait si bien allier avec la plus profonde habileté ; et il ne s’est pas fait faute d’ajouter : « Si le prince revenait troubler son pays, il me trouverait le premier sur son passage. » Voit-on maintenant l’utilité et la portée du procès ? N’est-ce rien que cette réprobation unanime qui s’élève de toutes parts, que cette condamnation morale infligée par la raison de tous ?

Pour poser ainsi la question du napoléonisme devant le pays de la manière la plus explicite et la plus solennelle, le moment était favorable, et il a été judicieusement choisi. Jamais l’esprit public n’a été plus calme et mieux disposé à juger les choses dans leur vérité. Le peuple se livre avec une activité tranquille à ses occupations : qu’on visite les ateliers, on jugera combien les travailleurs, les ouvriers, sont désabusés des illusions, des flatteries et des mensonges dont les avaient environnés les partis ; ils savent que le travail est le chemin le meilleur pour obtenir un jour l’amélioration de leur bien-être et l’extension de leurs droits. Cette sagesse intelligente a engagé quelques brouillons à se retourner vers l’armée ; mais ils ont encore retrouvé le cœur et le bon sens du peuple sous l’uniforme du soldat ; ils y ont trouvé de plus l’habitude et la religion du devoir. Le soldat français n’ignore pas aujourd’hui qu’il est citoyen, et qu’après avoir payé sa dette à son pays, il reviendra reprendre sa place au foyer paternel, et sa part de liberté dans la communauté politique. Ceux qui rêvent des révolutions militaires sont frappés de cet aveuglement qui est la juste punition des projets coupables. Ils ignorent et calomnient leur siècle : on dirait qu’ils pensent vivre à cette époque de l’empire romain où l’armée impériale, comme l’a remarqué Montesquieu, exerçait une puissance analogue à celle de la milice d’Alger, qui fait et défait son magistrat qu’on appelle le dey. C’est qu’en réalité toutes les barbaries se ressemblent.

Les armées de l’Europe deviennent de plus en plus intelligentes. L’étude y pénètre avec la réflexion. Soldats, sous-officiers, officiers, forment et éclairent leur esprit, et les représentans de la puissance militaire ne sont pas en dehors des progrès de la raison générale. Le soldat et le sous-officier n’ont plus la grossièreté brutale de ceux qui comme eux, dans le dernier siècle, portaient le mousquet et les galons : les officiers de nos jours ne se piquent pas non plus de cette ignorante frivolité qui semblait, il y a cinquante ans, faire partie de la tenue militaire. Ils sont instruits, savans même ; leur mâle bon sens se fortifie tout ensemble par la discipline, par la science, par l’étude de l’histoire et des intérêts politiques. Que d’esprits d’élite ne trouverait-on pas parmi les officiers de l’armée française ou de l’armée prussienne ! Ces développemens de l’intelligence sous les armes sont un des meilleurs garans de la liberté et de la civilisation européenne.

C’est cependant aujourd’hui qu’on voudrait présenter à nos soldats le napoléonisme comme une religion, et le nom de l’empereur comme un fétiche pour lequel on réclamerait une adoration muette et une servile obéissance ! Oui, cette idée a passé par la tête de quelques-uns, que le nom de Napoléon devait toujours présider aux destinées de la France, comme le nom de César a présidé long-temps aux destinées de l’empire romain : et c’est sur ce plagiat du passé qu’ils bâtissent l’avenir. Pour eux, Napoléon n’est pas l’homme positif et grand, qui tour à tour a servi, gouverné et compromis la France : c’est une espèce de demi-dieu, de Jehovah nouveau, sous l’inspiration duquel la France doit marcher toujours, en saluant pour son maître quiconque aura quelques gouttes de son sang dans les veines, même du plus détourné. Mais le siècle est dur à cette idolâtrie, et il se trouve que c’est détruire ce nouveau culte que de l’expliquer. Nous ne disconvenons pas que le napoléonisme est obligé de s’annoncer comme une religion pour paraître quelque chose, car, dans la sphère des intérêts réels, il ne peut rien nous donner que nous n’ayons déjà ; personne, sans doute, ne songe à nous ravir le Code civil, les trois couleurs et l’unité de l’administration : tous les guerriers, et tous les hommes politiques qui ont fait l’honneur et la force de l’empire, sont dans les premiers rangs de l’armée et de l’état ; un glorieux lieutenant de Napoléon reçoit à Westminster les hommages généreux d’un ancien ennemi, et sait en renvoyer, comme il le doit, tout l’honneur à d’illustres souvenirs et à la France constitutionnelle. Depuis huit ans le véritable parti bonapartiste, qui fut pour la restauration un si terrible adversaire, se tient pour satisfait et prête sa force au gouvernement de 1830.

