Le spectre menaçant/01/05

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 25-32).

V

TROIS ANS AUPARAVANT SUR LA FERME
DE LESCAULT

La belle maison de Pierre Lescault, à Verchères, n’avait plus l’apparence des jours heureux, où la famille entière, les soirs humides d’automne, réunie autour du grand foyer confectionné de pierres des champs, regardait brûler les longues bûches d’érable ou de merisier vert, ou même, par les grands froids d’hiver, autour du « poêle à deux ponts », écoutant le pétillement des bûches de bois sec, que le père Lescault renouvelait sans cesse à mesure qu’elles se consumaient.

Une atmosphère d’aisance régnait dans cette vieille maison de pierres grises. Sise sur une pointe avancée en bordure du grand fleuve, elle donnait une vue superbe de la rivière et des fermes environnantes.

La terre elle-même semblait morne et sans vie. Depuis que l’épreuve était venue frapper à la porte de cette famille patriarcale, on aurait dit que la tristesse de l’âme familiale s’était infiltrée dans le sol par sympathie pour le maître éprouvé.

Les voisins avaient fui la compagnie des Lescault, par une espèce de sympathie voisinant la gêne.

Avec quelle inquiétude avait-on attendu le retour du père à la ferme ! La figure collée aux petits carreaux de la fenêtre donnant sur le Chemin du Roi, Madame Lescault y avait adhéré anxieusement toute la journée. Elle nourrissait l’espérance de le voir revenir avec leur fils, libéré de la terrible accusation qui pesait sur lui. Vain espoir ! Elle vit enfin venir, vers les six heures, la grande jument blanche, au petit trot, alors que la « brunante » s’annonçait déjà. Son mari était bien seul, mais peut-être qu’André était resté à la ville pour reprendre sa position ou pour arranger de petites affaires. Sûrement que le train du lendemain le ramènerait à la maison et avec quelle joie elle le recevrait dans ses bras.

Pierre Lescault rentra à la maison la tête basse et l’air songeur.

— « Allez dételer la blanche, les garçons », furent les seules paroles que put prononcer le vieux fermier.

— André n’est pas avec toi ? questionna timidement la pauvre femme.

— André ! Que ce nom ne soit plus prononcé dans la maison ! riposta le père d’un air farouche.

— Mais ?

— Il n’y a pas de mais !

— Mais enfin nous diras-tu pourquoi ? dit la mère ne pouvant contenir son émotion.

— Pardon, j’ai peut-être été un peu brusque ; mais mon âme est dans un état que tu ne peux concevoir. Je te raconterai cela plus tard. Je veux que tous les enfants soient présents, d’abord pour m’éviter la douleur d’une répétition et, ensuite, pour que la leçon leur profite.

— C’est très bien ! As-tu soupé, tu dois avoir faim ? dit nerveusement Madame Lescault.

— Un peu, je n’ai pas mangé depuis le matin. Après le procès, il a fallu aller chez le notaire.

— Chez le notaire ?

— Oui, eh bien… oui… chez le notaire ! Pour hypothéquer la terre !

— Pour hypothéquer la terre ? je n’y comprends plus rien !

— Eh bien, moi, je ne comprends que trop ; nous sommes ruinés, et il va nous falloir quitter Verchères !

Un moment de silence et d’énervement suivit cette remarque du fermier qui s’accouda sur ses genoux et prit sa tête entre ses deux mains.

— Le souper est servi mon vieux, si tu veux t’approcher ?

— Je ne souperai pas !

— Mais… tu viens de me dire que tu avais faim, et maintenant tu ne veux rien prendre ?

— Rien ! fut toute la réponse du père Lescault qui se passait la main dans les cheveux, comme s’il eût voulu les arracher de désespoir.

Les garçons, qui étaient allés dételer la blanche, rentrèrent à la maison et allèrent s’asseoir à l’autre extrémité de la cuisine.

— Mes enfants, dit Pierre Lescault, se tenant toujours dans la même position, le déshonneur a frappé la famille ; celui qui était votre frère a été condamné à cinq ans de pénitencier, et ce n’est que par considération pour nous que la sentence a été si douce ! Quelle terrible charge a fait le juge ! Ah ! un bon garçon, allez ! il pleurait en rendant le jugement ; mais comme il disait : il était chargé d’administrer la justice et c’était par devoir qu’il agissait ainsi.

— Mais comment ont-ils pu le trouver coupable ? dit la mère en sanglotant.

— Comment ? dit le fermier en relevant la tête et regardant sa femme d’un air menaçant. Tu doutes encore toi !

— Mais j’ai bien le droit de douter, puisque je ne connais rien.

— C’est vrai ! je ne t’ai encore rien raconté. J’ai eu tellement honte, que je m’imagine que tout le monde connaît les détails de l’affaire ! Ça été si terrible pour moi ! Après avoir entendu la preuve, il n’y a plus à en douter !

— Mais enfin nous laisseras-tu bien longtemps en suspens, veux-tu nous faire mourir à petit feu ?

