Le procès de Marie-Galante (Schœlcher)/VI

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E. de SOYE & Cie (p. 54-64).


CHAPITRE VI.

Composition des cours d’assises coloniales. — Remaniements effectués dans le personnel de la Cour et des assesseurs, à l’occasion du procès de Marie-Galante.



Dans tous les pays du monde la liberté dont jouissent les citoyens peut se mesurer à la protection que l’organisation même de la justice leur assure. L’inamovibilité de la magistrature ne s’explique que par la pensée qu’elle doit donner aux interprètes de la loi une indépendance absolue, et chez les nations vraiment libres cette protection ne suffit pas encore ; le jury, c’est-à-dire le peuple, dans les affaires criminelles ou les procès de presse, prononce en souverain. Ce principe posé, rappelons en peu de mots comment sont formées les Cours d’assises coloniales. Si le caractère des juges est sacré, il n’en est pas de même de l’institution, et nous avons le droit de prouver que sans inamovibilité et sans jury les Cours coloniales sont moralement frappées de suspicion.

L’ordonnance organique de 1828, concernant l’organisation judiciaire dans les colonies, forme les cours d’assises de trois conseillers et de quatre assesseurs. Ces derniers étaient autrefois tirés au sort sur une liste dressée par les gouverneurs et définitivement arrêtée par le roi. Chaque liste comprenait trente habitants notables, âgés de trente ans, et fournissait au service des assises pendant trois ans. Cette institution de l’assessorat a été de tous temps jugée mauvaise. En 1845, en renversant la proportion numérique des assesseurs et des conseillers, on tenta de remédier aux scandaleux acquittements qui étaient toujours prononcés dans les affaires de sévices, mais les résultats furent à peu près les mêmes. Les choses arrivèrent à ce point que M. Montebello, ministre de la marine en 1847, put dire à la Chambre des Pairs, séance du 4 août : « Il ne faut pas oublier que depuis 1845 le gouvernement a pu suivre la magistrature constituée avec l’assessorat et s’assurer qu’elle était loin de répondre aux besoins de la justice… Qu’est-ce que l’institution des assesseurs ? C’est un simulacre de jury. Ce jury incomplet, imparfait, dénaturé, pourrait être attaqué, etc. » De son côté, mon honorable ami, M. Paul Gasparin, rapporteur de la loi de 1847, qui enlevait aux Cours d’assises la connaissance des crimes commis par les maîtres envers leurs esclaves, disait « qu’il n’avait pas besoin de rappeler les faits déplorables qui avaient si malheureusement déçu l’espoir qu’on avait eu d’obtenir une justice impartiale. »

Ce sont cependant des Cours d’assises ainsi constituées qui jugent encore aujourd’hui aux Antilles et qui prononcent des condamnations à dix ans de réclusion contre des hommes comme M. Alonzo ! C’est ce jury imparfait, incomplet, dénaturé, qui a plus de prérogatives que notre jury métropolitain : car les assesseurs, au lieu de se prononcer seulement comme les jurés sur le fait incriminé, délibèrent avec la Cour sur la position des questions, sur les questions posées et sur l’application de la peine. (Art. 77 de l’ordonnance de 1828.)

Après la révolution de février, les décrets d’émancipation, en attendant une organisation complète, ont simplement déclaré aptes à faire partie du collège des assesseurs tous les électeurs, c’est-à-dire que les conditions d’âge et de cens sont actuellement, abolies ; mais comme la formation des listes est laissée à l’arbitraire du gouvernement local, les magistrats amovibles se trouvent dominés par une sorte de commission administrative.

Récemment encore, M. Salmon, rapporteur de la loi sur la presse coloniale, qui vient d’être adoptée par l’Assemblée législative, en proposant de faire juger par un tribunal spécial, formé exclusivement de magistrats, les délits de presse, s’exprimait en ces termes à l’égard des magistrats et des assesseurs : « Dans le jugement des délits de presse, la magistrature coloniale nous permet d’espérer ; l’assessorat nous laisse le doute. » On en conviendra, il serait difficile de condamner d’une manière plus dure la justice aux colonies, et jamais nous n’eussions osé formuler une pareille opinion sur l’impartialité des juges d’outre-mer en matière politique.

Néanmoins, qui le croirait ? une Cour d’assises composée de semblables éléments ne rassurait pas encore les artisans de tous les troubles à la Guadeloupe ; ils travaillèrent au remaniement du personnel appelé à les juger.

Les inventeurs du complot se trouvaient placés dans l’alternative d’être reconnus pour d’infâmes calomniateurs, ou d’obtenir des condamnations.

