Le procès de Marie-Galante (Schœlcher)/IV

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E. de SOYE & Cie (p. 40-43).


CHAPITRE IV.

Attitude du procureur général aux débats



L’accusation a-t-elle cherché à nier cet état des choses ? Non ! Elle a tenté seulement d’en faire remonter la cause aux excitations de meneurs, qui, nous le répétons, sont toujours demeurés inconnus !

Aussi, quand les accusés, revenant sur leurs interrogatoires devant le juge d’instruction, se rétractent à l’audience, le procureur général, M. Rabou, les interpelle d’une façon que nous renonçons à qualifier.

Il apostrophe, par exemple, en ces termes, l’accusé Bouaille, qui rectifie sa déposition écrite :

« C’est un parti pris, aujourd’hui, de mentir et d’accuser les uns pour défendre les autres ! Vous l’avez déclaré au juge, dans votre interrogatoire. Entre vous et le juge d’instruction, personne n’hésitera ! Tout le monde prononcera contre vous, entendez-vous. (S’animant par degrés.) Croyez-vous nous tromper, en mentant aussi effrontément ? Il faut dire la vérité devant la justice.

« L’accusé : Eh bien, c’est ça même ; je dis la vérité, à présent.

« Le procureur général : Vous en avez menti ! On ne sera pas dupe ! » (Progrès du 28 mars.)

Cette modération de langage semble, après tout, ordinaire chez M. le procureur général. Nous en trouvons un autre exemple dans le compte-rendu du Progrès du 31 mars :

« Médéric : Il n’y aura jamais l’ordre à Marie-Galante ; les blancs de là détestent trop la liberté. Ils battent les citoyens. Quand nous avons été à la geôle, ces messieurs entraient, et, comme les gendarmes, ils nous frappaient.

« Le procureur général : On ne bat pas dans les geôles. Je suis autorisé à dire que vous en imposez à la justice. Les gendarmes ne battent pas ; ils arrêtent, et cela avec beaucoup d’humanité.

« Médéric : Ce que j’ai dit est vrai. Oui, on nous bat. J’ai reçu deux coups de corde. Nous avons été en butte à des violences extrêmes. On nous a même menacés, à la geôle, de nous faire couper la tête dans la savane, et nous nous y attendions à chaque instant.

« Le procureur général : Vous en avez menti !!! »

Rapporterons-nous, enfin, cet incroyable incident, qui a interrompu dans sa défense le jeune et courageux avocat mulâtre, Me Percin, au moment où, prêtant l’appui de sa brillante parole à M. Alonzo, l’un des principaux accusés, il disait : « Fort de notre innocence, nous avons demandé une enquête, et l’on n’a pas osé la faire. »

Sur les observations du procureur général, relevant les mots on n’a pas osé, le président dit « que le mot s’explique par l’improvisation de la défense, et qu’il laissera le soin de le retirer ; qu’il n’y voit aucune mauvaise intention. »

Me Percin répond « qu’en matière d’improvisation, la faute est moins à celui qui laisse échapper un mot qu’à celui qui le relève. »

M. Rabou n’accepte pas que le ministère public fasse de faute ; puis, s’adressant au jeune défenseur, il laisse entendre ces inconcevables paroles, que l’on a peine à croire sorties du banc d’un procureur général :

« Quel est cet étranger qui vient insulter ici le ministère public sur son siège, sans égard aux bonnes relations qui lient la magistrature au barreau ? Quels sont ses antécédents ? D’où vient-il ? Quel est-il ? Me Percin, qui semble connaître l’antiquité, nous forcera de lui rappeler ces mots d’un vieillard à des jeunes gens de la Grèce : « Nous avons vécu parmi des hommes qui valaient mieux que vous. »

« Me Percin répond qu’il est ici en vertu de l’indivisibilité du territoire français, et demande acte des paroles du procureur général. — Refus du président.

« Le procureur général s’écrie : Si Me Percin continue, nous prendrons des réquisitions contre lui.

« On remarque un sourire sur les lèvres de Me Percin, qui reprend sa plaidoirie. » (Compte-rendu du Progrès, 21 avril.)

Nous n’insisterons pas sur ces luttes déplorables, sur ces tentatives d’intimidation, en public, à l’audience ; mais que n’autorisent-elles pas à croire, relativement à ce qui a pu se passer entre les magistrats instructeurs et les prévenus, lors des premiers interrogatoires, loin de toute publicité ?

Les rétractations nombreuses qui viennent d’être mentionnées, le ministère public les a constatées, en disant : « Pendant deux jours, nous avons eu le triste spectacle d’hommes amenés devant la justice et poussant l’aveuglement jusqu’à prétendre que le conseiller instructeur avait imaginé ces déclarations. » Après cela, le chef du parquet n’a pas craint d’ajouter, s’adressant à la Cour : « Ces interrogatoires vous appartiennent, messieurs ; vous avez le droit de rechercher s’ils renferment la vérité, ou si elle se trouve, au contraire, dans les rétractations faites à l’audience. Voire choix ne saurait, être douteux. »

Les juges ont prononcé, nous n’avons pas le droit de critiquer leur verdict, mais un fait aussi grave que la rétractation des accusés et de beaucoup de témoins, au grand jour de l’audience et de la publicité, ne pouvait être passé sous silence : alors surtout que l’accusation est fondée presque tout entière sur les premiers interrogatoires subis dans le huis-clos du cabinet du juge d’instruction, par des hommes qui ne savent ni lire ni écrire ; alors surtout que ces hommes, dès qu’ils entendent aux débats la lecture de leurs déclarations, protestent énergiquement contre leur inexactitude, accusant, selon les propres expressions du ministère public, accusant le conseiller instructeur d’avoir imaginé les déclarations qu’il leur attribue. Sans l’accuser, sans porter la moindre atteinte à son honorabilité, ne peut-on pas croire au moins qu’il s’est trompé souvent, lorsqu’on n’ignore pas que ce conseiller, M. Darchis, ne sait pas un mot de la langue créole ? Le noir parle créole ; sa déposition est transcrite en français qu’il ne comprend pas toujours parfaitement, lecture lui est donnée de cette déposition en français, et quand il vient ensuite rectifier à l’audience les erreurs commises, on l’accuse de mensonge !