Il est toutefois quelque chose que le napoléonisme, s’élevant à l’état de religion politique, peut nous prédire et nous annoncer, c’est la guerre avec le monde, dans l’hypothèse de son triomphe, c’est l’imitation, sans éclat, de l’époque impériale. Il faudrait recommencer une lutte avec l’Europe, car le nom de Napoléon n’aurait aucun sens, ou signifierait la guerre ; il faudrait quitter les travaux des arts, de la science et de l’industrie, pour nous précipiter dans le sang comme nos pères, sans atteindre leur gloire et en manquant celle qui nous est réservée.

Est-ce à dire que, dans l’ordre constitutionnel, la guerre n’est plus possible, et que les armées soient condamnées désormais à une éternelle oisiveté ? Penser ainsi serait prendre les utopies de l’abbé de Saint-Pierre pour la réalité. La puissance et la vie militaire auront toujours leur sens et leur application ; elles continueront d’être une des formes les plus imposantes de l’énergie et de la dignité humaine ; mais elles devront s’accorder de plus en plus avec d’autres faits sociaux dont l’influence n’est pas moins salutaire qu’inévitable. Les progrès du droit des gens, les transformations de la science diplomatique, les délibérations des assemblées constitutionnelles, les développemens de l’industrie et d’une civilisation démocratique, doivent à coup sûr modifier les armées et les héroïques accidens de la guerre.

L’histoire des huit années qui se sont écoulées depuis 1830 est un indice certain des dispositions de l’Europe. Nous avons vu la guerre générale mise aux voix et repoussée tant par la réflexion des hommes politiques que par l’instinct des peuples, puis la diplomatie tantôt suspendre, tantôt lancer elle-même les foudres de la guerre. La prise d’Anvers, servant de conclusion aux protocoles de la conférence de Londres, cet élan de la bravoure française, qui s’arrête, parce qu’elle le veut, après avoir rendu aux Belges ce qu’ils n’auraient pu eux-mêmes reprendre sur les Hollandais, est comme un échantillon de la manière intelligente et nouvelle dont les peuples entendent aujourd’hui l’usage de la force. Le royaume des Pays-Bas, élevé en 1815 contre la France, a été démembré sans guerre, et l’existence politique des Belges a pour garantie la protection armée de la France. En Orient, la diplomatie combinée de Paris et de Londres est l’arbitre de la guerre et de la paix.

En raison même de l’estime et du respect dont il est juste d’entourer la puissance et l’honneur militaire, il faut désirer que les hommes qui les représentent entrent entièrement dans l’intelligence de leur siècle. Les armées ne doivent pas délibérer, mais le soldat peut et doit penser et réfléchir. Il ne saurait échapper aux observations du militaire, de l’économiste, du politique, que, dans une époque où les développemens de l’industrie prolongent la paix et changent les moyens de la guerre, où les débats des tribunes parlementaires répandent la lumière sur tous les secrets et les mobiles du monde politique, où les peuples eux-mêmes sont armés sous les dénominations de milice et de garde nationale, les armées permanentes doivent subir de grands changemens dans leur constitution morale et positive. Il faut songer à améliorer la vie matérielle de l’homme de guerre, à l’instruire, à combiner de plus en plus son existence avec le génie et la destinée de notre siècle.