Nous l’avons dit, le premier acte de la chambre des mises en accusation, présidée par M. le conseiller Cleret (colon), fut, par arrêt du 29 juin, sur le réquisitoire de MM. Baffer et Mittaine, d’évoquer toutes les affaires « nées et à naître relatives aux élections. » Nées et à naître ! Les élections sont accomplies ; mais d’autres crimes peuvent se révéler !!

Sur ces entrefaites, le président de la Cour d’appel, M. Hardouin, avait procédé au roulement semestriel des services de la Cour. Voici comment ils furent distribués par ce magistrat, animé des sentiments de justice et d’impartialité que réclamaient d’aussi graves circonstances.

La présidence de la chambre d’accusation fut confiée à M. Foignet, à la place de M. Cléret, qui, ayant rempli cette fonction pendant les deux semestres précédents, ne pouvait légalement y être appelé de nouveau.

À la présidence des assises du troisième trimestre, Pointe-à-Pitre et Basse-Terre, le président de la Cour, d’une indépendance et d’une loyauté depuis longtemps appréciées, se désigna, s’adjoignant MM. Leroy, métropolitain ; Beausire, créole.

La présidence du quatrième trimestre fut attribuée à M. Leroy, dont la vieille expérience et la haute intégrité présentaient des garanties à tous. MM. les conseillers Riot et Turk, également métropolitains, lui lurent adjoints. C’est à ces assises que, suivant toutes les probabilités, devaient être portées les affaires nées et à naître des élections.

Tels étaient dès lors les juges naturels des accusés de Marie-Galante. Mais une substitution complète de personnes ne devait pas tarder à les changer.

À la date du 5 juillet, un arrêt de la nouvelle chambre d’accusation elle-même rend à M. Cléret la présidence de cette chambre, malgré l’ordonnance du président de la Cour qui avait dû pourvoir au remplacement de MM. Foignet et Darchis, conseillers instructeurs des affaires évoquées.

L’acte est insolite ; il viole la loi et la raison. Il est anarchique, car il porte atteinte à l’autorité du président : mais qu’importe aux amis de l’ordre ? Ils aimaient mieux M. Cléret, homme du pays, partisan avéré de l’ordre. Le ministre de la marine s’empressa de son côté de leur venir en aide, en les débarrassant du président lui-même. À la date du 25 août, un décret de M. le Président de la République, rendu sur des rapports de l’administration de la Guadeloupe, qui remontent à l’époque précise où surgit la pensée politique de l’évocation des affaires électorales, prive de ses fonctions l’honorable M. Hardouin. Toutefois, cette mesure ne put arriver assez tôt pour empêcher ce magistrat de présider les assises d’août, où furent prononcés cinq acquittements électoraux, prestige inquiétant pour la politique aveugle qui dirigeait alors les destinées de la malheureuse Guadeloupe. Le même décret remet à la tête de la Cour M. Beausire, créole qui avait légitimement perdu cette position à la révolution de Février, tout en restant simple conseiller, grâce à la générosité des démagogues, alors dépositaires du pouvoir.

Par une coïncidence surprenante, peu de jours après les cinq jugements dont nous venons de parler, et auxquels M. Leroy avait pris part, le 14 septembre, un arrêté du gouverneur général, M. Bruat, vint compléter cette substitution de juges. M. Leroy, désigné comme président d’assises, est envoyé à la Martinique en remplacement de M. Garnier, appelé à la Guadeloupe ! M. Mittaine, révoqué de Février et réintégré par M. le gouverneur Favre au poste de premier substitut intérimaire du procureur général, s’était rendu de sa personne à Fort-de-France pour arracher à l’ignorance et à la faiblesse de M. Bruat cet arrêt de permutation, qui portait la plus profonde atteinte à l’indépendance de la magistrature.

Enlever un juge à son siège dans un but déterminé, c’est une énormité qui n’a guère d’exemple même dans les annales de la justice coloniale, si féconde en ce genre. Dès que M. Perrinon et moi en fûmes instruits, nous remîmes à M. Odilon Barrot, ministre de la justice, la note suivante, qu’il importe de reproduire ici parce qu’elle appartient réellement au procès :


« Monsieur le ministre,

« La dernière lutte électorale à la Guadeloupe, qui amena la nomination à une immense majorité de MM. Perrinon et Schœlcher comme représentants du peuple, a été précédée et suivie de collisions très-fâcheuses. Des causes, des origines diverses ont été assignées à ces déplorables scènes. Le devoir de rechercher la vérité sur ce point était imposé au pouvoir judiciaire ; mais personne n’ignore quels redoutables écueils créent à l’administration de la justice, dans les colonies, les passions violentes et les intérêts si divers des races qui composent la population. La mission des magistrats était donc plus délicate qu’à aucune autre époque, et comportait des conditions exceptionnelles d’indépendance, d’énergie et d’impartialité. Quelles mesures ont été prises pour assurer à l’instrument judiciaire la parfaite sincérité de ses opérations, la rigoureuse vérité de ses résultats ?