— Eh bien, puisque vous le voulez… Vous savez que la Banque du Canada, sur la rue Sainte-Catherine, à Montréal, là où il travaillait, a été cambriolée en pleine après-midi, le dimanche 6 septembre. Celui qui était autrefois mon fils, a été vu par vingt témoins, qui sont venus jurer, les uns après les autres, l’avoir vu sortir de la cour de la banque, sauter dans une automobile accompagné d’un autre et aller se cacher dans un cinéma. Ah ! les cinémas le dimanche, voilà à quoi ça sert : souvent à cacher des voleurs, plus souvent à enseigner le vol ! Il a prétendu qu’il était parti directement de sa pension pour le cinéma. Vous comprenez que ça n’a pas pris devant les témoignages probants que la Couronne a produits. Un jeune homme, de ses amis, est bien venu jurer qu’il était parti directement de sa pension avec lui pour le cinéma, mais le juge l’a traité de parjure, et il avait raison. Qui sait ? c’était peut-être son complice. Personne cependant n’a pu jurer que c’était lui qui était sorti de la banque avec André, car il avait rabattu sa casquette sur ses yeux et s’était pas mal « défiguré ». Le vol ayant été découvert immédiatement, la police fut avertie. Au sortir du cinéma, il fut appréhendé et mis sous arrêt. Vous connaissez le reste : sa lettre de lamentations, proclamant son innocence, et me priant d’aller à son secours, etc., etc. Ah ! j’aurais bien dû suivre ma première idée : le laisser se débattre tout seul. Nous ne serions pas ruinés comme nous le sommes, mais quand c’est notre sang qui parle ! Heureusement que je l’ai renié ; ce n’est pas un Lescault celui-là ! Maintenant il nous reste à vendre la ferme et le « roulant » et à partir pour les États.

— Tu n’y penses pas, Pierre ! à ton âge ! dit Madame Lescault en sanglotant.

— Il n’y a pas d’âge devant la honte ! Comment veux-tu que j’aille à la messe dimanche prochain ? Est-ce que je vais être capable d’envisager « le monde » après une affaire pareille ?

— Nous irons à la messe à Varennes, si tu veux, ou encore à Boucherville, si tu préfères.

— Oui, pour faire face à l’oncle Jean, qui ne badine pas avec l’honnêteté, lui qui se cache pour prêter son argent afin que personne n’en ait connaissance ; si tu crois que ça me sourit ! Non, mille fois non ! J’aime mieux faire face à la musique à Verchères ; mais ajouta-t-il avec fermeté : Nous vendrons la ferme et nous partirons d’ici.

— C’est bien, mon vieux, nous partirons puisque tu l’exiges, mais pour l’amour du bon Dieu, pas pour les États !

— Pourquoi pas ? C’est grand les États, il y a de la place pour s’y cacher toute la famille.

— Et les garçons que tu as établis sur des terres, crois-tu qu’ils vont te suivre ? En fin de compte, ce n’est toujours pas de notre faute si le jeune a fauté, il n’avait que dix-neuf ans !

— À dix-neuf ans, j’étais marié, et je labourais la terre que nous allons quitter. Ce n’est pas notre faute, dis-tu ? Oui et non ! Nous ne l’avons peut-être pas voulu, si ; mais nous en sommes certainement la cause.

— Comment ça ! Ne l’avons-nous pas élevé comme les autres ?

— Non ! nous avons voulu en faire un petit Monsieur, et tu vois ! Les Lescault, c’est fait pour la terre ! Dix générations se sont penchées vers elle pour lui demander la subsistance et elle a répondu généreusement. Le premier qui lui tourne le dos, tourne mal ! Voilà l’erreur que nous avons commise ! Enfin, puisque tu ne veux pas qu’on parte pour les États.

— Non, un déraciné comme tu dis, c’est assez. Douze, ce serait un désastre !

— Et puis ?

— Songe que tu as encore douze enfants à la maison ?

— C’est vrai, assez pour fonder une paroisse au Lac Saint-Jean ou en Gaspésie.

— Tu auras bientôt soixante-cinq ans ! Mais enfin je préfère encore cela aux États-Unis ; au moins nous serons avec les nôtres.

— Nous avons encore six grands garçons qui ne demandent qu’à travailler ; ça peut en faire de la terre dans un an !

— Prendre une terre en « bois debout », habiter une cabane, ce n’est pas ce qu’il y a de plus invitant, dit Madame Lescault en guise de conclusion.

Il y eut un moment de silence. Tout le monde regardait avec un air de tristesse ces murs familiers qu’il leur faudrait quitter pour toujours.

— Prendre une terre « en bois debout », reprit Pierre Lescault songeur. Oui… il ne faut pas trop appuyer sur le mot. Le bois, on prend ce qu’il en reste ; après que les grandes compagnies forestières ont passé, c’est un peu comme si le feu avait tout ravagé. Enfin on prend ce qui reste, avec les chicots et les branches sèches. En dessous, la terre est là, la bonne terre de Québec, fertile, abondante et n’attendant que des bras pour la retourner et lui arracher les richesses qu’elle recèle.

— Et nous abandonnerions la terre ancestrale sur laquelle nous avons élevé notre famille ? continua Madame Lescault sans se décourager.

— Oui, mais ne comprends-tu pas que c’est le meilleur moyen de cacher notre honte !

— Et Arthur qui est établi près d’ici, marié et en bonne voie de prospérer, Louis et François qui se sont acheté des terres à Varennes, tout près de chez nous ; la famille va se trouver pas mal dispersée !

— Bah ! Quand nous serons établis, nous leur ferons réserver des lots à proximité des nôtres et ils viendront nous rejoindre plus tard. Crois-tu qu’ils vont tenir tant que cela à demeurer par ici après une chose pareille ?

— Tu sais, mon vieux, que j’ai toujours accepté tes décisions, dit Madame Lescault plus résignée ; réfléchis encore et si tu ne changes pas d’idée, nous vendrons la terre et nous partirons.

La bonne femme jeta un dernier regard attendri autour de cette maison confortable qui avait été témoin de ses joies et de ses peines. Elle espérait toujours que son mari ne donnerait pas suite à son projet, mais elle était désormais résignée à le suivre là où il planterait sa tente.