À coup sûr, pour atteindre ce but vraiment social, le premier soin à prendre est d’appeler la réprobation publique sur les idées fausses, sur les chimères coupables avec lesquelles on pourrait tenter d’égarer les jeunes courages enrôlés sous les drapeaux. Et peut-on se représenter une pensée plus criminellement erronée que de proposer à notre armée l’essai d’un nouveau 20 mars ? Un 20 mars sans Napoléon, après vingt-trois ans de vie constitutionnelle ! On se sent pénétré d’une compassion douloureuse en voyant qu’un malheureux jeune homme a joué sa liberté sur cette folie, qu’il s’y est entêté jusque dans sa défense, et qu’il croit à l’étoile d’un autre insensé qui joint à des torts déjà nombreux celui d’avoir accepté un si déplorable dévouement. Au moins il n’y aura qu’une victime : si quelques jeunes imaginations avaient pu s’ébranler, la solennité salutaire du procès du 9 juillet et les signes irrécusables donnés par la raison publique les raffermiront. Ceux qui conseillent au gouvernement de n’opposer à des tentatives et à des publications coupables que le silence et le mépris, oublient trop vite que la justice sociale a pour mission d’éclairer les esprits et de dissiper les erreurs qui peuvent devenir des crimes.

Plus le gouvernement de 1830 s’est montré doux et presque débonnaire à l’égard des prétentions rivales qui ont tenté de s’élever contre lui, plus il a le droit et le devoir d’indiquer que l’avenir le trouvera vigilant et ferme. Le pouvoir qui a rendu la liberté à la duchesse de Berry, et obtenu du pays une pension pour la reine de Naples, qui a couvert les factions d’une amnistie généreuse après en avoir triomphé, qui n’a donné d’autre prison à un jeune ambitieux pris les armes à la main, que les mers et le Nouveau-Monde ; un pouvoir aussi clément et aussi modéré est bien placé pour témoigner à tous, à l’immense majorité des citoyens paisibles, comme aux enfans perdus des partis, qu’il ne permettra pas à des fantaisies coupables de troubler la sécurité sociale et le développement de notre vie constitutionnelle. Sans doute, la société est sûre d’elle-même ; elle se sent maîtresse de ses directions ; elle sait fort bien que ni la violence ne peut l’emporter d’assaut, ni l’hypocrisie la surprendre, mais elle ne peut empêcher que dans son sein s’agitent encore quelques manies d’autant plus exaltées que l’indifférence du bon sens public les irrite davantage. Elle s’adonne aux travaux de l’industrie, de la science et des arts, et cependant elle apprend un jour qu’on lui apporte comme panacée de ses maux imaginaires une parodie du 20 mars. Elle a manifesté son adhésion sans réserve au gouvernement constitutionnel et à la dynastie de 1830, et cependant, de temps à autre, une faction incorrigible fait pressentir qu’elle pourra quelque jour demander à la guerre civile le retour de l’absolutisme et d’une race que le pays a condamnée. La maison de Hanovre eut contre elle, dans le dernier siècle, un prétendant ; la maison d’Orléans en a deux aujourd’hui, ce qui vaut mieux. De pareilles prétentions s’affaiblissent en se multipliant ; les masses reconnaissent mieux alors combien elles sont arbitraires et vaines, et, les traitant avec une dédaigneuse justice, elles ne se donnent ni aux unes, ni aux autres. Mais il n’est pas moins vrai que le rôle d’un gouvernement habile et sage est à la fois de réprimer et de prévenir, de réprimer les délits commis, et, par cette justice opportune et modérée, de prévenir les déportemens plus graves qui pourraient éclater. C’est ainsi qu’on évite les actes sanglans, comme l’exécution dans les fossés de Vincennes et la boucherie de Culloden.

