Le siège de Québec/Vieux amis, vieilles inimités

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Éditions Édouard Garand (p. 30-34).

IX

VIEUX AMIS, VIEILLES INIMITIÉS


S’il fut dans l’armée française certains compères pour célébrer dignement ce succès des armes du roi de France, ce furent bien nos deux grenadiers, Pertuluis et Regaudin.

Le détachement de grenadiers dont ils faisaient partie avait été envoyé par le général Montcalm à l’armée de Lévis qui, à son tour, l’avait dépêché au chevalier d’Herbin pour le supporter dans sa lutte contre Murray. Pertuluis et Regaudin s’étaient battus comme des lions ; la rapière au poing ils s’étaient rués contre les Anglais, entraînant leurs camarades et contribuant pour la meilleure part à la culbute des soldats de Murray des hauteurs de Montmorency sur la plage. Tous deux avaient fait un carnage qui avait jeté la terreur parmi les ennemis : ceux-ci avaient un moment pensé avoir affaire à deux diables noirs venus exprès de l’enfer pour les exterminer. Après le combat, d’Herbin n’avait pu s’empêcher de les féliciter chaudement et de les embrasser devant tous ses soldats. Il n’en avait pas fallu davantage pour que, l’instant d’après, leurs noms courussent toute l’armée.

Pertuluis et Regaudin, d’une nature modeste, s’étaient vite dérobés aux louanges et aux félicitations… Mais était-ce bien par pure modestie ? N’était-ce pas plutôt pour étancher la soif atroce qui les dévorait vivants ? Voici les paroles qu’ils avaient de suite échangées :

— Ventre-de-cochon ! Regaudin, j’ai sué toutes mes sueurs, et me voilà avec plus une goutte d’eau dans la moelle !

— Et moi donc, biche-de-bois, s’écria Regaudin, je me sens si à sec, que je crains de prendre feu aux rayons de ce soleil qui nous darde de l’horizon.

— Pourtant, fit remarquer Pertuluis avec une sorte d’étonnement moqueur, je te vois trempe comme soupe, comment pourrais-tu prendre feu ?

— C’est précisément cette trempette qui active la sécheresse de mon gosier ; cherchons un lanternier !

— C’est comme moi, remarqua Pertuluis : plus ma culotte dégoutte d’eau du ciel, plus il me vient à la bouche une salive âcre qui m’étouffe ; cherchons un lanternier !

Et tous deux s’ouvrirent un passage au travers des troupes joyeuses qui se pressaient en désordre pour commenter la bataille qu’on venait de gagner, ou qui s’éparpillaient ça et là dans les taillis pour célébrer par groupes la victoire ; tandis qu’au lointain disparaissaient les derniers vestiges de l’orage et tandis qu’un grand soleil rouge s’apprêtait à glisser derrière l’horizon.

Les chefs, assurés que les Anglais ne reviendraient pas de sitôt à l’attaque, n’avaient pas fait le rappel des troupes dans leurs cantonnements ; ils les laissaient à leur joie. Aussi bien, de tous côtés l’on fraternisait à l’envi ; on pouvait voir grenadiers, tirailleurs, canonnière, miliciens, matelots s’entremêler, former des groupes bruyants et enthousiastes, s’amuser, rire, boire et préparer la bouillotte du soir.

Or, les lanterniers profitaient de ces moments pour faire leurs affaires. On appelait ainsi « lanterniers » des miliciens ou des matelots qui cumulaient les fonctions du soldat, du contrebandier et du tavernier. Ils débitaient clandestinement des eaux-de-vie, et ce métier très profitable s’exerçait de préférence durant les heures de nuit, alors qu’ils parcouraient les retranchements en s’éclairant d’une lanterne.

Il est vrai que la nuit n’était pas encore venue, mais Pertuluis et Regaudin connaissaient plus d’un de ces trafiquants clandestins. Aussi ne manquèrent-ils pas de croiser l’un d’eux au détour d’un sentier. C’était un nautonier canadien qui faisait partie des miliciens de M. Saint-Ours.

— Ah ! ça, clama Pertuluis en l’accostant, est-ce qu’on est à sec après cette débauche ?

Le Canadien sourit.

— N’est-on pas assez trempés comme ça ? dit-il, narquois.

— Je crois bien, répliqua Regaudin en ricanant et s’ébrouant comme canard en plongée ; seulement, comme tu le peux voir, camarade, c’est la lampe qui trempe et non la mèche !

— Ah ! ah ! se mit à rire niaisement le Canadien.