« L’organisation de la justice coloniale ne consacre pas au profit des membres des Cours de justice l’inamovibilité, cette garantie fondamentale de la liberté de conscience du juge, des droits du justiciable, des intérêts de la société ; la protection de la loi se réduit à la prescription d’un roulement. Tous les six mois, les services judiciaires, la composition des Chambres civiles et d’accusation, celle des Cours d’assises sont réglés par le président de la Cour d’appel.

Ce roulement établi, suivant l’usage, à la fin du mois de juin dernier, pour recevoir son application à partir du 1er juillet, était en cours d’exécution, lorsque la Cour d’appel de la Guadeloupe a été saisie par voie d’évocation de l’instruction des troubles qui ont éclaté à Port-Louis, Sainte-Rose, la Gabarre, Marie-Galante. Selon les règles les plus vulgaires de justice et de loyauté, cette évocation ne pouvait modifier le personnel des magistrats qui devaient statuer sur le sort des accusés, soit comme Chambre d’accusation, soit comme Cour d’assises.

« Mais les partis s’accommodent mal d’une justice sincère. Déjà la composition de la Chambre d’accusation a été altérée, son personnel a été mutilé sans égard pour le roulement et l’autorité présidentielle de laquelle il émanait. Vous êtes saisi, M. le ministre, du conflit qu’a fait naître cet abus de pouvoir ; nous ne voulons pas nous appesantir sur sa gravité, ni rechercher quels en ont été les imitateurs, ou quelles secrètes et honteuses espérances on fonde sur lui.

« La vérité n’avait plus pour garantie de sa manifestation que le débat contradictoire. Voici par quels actes on s’est efforcé de détruire cette suprême sauvegarde.

« M. Leroy, magistrat dans les colonies depuis vingt-deux ans, revêtu fréquemment des fonctions de président d’assises, qui a la profonde expérience des hommes et des choses de ce pays, dont nul parti ne peut revendiquer la sympathie, parce qu’il sait que le juge ne doit appartenir à aucun ; M. Leroy, disons-nous, était désigné par le roulement de juillet pour présider les assises de la Pointe-à-Pitre qui commencent au mois d’octobre, et pour participer comme juge ou président à la session de la Basse-Terre qui s’ouvre au mois de novembre. Or, à l’incitation de M. Baffer, procureur général par intérim à la Guadeloupe, M. l’amiral Bruat, gouverneur des Antilles, a pris, au commencement de septembre, l’arrêté suivant :

« Nous, gouverneur, etc. Vu nos pouvoirs extraordinaires mentionnés dans la dépêche du 13 mars 1849, sur la demande du gouverneur particulier de la Guadeloupe, avons arrêté : M. Leroy, conseiller à Cour d’appel de la Guadeloupe est envoyé conseiller à la Cour d’appel de la Martinique ; M. Garnier, conseiller à la Martinique, passe à la Guadeloupe. »

« Cet arrêté a reçu son exécution immédiate. M. Garnier a été, en quarante-huit heures, expédié de la Martinique et installé immédiatement après son arrivée à la Guadeloupe, par la Chambre d’accusation qui siège seule pendant les vacances. Ainsi, par simple arrêté du pouvoir local, plus de deux cents prévenus se voient arracher à leur juge naturel !

« Cet acte, que l’on n’a pu arracher à MM. les gouverneurs qu’en trompant leur bonne foi, est illégal et odieux ; à l’un comme à l’autre titre, il doit être brisé sans pitié ; — l’hésitation serait presque une complicité.

« Les lois et ordonnances constitutives des droits et des attributions des gouverneurs de nos colonies ne leur ont jamais conféré un pouvoir aussi exorbitant sur l’ordre judiciaire. Les ordonnances de 1827 ne contiennent aucune disposition qui puisse justifier une pareille usurpation.

« Ce déplacement constitue, à proprement parler, deux nominations de conseillers. Toute nomination de magistrats doit être faite par le président de la République, sous le contre-seing du ministre de la justice. Hors de là, il n’y a que irrégularité, incompétence ; — nous ne craignons pas d’affirmer que toutes les décisions civiles ou criminelles auxquelles auront participé MM. Leroy et Garnier, dans les nouveaux sièges qu’ils occupent, seront entachées d’une nullité radicale et exposées à la cassation.