Voilà pourquoi le procès du 9 juillet est une mesure à la fois politique et humaine, et qui méritait d’être appréciée avec plus d’intelligence et de justice par quelques organes quotidiens de l’opposition. Nous croyons que la presse opposante s’est trompée en se hâtant de déverser un blâme passionné sur le parti qu’a pris le ministère avec une rapide décision. Elle peut déjà s’apercevoir de son erreur, car l’opinion ne l’a pas suivie dans ses colères un peu laborieuses. Elle s’est opiniâtrée à ne voir dans cette affaire qu’une question de procédure ; mais le public et les hommes politiques y voyaient autre chose.

Il y a d’ailleurs un besoin profond chez tous de vivre, de jouir des résultats de nos deux révolutions, de les perfectionner, et de laisser tomber dans un irrévocable oubli ce qui n’est ni réel, ni raisonnable. La société veut exister pour elle-même, vaquer à ses affaires, à son bonheur ; et comme elle est convaincue que le gouvernement qui la dirige aujourd’hui, loin de songer à peser sur elle, travaille à faciliter les développemens de son bien-être et de sa liberté, elle l’appuie et l’approuve ; dans les mesures qu’il estime nécessaires à son maintien et à sa force. Depuis huit ans, elle a eu le loisir et l’occasion de se poser cette question : Quel est de tous les gouvernemens celui qui convient le plus à ses intérêts ? et elle se conduit aujourd’hui d’après des convictions acquises sous le feu d’épreuves ardentes.

La société française ne veut pas d’une troisième restauration, parce que, dans l’hypothèse où un pareil contresens serait un instant possible, elle trouverait dans cette exhumation du passé le despotisme, l’oppression de l’esprit humain, les réactions d’un bigotisme qui voudrait se venger des progrès de la science et du siècle, et la nécessité d’une révolution nouvelle.

Le napoléonisme ne lui sourit pas davantage ; car, si la puissance et la gloire militaire ont toujours pour elle un vif attrait, elle ne veut plus que la guerre soit, comme dans les quinze premières années du siècle, l’unique occupation de la jeunesse et du pays. L’empereur et l’empire sont, à ses yeux, des faits glorieux, mais consommés, et ils ne peuvent avoir d’autre héritier que le gouvernement constitutionnel.

Sur la république, le pays a prononcé par une répulsion manifeste, et il se trouve qu’en France cette forme d’association politique n’est ni possible, ni nécessaire. Les opinions démocratiques sincères reconnaîtront de plus en plus que les meilleurs moyens pour influencer le pays sont la pratique loyale de la constitution, le talent et la patience. Il pourra rester toujours quelques hommes qui s’opiniâtreront à prendre un mot pour une idée ; mais cet entêtement solitaire ne saurait avoir de puissance. Il y a bien aux États-Unis d’honorables citoyens qui regrettent hautement l’aristocratie ; il y en a même un qui a fait un livre sur l’excellence de la monarchie.

On peut donc reconnaître avec une satisfaction intime que les épreuves traversées n’ont pas été vaines, puisqu’elles ont édifié la raison publique sur les plus graves intérêts. Il est incontestable qu’à la monarchie représentative de 1830 le pays donne son adhésion et sa confiance ; que par elle, par le système des institutions dont elle est à la fois la cause et l’effet, il entend réaliser ses tendances et ses droits. Les partis, les hommes et les écrivains politiques ne peuvent retenir quelque crédit et quelque autorité qu’en reconnaissant hautement ce fait acquis. Cette nécessité est à coup sûr la sanction la plus éclatante qu’une constitution et un gouvernement puissent désirer et obtenir. Les commencemens des grands établissemens politiques sont toujours pénibles et périlleux. N’a-t-on pas vu aux États-Unis, en 1788, la constitution qui depuis quarante-huit ans gouverne l’Amérique, obtenir en sa faveur une si faible majorité que sans l’influence personnelle de Washington, il est certain qu’elle n’eût pas été adoptée. Et maintenant cette constitution développée par la pratique, est, suivant l’expression de Jefferson, la loi des lois. C’est que, pour leur honneur et leur stabilité, les sociétés humaines ne sont pas moins capables de réflexion et de sagesse que d’emportement et de passion.

  1. Expression de Napoléon lui-même.