— Et quand la mèche ne trempe pas, reprit Pertuluis, le quinquet n’éclaire point, de sorte qu’on se cogne le reniflard contre les murs et les troncs d’arbres.

— Et ça les aplatit ! rit le Canadien.

— Comment donc ! s’écria Regaudin. Même qu’on pourrait penser que ce sont les Anglais qui nous ont tapés sur le museau. Non, pas de ça !

— Eh ben ! reprit le Canadien, j’aime pas que vous passiez pour des gens de même, j’vas vous éclairer. Il y a, à près de cent verges d’ici, quatre lanternes.

— Et avec de l’huile dedans ? demanda Regaudin en tressaillant de joie immense.

— Et de la fameuse encore ! assura le Canadien.

— Et combien pour tes lanternes ? interrogea Pertuluis.

— C’est deux louis la lanterne !

— Ça va, consentit de suite Regaudin, allons !

Le milicien prit les devants et conduisit les deux grenadiers à un fortin du voisinage à demi démoli par les canons anglais.

— C’est ici qu’on s’est battu, expliqua le Canadien, ça été chaud.

— Je vois bien, répliqua Pertuluis. Mais où sont tes lanternes.

— Ça fait huit louis, dit le milicien sans bouger et attendant qu’on lui fit voir la monnaie. Car les Canadiens qui faisaient ce métier étaient défiants, et jamais un lanternier ne livrait sa marchandise qu’il n’eût été payé d’avance.

— Ça va, dit encore Regaudin.

Puis regardant son compère, il demanda :

— Est-ce toi qui payes, Pertuluis ?

— Moi ? s’exclama Pertuluis avec indignation. Ne te rappelles-tu pas, mémoire de puceron, que j’ai vidé avant-hier mon escarcelle pour faire remplir notre cruche, qu’un boulet de ces cochons d’Anglais nous a cassée quasi à la gueule, ce midi ?

— C’est juste, soupira Regaudin, en fouillant l’une de ses poches. C’est entendu, Canadien, je paye tes quatre lanternes.

Il compta lentement huit louis dans la main du milicien qui empocha et dit :

— Attendez une minute, je reviens.

Il sortit du fortin et se dirigea vers un épais fourré à quelques toises de là.

— Diable ! faisait pendant ce temps Pertuluis, il vend ses lanternes un peu cher… deux louis la pièce !

— Je sais bien qu’il nous vole, le gueux, répliqua Regaudin ; mais il importe de boire, si nous voulons vivre encore quelques ans.

— Je te crois, même qu’avec ces quatre fioles seulement, on ne pourra pas se rattraper.

— Eh bien ! on cherchera un autre loucheur qui, peut-être, se montrera un peu plus catholique.

À cette minute, le Canadien reparut apportant quatre flacons remplis d’une eau-de-vie fortement frelatée.

— Voilà, dit-il.

— Veux-tu te mouiller le goitre à notre santé ? demanda Pertuluis.

— Non, les amis, merci bien. J’ai affaire ailleurs.

— C’est bon, dit Regaudin, on ne force pas les gens à l’hospitalité nous autres, c’est à prendre ou à laisser… bonsoir !

Le Canadien s’en alla.

Les deux compères s’assirent sur le sol, le dos appuyé au mur du fortin, prirent chacun un flacon à même lequel ils se mirent à boire à longs traits.

— Biche-de-bois ! fit Regaudin en se frottant le ventre, voilà qui me fait plus de bien qu’une pilule d’Anglais !

— Il me semble à moi, ventre-de-chat, dit Pertuluis, que je regagne vingt ans d’existence.

Il claqua longuement de la langue en fermant les yeux, comme extasié par une joie intérieure dont il aurait voulu goûter toute la suavité.

— Et pourtant, remarqua Regaudin en reniflant le goulot de la bouteille à demi vidée, ce n’est pas de la plus pure !

— Et celui qui nous l’a vendue, repartit Pertuluis, pouvait bien refuser d’en boire, il savait ce que c’était. N’importe ! ça vous remet l’homme quand même. Je sens la bimballe se calmer. Si, pour étancher ma soif, je me fusse hasardé de boire une seule goutte d’eau, je serais tombé mort… raide mort ! entends-tu, Regaudin ? et je n’ai pas le droit de me suicider !

— Tu pourrais à la rigueur prendre ce droit, Pertuluis ; mais tu commettrais un péché.

— Et un péché mortel, Regaudin !

— Mortel ? C’est peut-être trop affirmer à l’égard de ta vieille charogne !

Et Regaudin se mit à rire de ce qu’il pensait être un bon mot.

Pertuluis fronça terriblement le sourcil. Il allait fort probablement rétorquer avec aigreur, lorsqu’un rire nasillard éclata au-dessus du mur.