« Nous ne pouvons apprécier l’étendue des pouvoirs extraordinaires conférés aux gouverneurs par dépêche du 13 mars 1849 ; mais leur esprit doit être incompatible avec de pareilles mesures. D’ailleurs le droit de révocation et de nomination d’un conseiller à la Cour d’appel n’est pas susceptible de délégation ; il ne peut être exercé que par le ministre, et sous sa responsabilité directe.

« Il y a quelques mois, un gouverneur, M. le colonel Fiéron, obligeait le procureur général à s’embarquer pour la France. La commission établie au ministère de la marine pour contrôler les actes des fonctionnaires des colonies, qualifia cette conduite d’illégale et d’arbitraire. Quelles expressions emploiera-t-elle pour caractériser l’arrêt que nous portons, M. le ministre de la justice, à votre connaissance ? Si encore l’illégalité de la mesure pouvait se protéger d’un sentiment honnête, d’une raison plausible et avouable ; mais, en vérité, peut-on sonder sans effroi la portée morale et politique d’un pareil acte ?

« Nous ne voulons rien dire qui soulève prématurément des questions brûlantes ; nous ne voulons pas, quant à présent, faire pénétrer la lumière à travers les sourdes intrigues dans lesquelles la justice se trouve compromise ; mais enfin, pour tout esprit sérieux et dégagé de préventions, pour toute conscience honnête, nous le demandons avec une loyale modération, les conséquences immédiates ou prochaines de l’arrêté surpris à la loyauté de M. l’amiral Bruat ne sont-elles pas celles-ci :

« Impuissance de M. Garnier, due aux circonstances qui accompagnent sa nomination, — si impartial, si ferme que puisse être ce magistrat ;

« Danger d’une condamnation aveugle et draconienne contre des innocents ;

« Absence complète d’autorité pour l’arrêt qui frapperait des coupables ;

« Déconsidération et discrédit de la magistrature rendue stérile ;

« Découragement des gens de cœur, exposés à être jetés en victimes expiatoires à tel ou tel parti suivant les oscillations de la politique ;

« Débordement de toutes les passions mauvaises sur nos établissements coloniaux.

« Nous n’exagérons rien, M. le ministre ; l’abolition de l’esclavage a changé toutes les conditions économiques des Antilles. Au milieu de ces désespoirs causés par une domination perdue, de ces enivrements, conséquence d’une existence nouvelle et inespérée, de ces haines enfantées par le souvenir des rapports qui ont existé entre les anciens esclaves et les anciens maîtres, l’ordre judiciaire était peut-être le seul assez fort pour, à l’aide d’une sincère impartialité, éviter une conflagration générale ; — et on a eu la coupable imprudence de le déshonorer en lui donnant les apparences, sinon la réalité d’une commission extraordinaire ! Est-il possible qu’un fait qui, en France, exciterait une indignation universelle, soit toléré là où la justice a de plus grands devoirs à remplir et de plus grandes difficultés à vaincre ?

« Ces considérations sont d’un ordre bien supérieur aux querelles de la politique, et doivent lui rester étrangères, car tous les citoyens ont un égal intérêt au respect et à la dignité de la magistrature.

« Aussi, M. le ministre nous rendra la justice que cette note ne contient aucune idée, aucune expression ardente. En maintenant cette question sur son véritable terrain, celui de l’honnêteté publique, nous nous sommes crus certains d’être entendus de la loyauté de M. Odilon Barrot.

« Nous vous demandons, M. le ministre : 1o  de provoquer, de concert avec votre collègue de la marine, la réunion de la commission permanente chargée de la surveillance de l’administration des colonies ; 2o  son avis obtenu, de rapporter purement et simplement l’arrêté arraché à M. l’amiral Bruat, et de réintégrer MM. Leroy et Garnier dans leurs sièges originaires.

« Ces mesures de réparation doivent être adoptées avec la plus grande promptitude, car la session d’assises s’ouvrira, à la Basse-Terre, dans le cours de novembre. »

Signé : Schœlcher. — Perrinon.

Paris, le 9 octobre 1849.


La honteuse machination que dévoile notre lettre ne saurait être révoquée en doute, puisque le ministre de la justice, M. Odilon Barrot, après nous avoir lus, rapporta immédiatement l’arrêté de M. Bruat et replaça, aux applaudissements de tous les hommes jaloux de l’honneur de la magistrature, l’honorable M. Leroy sur son siège de président des assises. — Étrange effet de l’empire qu’exercent les meneurs de la réaction coloniale auprès de M. Romain-Desfossés, il vient de destituer l’incorruptible M. Leroy et de donner de l’avancement à M. Baffer, qui dans cette expédition avait agi de concert avec son substitut M. Mittaine !

