Le spectre menaçant/01/03

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 17-19).

III

Qu’allait-il faire à Québec ? ville inconnue pour lui, se demanda André. Bah ! que lui importait une ville ou l’autre, pourvu qu’il y trouvât de l’ouvrage et un endroit pour cacher sa honte. Là ou ailleurs que pouvait-il attendre de la commisération des hommes ? Il fallait refaire sa vie, il la referait, voilà tout ; même avec un casier judiciaire comme recommandation !

— La Providence qui ne laisse pas les petits oiseaux sans pâture, aura bien soin de l’oiseau de Saint-Vincent-de-Paul ! se dit-il. Je ne suis pas le seul qui se soit relevé d’une chute, la mienne ne fût-elle qu’apparente !

La chaleur suffocante, à l’intérieur du wagon, et le roulement du train, firent que le sommeil finit enfin par le vaincre. Que d’événements s’étaient succédés dans l’espace de trois heures ! Quel changement dans sa situation !

Il s’endormit bientôt profondément et toute sa vie repassa devant lui dans un rêve cruel. Il revit d’abord les jours heureux de son enfance, écoulés dans la vieille maison de pierres grises située sur les bords du grand fleuve, habitée par ses ancêtres depuis la fondation de la colonie. Il éprouva la douce sensation des tendres caresses de sa mère ; les attentions plutôt rustres mais sincères d’un père travailleur et économe, traversèrent son esprit. La petite école du « rang du bord de l’eau », fréquentée dès sa tendre enfance, et l’école du village de Verchères où il avait fait ses études, passèrent devant ses yeux comme sur un filin enchanteur. Il revécut son entrée à la banque du village, puis son transfert à Montréal. Là il avait noué des relations assez intéressantes parmi les jeunes gens et les jeunes filles de son âge. Enfin ! l’heure fatale, où il avait été appréhendé, un dimanche, au sortir d’un cinéma, et jeté en prison. Ce fut ensuite ce procès terrible où une preuve accablante fit disparaître jusqu’au moindre vestige de doute sur sa culpabilité. Toutes les économies de son père avaient fondu dans ce retentissant procès où les meilleurs avocats avaient été retenus, pour tâcher de sauver l’honneur de sa famille. Pour compléter ses malheurs, les paroles de malédiction de son père, plus meurtri par la douleur qu’animé par la passion.

Deux grosses larmes coulèrent de ses yeux, malgré le sommeil profond dans lequel le bruissement du train l’avait plongé.

Ce fut ensuite la première lettre de sa mère remplie de tendresse pour son cadet, qu’elle chérissait encore davantage à cause du malheur qui les avait frappés. Enfin l’oubli, encore pire que les reproches.

Ah ! ces paroles accusatrices du juge, pourra-t-il jamais les oublier, de même que la leçon que lui fit le tribunal, rappelant la peine causée à des parents honnêtes qui ne méritaient pas cet opprobre !

Un frisson d’horreur traversa tout son corps à la répétition de la scène qui se passa lorsqu’il franchit le seuil du pénitencier. Des sueurs froides ruisselèrent sur son front fatigué.

— Québec ! cria l’homme du train en passant près d’André.

Celui-ci s’éveilla en sursaut, essuya son front du revers de sa main pâle, et descendit avec les autres passagers sur le quai de la gare. Tout en marchant, il fouilla dans ses poches pour y palper le seul dollar qu’il lui restait, traversa la grande salle d’attente et se trouva sur le « carré » en face de la gare du Palais.