Les deux grenadiers tressaillirent violemment et levèrent la tête. Et ils aperçurent, non sans étonnement et effroi, un grand diable de grenadier assis à califourchon sur la crête du rempart.

C’était Flambard.

Il regardait narquoisement les deux bravi et ricanait.

— Ah ! ah ! fit Pertuluis qui faillit manquer d’haleine, monsieur est perché ?

— Comme un dindon trempé qui se sèche au soleil ? Pardieu qui n’en ferait autant ! vous autres, peut-être ?

— Au fait, répliqua avec ironie Regaudin, le dindon a la plume trop précieuse pour ne pas lui permettre de se sécher le premier.

Flambard ricana plus longuement et reprit :

— Je vois bien que vous n’êtes pas pressés de grimper au séchoir, puisque je vous trouve en train de vous remouiller.

— C’est de l’huile qu’on met dans la lanterne pour qu’elle éclaire encore, expliqua bonnement Pertuluis.

— Bon ! s’écria Flambard en sautant dans le fortin, je battrai le briquet.

Rapidement il releva une des deux bouteilles que les deux compères n’avaient pas encore vidées.

Regaudin se rua contre le spadassin.

Hé ! mais… cria-t-il en lui saisissant un bras, vous n’allez pas battre le briquet avec cette fiole ? elle nous coûte trop cher, biche-de-bois !

Flambard se mit à rire. Puis repoussant Regaudin, il fit sauter le bouchon de la bouteille et avala une forte lampée de la liqueur.

— Pouah ! dit-il en crachant par terre avec dégoût, quel poison !

— Eh bien ! quoi ! fit Pertuluis goguenard, est-ce que vous sortez tout de même des caves de Monsieur l’intendant ?

— Non, pas tout de suite, répliqua Flambard. Néanmoins, j’ai ici mieux que ça !

— Ah bah ! fit Pertuluis en jetant au loin sa bouteille vide.

Le spadassin tira un flacon d’une poche de son uniforme.

— Tâtez-moi de ça ! dit-il simplement en offrant la bouteille à Regaudin.

Celui-ci examina le flacon comme un connaisseur, fit partir le bouchon et appliqua sa narine au goulot.

— En effet, dit-il, l’arôme m’en semble parfait.

— Buvez, dit Flambard, ce liquide vous dira autre chose.

Regaudin but lentement sous le regard attentif de Pertuluis et de Flambard. Puis il regarda le spadassin et prononça en ébauchant une forte grimace :

— Ma foi, je n’ai rien à dire, ça tape sec !

— Hein !… dit Flambard en clignant de l’œil avec satisfaction.

Regaudin passa la bouteille à Pertuluis, qui, à son tour renifla gravement la liqueur, qu’il engouffra ensuite en quatre ou cinq fortes lampées.

Il examina longuement la bouteille, parut méditer et savourer, et il releva la tête pour exprimer son opinion. Un hoquet lui étreignit la gorge, il étouffa…

Flambard et Regaudin partirent de rire.

— Dame ! fit Pertuluis en rougissant, je ne suis pas un enfant ; mais je confesse que ça coupe fin !

— Hein !… dit encore Flambard.

Puis, à son tour, il avala quelques gorgées de la liqueur, déposa le flacon sur le sol, s’assit en face des deux grenadiers, et, sans façon, reprit :

— Eh bien ! est-ce qu’on ne l’a pas collée un peu aux Anglais aujourd’hui ?

— Une vraie douche ! approuva Regaudin.

— Ils doivent avoir le ventre à l’envers, commenta gravement et sérieusement Pertuluis.

— À propos, camarades, reprit Flambard, je m’excuse de ne vous avoir pas offert plus tôt mes félicitations pour vos brillants exploits de ce jour, exploits dont se plaît à parler toute l’armée.

— Bah ! dit modestement Pertuluis, on est français, que diable !

— Et l’on est grenadier ! ajouta Regaudin en se gourmant avec une vanité qui fit pouffer le spadassin.

— Ça vous fait rire ?

— Pardieu !… et puis, si l’on est grenadier et français, ça va tout seul. Mais, sans offense aucune, on est bien un peu coquin aussi !

Les deux bravi regardèrent Flambard avec surprise, ne sachant trop comment, et dans quel sens accepter cette observation injurieuse.

— Monsieur veut-il plaisanter ? interrogea Pertuluis avec un accent demi courroucé.

— N’est-ce pas toi qui plaisantes avec ta moitié de nez sanguinolent ?