Malgré cet éclat, l’intrigue ourdie par les rétrogrades finit par réussir. Que l’on juge de leur puissance : on trouva moyen d’empêcher M. Leroy de présider les assises où fut porté le procès de Marie-Galante !

L’arrêt de la Chambre d’accusation du 1er février avait renvoyé le jugement de ces affaires devant les assises de la Pointe-à-Pitre, de laquelle elles ressortissaient. M. Fiéron, rendu à l’amour des habitants, convoqua, sur la proposition du procureur général, M. Rabou, des assises extraordinaires à la Basse-Terre. On feignit de croire que la Pointe-à-Pitre pouvait être troublée, agitée par des manifestations favorables aux accusés. En admettant même que la chose fut aussi vraie qu’elle est fausse, évidemment la compression qui pesait sur l’île entière eût facilement et bientôt réduit toute mauvaise tentative. Ce changement n’avait, au fond, d’autre but que d’arracher les prévenus à leurs juges naturels.

Cependant, c’était bien une lutte de castes qui allait se dérouler aux assises. C’est pour cela que M. Hardouin avait désigné trois métropolitains ; c’est pour cela que plus tard, et pour des motifs contraires, on avait relégué M. Leroy à la Martinique ; c’est pour cela que le ministre de la justice l’avait tout de suite rétabli dans son poste. Mais les amis de l’ordre n’ont-ils pas droit de fouler tout aux pieds ? M. Beausire avait été un des conseillers de M. Favre dans le fameux rapport sur les élections de juin ; il avait ainsi une double raison pour se récuser. Point du tout ; l’un de ses premiers soins, comme président de la Cour d’appel, fut de maintenir M. Cléret à la présidence de la chambre d’accusation, et de se désigner personnellement pour les assises extraordinaires de la Basse-Terre.

Mais ce n’était pas encore assez pour la politique coloniale d’avoir, en vue des besoins de la cause, brisé la composition de la chambre d’accusation : d’avoir, contrairement à la pensée du ministère, enlevé la direction des assises à un métropolitain, et de l’avoir livrée à un colon. Les assesseurs aussi donnaient beaucoup d’inquiétude : disons pourquoi.

Un arrêté du 27 juin 1848, pris à la Guadeloupe par M. le commissaire général de la République pour la formation des liste des assesseurs, conformément aux prescriptions nouvelles du décret du 2 mai 1848, avait désigné des citoyens choisis dans les diverses classes de la société pour faire partie du collège. Cette liste, concertée avec M. Bayle-Mouillard, le procureur général d’alors, pour le service des cours d’assises, offrait, depuis dix-huit mois qu’elle fonctionnait, toutes les garanties d’impartialité possible avec l’institution bâtarde de l’assessorat. À ce titre, elle ne pouvait convenir aux hommes qui voulaient une condamnation à tout prix. Aussi la modifièrent-ils dans leur sens, et, au grand étonnement de la conscience publique, la Gazette officielle de la Guadeloupe publia, le 5 novembre 1849, un décret évidemment surpris à la religion du ministre et de M. le Président de la République. Ce décret conservait définitivement presque tous les assesseurs blancs, écartait les noirs avec les mulâtres indépendants, et rendait aux blancs la prépondérance numérique qui, sous l’esclavage, avait donné lieu à tant de justes réclamations. La première liste arrêtée pour l’arrondissement de la Basse-Terre contenait quinze noms de blancs, et quinze noms de mulâtres ou de noirs ; la seconde ne compte plus que douze de ces derniers et dix-huit blancs ! Encore, parmi les douze citoyens de couleur qui y figurent, cinq sont-ils nouveaux et connus pour appartenir à l’opinion opposée à la majorité. À l’égard de l’arrondissement de la Pointe-à-Pitre, les choses se sont passées de même ; la première liste formait le collège de vingt blancs, et dix mulâtres ou noirs. — Nouvelle preuve de l’esprit de substitution qui animait les fonctionnaires de la République rouge. — Aujourd’hui, quatre de ceux-ci seulement sont appelés à en faire partie, et ce sont, comme à la Basse-Terre, des hommes appartenant à la toute-puissante minorité[1].

L’histoire judiciaire n’offre pas d’exemple d’un remaniement semblable, opéré en deux mois dans tout le personnel appelé à juger un procès criminel. Il est assez significatif ; les hommes impartiaux apprécieront.


  1. On trouvera aux annexes, lettre B, le tableau de ces honnêtes remaniements.