— C’est un Anglais qui me l’a rasé d’un coup de baïonnette, est-ce un déshonneur ?

— Je ne dis pas, sourit Flambard ; mais c’est une laideur de plus !

— On ne peut pas être autrement, que nous a fait le bon Dieu ! fit observer sévèrement Regaudin.

— Encore, si c’était le diable, goguenarda le spadassin, on n’aurait rien à dire, je l’avoue. Mais je m’insurge contre cette idée d’attribuer à Dieu la fabrication d’un pareil mufle.

Et, tout en riant largement, Flambard flattait son aquilin et clignait de l’œil à Pertuluis et Regaudin tour à tour.

— Dis donc, Regaudin, fit Pertuluis bas à l’oreille de son compagnon, est-ce de son mufle qu’il parle ainsi, ou du tien ?

— Mon pauvre Pertuluis, je m’imagine bien que c’est de ton museau égratigné qu’il se moque.

Flambard durant ce temps, levait philosophiquement sa bouteille, buvait une faible gorgée et faisait disparaître le flacon dans ses poches.

Pertuluis le regarda de travers et lui dit :

— Est-ce qu’on ne vaut pas la peine qu’on nous offre de l’achever à votre santé, monsieur Flambard ?

— Monsieur le Chevalier, répliqua le spadassin avec une politesse moqueuse, c’est vraiment une indélicatesse de ma part et je vous offre toutes mes excuses… voici !

Il retira sa bouteille et la présenta au grenadier.

Les deux bravi la vidèrent silencieusement. Puis Regaudin la lança par-dessus le rempart en remarquant :

— Voilà une lanterne que n’allumeront pas les Anglais !

— Parce qu’il n’y a plus d’huile dedans ! se mit à rire Flambard.

Il s’endossa confortablement contre la muraille, croisa les jambes, prit un air grave et reprit :

— Maintenant, mes deux amis… mi… mi… nous allons parler de choses sérieuses.

Pertuluis poussa du coude son compagnon, et tous deux échangèrent un coup d’œil d’intelligence.

Le soleil était couché, le firmament s’allumait de feux d’étoiles, et la brunante tombait rapidement sur les bois du voisinage. Dans le fortin, où demeuraient assis nos trois grenadiers, l’ombre s’épaississait de minute en minute. Plus loin, sur la pente qui glissait doucement de Montmorency à Beauport et à la rivière Saint-Charles, des feux de bivouac s’allumaient. On percevait des échos de voix joyeuses qui montaient et s’éparpillaient dans l’espace. Après les senteurs de poudre, la brise du soir soufflait sur les retranchements français des parfums exquis. De toutes parts on sentait un air de fête s’épandre et se communiquer aux choses comme aux êtres vivants. La Nouvelle-France se sentait revivre dans une gloire nouvelle.

Mais là-bas, près des rivages sombres de l’Île d’Orléans, c’était l’amertume de la défaite qui planait : on eût pensé que la flotte anglaise s’était dérobée sous un suaire.

Flambard avait paru méditer un moment, puis il avait rompu ainsi le silence :

— Mes amis, je cherche depuis deux mois un enfant, tout jeune cet enfant, âgé d’un peu plus d’un an seulement, et un enfant qui appartient à un brave capitaine des milices. Cet enfant a été enlevé par des maraudeurs d’abord, puis il fut confié à un pauvre mendiant de la basse-ville, puis enlevé de nouveau par deux chenapans de la pire espèce…

— Ah ! ah ! fit Pertuluis.

— Oh ! oh ! exclama Regaudin.

— Et j’ajoute, poursuivit Flambard, deux chenapans que vous devez connaître, attendu qu’ils font partie du corps des grenadiers du roi.

— Ah ! ah ! fit encore Pertuluis.

— Oh ! oh ! exclama encore Regaudin.

Et tous deux s’étaient poussés du coude, puis leurs mains lentement avaient glissé vers la poignée de leurs rapières. Malgré l’obscurité qui envahissait l’intérieur du fortin, le spadassin avec son œil de lynx avait saisi ce mouvement.

Il sourit imperceptiblement et continua :

— Et peut-être bien qu’en vous nommant ces deux vauriens vous vous rappellerez de les avoir connus.

— Oui, peut-être bien ! souffla Pertuluis.

— L’un s’appelle… Pertuluis ! prononça froidement Flambard.

— Ah ! ah ! fit Pertuluis sans broncher.

— L’autre, continua Flambard, se nomme… Regaudin !

— Oh ! oh ! fit Regaudin sans sourciller.

— Connaissez-vous ces deux gredins ? interrogea Flambard de l’air le plus placide du monde.

— Ceux-là dont vous parlez ? Pas exactement, répondit Pertuluis d’un air tranquille. Par contre, je connais bien un certain grenadier, Monsieur le Chevalier de Pertuluis, qui se ferait un véritable plaisir de rogner le museau bavard et nasillard d’un autre certain grenadier nommé Flambard.

— Ah ! ah ! dit le spadassin en souriant.

— Et moi, dit Regaudin, je connais bien un certain grenadier, le sieur Monsieur de Regaudin, écuyer de son excellence le Chevalier de Pertuluis, qui prendrait un plaisir infini à couper les ouïes extravagantes d’un autre certain grenadier appelé simplement Flambard !

— Ah ! ah ! fit encore le spadassin toujours souriant.

Il ajouta.

— De sorte que vous ne connaissez pas ceux que j’ai nommés, et qui sont coupables du rapt d’un enfant, et qui pour ce crime sont tout dignes du gibet ?

— Nous ne pouvons connaître de tels individus, assura Regaudin.

— C’est bien malheureux, répliqua Flambard, malheureux pour vous, mes chers amis ; car moi je les connais, ou plutôt je les reconnais. Aussi, suis-je venu leur demander de me dire bien gentiment ce qu’ils ont fait de cet enfant, sinon…

Il s’était à demi soulevé comme pour s’apprêter à bondir.

— Je glisse… murmura Pertuluis à l’oreille de son camarade.

— Et j’extirpe… répondit Regaudin.

Pertuluis demanda tout haut, avec arrogance cette fois :

— Et si donc monsieur Flambard n’arrive pas à leur faire dire bien gentiment…

— Je les pendrai haut et court tout bonnement ! répliqua Flambard en se levant tout à fait.

Les deux bravi bondirent sur leurs pieds.

— Taille en pièces ! rugit Pertuluis.

— Pourfends et tue ! hurla Regaudin.

La rapière à la main ils se jetèrent sur le spadassin.

Les deux rapières ne rencontrèrent d’abord que du vide, puis elles heurtèrent de la pointe la terre et le bois des remparts du fortin.

Un rire nasillard éclata au-dessus de la tête des deux grenadiers ahuris, qui aperçurent vaguement la silhouette narquoise de Flambard perchée sur la plus haute partie du mur.

Croyant que le spadassin les redoutait, ils voulurent grimper le rempart pour se saisir de lui et le châtier de son insolence.

Mais Flambard, à cet instant même, jetait cet appel sonore :

— Alerte, Canadiens !

À cet appel, six miliciens surgirent hors des fourrés du voisinage et accoururent au pied du fortin.

Flambard leur jeta un ordre bref, et les six hommes sautèrent dans le fortin. Pertuluis et Regaudin n’étaient pas revenus de leur ahurissement qu’ils se voyaient saisis, désarmés et réduits à l’impuissance.

Toujours à califourchon sur le mur, Flambard riait aux plus beaux éclats de voir la mine hébétée des deux grenadiers.

— Par mon âme ! amis Canadiens, cria-t-il, voilà deux oiseaux de mauvais augure qui attendaient le moment propice pour faire sécher leurs plumes ; ne voyez-vous pas tout près d’ici un bel arbre avec de bonnes et solides branches ?

— Il y a, répondit un milicien, à cent pas d’ici environ un fort beau peuplier.

— Un fort beau peuplier, dis-tu ? allons-y !… Mais, auparavant, avez-vous encore ces bonnes cordes que je vous ai recommandé d’apporter ?

— Voilà, dit un autre milicien, en déroulant de sa ceinture deux cordes solides qu’il tendit à Flambard.

— Bien, ça ne cassera pas.

Il arrangea les deux extrémités des cordes en nœud coulant et les fixa au cou des deux grenadiers, qui devenaient livides d’épouvante. Puis il les fit passer par-dessus le mur par les miliciens, saisit l’autre extrémité des cordes, tira à lui et cria :

— Allons, marche !

L’escorte se mit en marche vers un grand peuplier qui profilait sa silhouette haute et sombre contre l’horizon. Flambard tout en tirant les deux bravi fredonnait un air joyeux ; les miliciens suivaient en proférant des plaisanteries et en riant. Quant à Pertuluis et Regaudin, ils suivaient en chancelant : Pertuluis enrageait et maudissait son sort ; Regaudin, plus stoïque, recommandait son âme à Dieu et confessait tout bas ses péchés.

Là-haut, dans le ciel plus sombre les étoiles devenaient plus éclatantes, et leurs rayons argentés semaient dans l’espace une blancheur diffuse qui atténuait l’obscurité de la terre.